Lou avala une dernière cuillérée de potage encore chaud, et senti un frisson de confort lui parcourir le corps. Toute engourdie, elle peinait à garder les yeux ouverts ; elle avait même faillit piquer du nez dans son bol. Son dos, ses hanches, ses fesses, tout était en compote et son esprit tourbillonnait, à la limite de la fièvre. Elle avait l’impression d’avoir passé la plus longue journée de sa vie.
« Alors pitchoune, ça va ? »
La voix suave mais rauque de Claudia, la femme de Gérard, empêcha Lou de glisser vers le sommeil.
« Oui, merci, dit-elle en déposant sa cuiller. Votre potage est délicieux.
-Un peu qu’il l’est ! s’écria la matrone, l’air fier. C’est qu’y faut bien mettre les p’tits chaudrons dans les grands quand on a des invités comme vous, té ! »
Joy sortit la tête de son –second- bol, une magnifique moustache de potage entourant ses lèvres rondes. Elle se pourlécha sans gêne, avant de pousser un soupir de satisfaction.
« J’ai rarement autant aimé un potage ! commenta-t-elle en se tenant le ventre.
-Parfait, déclara Gérard en pénétrant dans la grande cuisine-salle à manger où se trouvaient Lou, Joy et sa femme. J’ai fait un lit pour vous, et je devine à vos mines défaites qu’il était grand temps. »
Lou ne pouvait que lui donner raison. Rien au monde ne lui faisait plus envie à cet instant qu’un repos d’au moins trois jours. L’érudit contourna l’imposante table en bois brut à laquelle étaient attablées les filles, pour venir près de son épouse et lui déposer un baiser. Lou les observa et se dit qu’ils allaient vraiment bien ensemble. Aussi brune que son mari était blond, Claudia avait le même teint hâlé, signe d’une vie essentiellement en extérieur. Elle avait un charme campagnard, une carrure de championne olympique de lancer de poids, un visage franc légèrement marqué par le temps, éclairé par de belles fossettes. Dès qu’elle l’avait vu, Lou s’était aussitôt sentie en confiance. Et ça tombait bien, elle était trop épuisée pour douter de quoi que ce soit.
Le reste du trajet avait en effet été très long, beaucoup plus que ce à quoi elle s’attendait. Ils avaient chevauché jusqu’au petit matin, et n’avaient pénétré dans Automnale que quelques MUT avant que le soleil n’effleure les toits. Paradoxalement, Lou ne regrettait pas cette longue chevauchée, car elle avait pu assister à un spectacle sublime. Quand les trois lunes de Gaea avaient disparues du ciel, dans ce moment suspendu entre la nuit profonde et l’aube, les étoiles s’étaient comme embrassées. Non seulement il n’y avait aucune pollution lumineuse pour cacher leur éclat, mais la voute céleste était très différente de celle visible sur Terre. On pouvait distinguer les couleurs des étoiles à l’œil nu, et de grandes traînées vaporeuses, semblables à la voie lactée, traversaient le ciel de toute part, tel des veines. Quand Lou avait demandé que quoi il s’agissait, à tout hasard, Yukigumo lui avait expliqué qu’il s’agissait des branches de l’Arborescence, auxquelles étaient reliés les systèmes solaires. Encore cette histoire d’arbre …
Lou avait dévisagé l’Henkei, incrédule, alors qu’il lui racontait une histoire qui lui semblait encore moins possible que la prophétie des Dieux. D’après lui, et Gérard qui confirmait ses dires, Gaea était littéralement l’origine de l’univers, à la fois temporellement et physiquement. Il s’agissait d’un arbre fait d’une substance particulière, que le Rêveur nommait Chakra, tandis que l’érudit optait pour « Lumière ». C’était en bref ce que l’on peut appeler l’esprit, ou le souffle de vie, d’un être vivant. Mais dans le cas de l’Arbre, cette Lumière existait seule, sans corps, et dirigeait la « pousse » de l’univers. Tout comme avec l’Arbre des Liens, chaque planète était une feuille de cette arbre cosmique, perpétuellement grandissant, étendant ses branches et ses racines dans l’infini de l’Océan. Là aussi, l’image naturelle prenait le dessus : le néant de l’espace, cette partie que nous appelons à tort le vide, car pourtant saturée de gaz, était nommé Océan. Les habitants de Gaea le voyaient comme une mer capricieuse, parfois apaisée, souvent chaotique. L’Océan était une sorte d’antagoniste au monde, car il influait sur Gaea avec ses courants, poussant des planètes les unes sur les autres, créant des Typhons –Lou supposa qu’il s’agissait des trous noirs-, et d’une manière générale, on imputait tout le mal du monde à L’Océan, comme s’il était mû par une volonté, une conscience. Revenant à Gaea, Lou s’était interrogée sur l’endroit précis où ils se trouvaient, puisque Gaea était censée être un arbre. La réponse était fort simple : le tronc. Gaea, la terre sur laquelle ils marchaient, se trouvaient au creux du tronc de L’Arbre-Univers Gaea. De fait, la surface de Gaea était immense mais finie, car rencontrant l’écorce éthérée de l’arbre. Gérard, voyant que les filles avaient du mal à comprendre tout ça, leur avait fait un croquis. On y voyait, grossière dessiné, un arbre aux branches tortueuses qui s’étendaient de toutes parts, certaines passant sous l’arbre et se mêlant aux racines. Le tronc était scindé en son milieu, et s’était là que se trouvait Gaea. Son croquis montrait que des étendues d’eau infiniment plus grandes que tout Gaea séparaient les quatre continents de l’écorce. C’était la mer d’Ouroboros, où vivrait une chenille à la grandeur au-delà de toute comparaison, chargé d’empêcher l’eau de s’écouler dans l’espace. Autour de cette mer gravitaient Muun, Linus et Andros, les lunes, et Chronos, le soleil.
Lou grimaça d’incertitude en entendant et voyant tout ça. Elle voulait bien faire un effort, surtout vu ce à quoi elle avait pu assister jusqu’à maintenant, bien trop de chose défiant la logique pour qu’elle puisse encore s’y raccrocher, mais son scepticisme restait en dépit de tout. Et puis cette histoire d’Arbre-Monde, d’Ouroboros, cela lui rappelait les mythes nordiques. Or elle n’en était pas encore au point où elle pouvait accepter la mythologie comme un fait. D’autant plus que, pour toute source, Gérard avait cité les Dieux, qui auraient laissé des textes précis sur la création de Gaea. Allons bon, si ce n’était pas une sorte de bible, ça … Raison de plus de douter de cette prétendue vérité. Joy, quant à elle, semblait partagée entre l’envie très forte d’y croire, et l’impossibilité d’y croire pleinement à cause du scepticisme de Lou. Elle se rangea du côté de la neutralité, se contentant de dire « Ce serait vraiment génial si c’était bien vrai ! ».
Cependant, ce récit n’avait pas eu aucun intérêt ; Bien que son contenu soit improbable, ce qui étonna Lou, de même que Gérard, ce fut de constater à quel point Yukigumo était cultivé. Il citait allègrement les textes divins, semblaient connaître sur le bout des griffes le nom de tous les Bouquets –constellation, encore un terme naturel-, si bien que Gérard, au départ franchement bourru, avait pris part à une discussion enflammée avec L’Henkei, sur la nature des Bouquets, s’ils étaient ou non accidentels, de la place précaire de l’astronomie dans le monde des sciences, considérée à la limite de l’hérésie, et bien d’autre sujet scientifico-religieux. Le monde de Gaea semblait vraiment soumit à l’autorité religieuse, au point que s’intéresser aux étoiles pouvait être interdit –pour la raison que les Libérés avaient quittés Gaea pour vivre dans cet espace infini, et que donc manifester sa passion pour l’astrologie revenait à se rebeller tacitement contre l’ordre des choses-. Lou songea que si cette terre existait vraiment depuis l’aube des temps, elle n’avait que peut, voire pas progressé si les peuples étaient encore si soumis. Réflexion aussitôt contrariée : si sur Terre le progrès scientifique était manifeste, pour ce qui était du fanatisme, l’avancée générale n’était pas si évidente.
Ainsi s’était poursuivi le chemin rythmé par le discours passionné des deux hommes, derrière lesquels les jeunes filles commençaient à somnoler. Lou était si fatiguée en arrivant à Automnale qu’elle vit à peine ses murailles démesurées de pierre massive, ornées par de gigantesques flammes gravées ainsi que par une multitude d’étendards rouge et noir, et ouverte par une herse de métal rouge. Elle ne réagit pas en voyant les étranges créatures canines, mélange improbable entre un tigre et un loup, qui accompagnaient les nombreux garde, pas plus qu’en découvrant les rues pavées d’un noir charbonneux, encore désertes, qui séparaient des monticules de chaumières. Il était pourtant incongru de voir ces sortes d’immeubles médiévaux, qui donnaient l’impression d’une masse écrasante et instable, comme si l’on avait posé des maisons les unes sur les autres. Plus étrange encore, chaque chaumière possédait sa cheminée ; une véritable forêt de tuyaux cuivrés, branches fumantes, transperçait les hauts murs inégaux. Joy était restée sans voix, tandis que Lou, luttant pour garder les yeux ouverts, peinait en fait à distinguer si ce qu’elle voyait était la réalité ou bien une rêverie. Le groupe avait avancé vers le centre de la ville, descendant le long des avenues ébène, jusqu’à une place grandiose où brulait un énorme bûché, trônant derrière de hautes grilles rouge et dorées, dont le métal avait été travaillé pour imiter l’ondulation ardente des flammes qu’il emprisonnait. La fumée qui s’échappait du feu était anormalement blanche, comme de la vapeur. Mais à tout ça, Lou ne réagit guère. Ce n’est qu’en sentant la douce odeur du potage que ses sens avaient repris vie et qu’elle avait commencé à observer ses alentours.
La maison de Gérard était confortable et simple. Plutôt grande, elle comprenait un salon à cheminée, une cuisine bien garnie, un cellier remplit et odorant, trois chambres et même une salle de bain avec une baignoire et une cuvette en métal. Lou avait hésité entre un bon bain et un bon repas, et son estomac avait finalement eut raison de son exigence d’hygiène. Claudia les avait accueillis chaleureusement, bien qu’elle n’ait guère apprécié la présence d’un Henkei dans sa maison. Ce dernier, affichant un sourire entendu, avait salué les autres avant de partir de son côté, promettant de revenir avant la tombée de la nuit. Il allait « faire du tourisme » selon ses propres termes. Lou n’y croyait pas du tout ; sans doute allait-il conter fleurette aux plus abordables des Travailleuses, ou se soûler dans la première taverne venue. Peut-être même les deux. S’il était étonnement cultivé, il n’en restait pas moins un dragueur invétéré qui n’avait cessé de faire les yeux doux à Joy durant tout le voyage.
Une fois repues, les filles se glissèrent avec délectation dans les draps propres du lit qui les attendait. Le matelas était moelleux, les couvertures chaudes, et les rideaux de la petite chambre filtraient la lumière rosée du levant. En moins d’une MUT, elles s’endormirent.
Le soleil avait tout juste dépassé son zénith quand Claudia vint les sortir du lit. Elle avait eu la gentillesse de leur faire couler et chauffer un bain, tandis que Gérard avait préparé un repas particulier (une recette dont il avait le secret). Quand finalement tout le monde fut propre, reput et satisfait, Joy, ignorant que Gérard s’apprêtait à se lancer dans une conversation importante, fit remarquer :
« D’ailleurs, monsieur Gérard, je croyais que vous aviez dix enfants. Où sont-ils, en fait ?
-Oh ! S’exclama-t-il, surprit. Cela fait longtemps que les plus grands ont quitté la maison, voire même fondé une famille.
-Sur dix, ajouta fièrement Claudia, cinq sont toujours en vie et font désormais un travail remarquable ! »
Alors que son mari sourit avec satisfaction, les jeunes filles se concertèrent d’un regard inquiet. Gérard le remarqua et son sourire devint rictus. Il prit les devants.
« Bien sûr, vous ignorez nos coutumes, dit-il vaguement gêné. Cela va peut-être vous choquer, à vrai dire … voulez-vous vraiment savoir ?
-Bah oui, s’empressa de répondre Joy alors que Lou pesait le pour et le contre.
-Y a pas d’raison que ça vous choque, répliqua Claudia à son mari. Elles sont p’tet frêles ces petiotes, mais faudrait pas oublier qu’ce sont des élues. Des êtres b’in supérieurs. Elles doivent bien pouvoir comprendre, non ? Pas b’soin prendre des gants. »
Claudia semblait les prendre au sérieux, sans doute n’avait-elle pas connaissance de la prophétie. Lou se demanda comment elle les voyait ; elles les avaient traité comme des enfants, nourris et logé, n’avait rien dit sur leur apparence ni leur faiblesse, et pourtant, elle les voyait bien comme des élues. Lou se sentie mal-à-l’aise à cette idée, car la confiance de cette femme venait évidement de sa foi et non des élues elles-mêmes. Qui aurait bien pu les croire capable de quoi que ce soit, de toute façon ?
« Pour faire simple, reprit la matrone, Ignis est un pays plus rude qu’il n’y parait. Vous avez eu bien d’la chance d’vous en sortir en voyageant d’nuit. Y a des créatures, des choses ni animales ni humaines ni aut’ chose, qui rodent. Parfois, elles s’glissent dans les maisons et dévorent l’esprit des pauv’ gents. Les Striges, c’est ainsi qu’on les nomme. »
Claudia était restée tout à fait calme en racontant tout cela, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Lou songea en frissonnant que si c’était vrai, les habitants de ce pays devaient survivre à ce genre de chose depuis si longtemps que cela avait perdu de son aspect terrifiant. Ou peut-être simplement Claudia était-elle devenue insensible à cela en perdant cinq enfants ?
« Les p’tit en particulier, les Striges les adorent, reprit-elle. On dit qu’c’est qu’ils ont leur Lumière plus vive, plus pure. D’un aut’ côté, les enfants peuvent aussi les tuer. Comment qu’ils font, j’serais pas vous l’dire. Eux-mêmes ne savent pas trop. Bref. Du coup, quand les Striges attaquent, on envoie les gosses. Seuls les plus forts, ceux qu’ont la lumière la plus forte peuvent t’nir et tuer les Striges. Quand il était p’tiot, mon homme a tué par moins de cent de ces trucs ! Pas vrai, mon ours ?
-C’est vrai, répondit le barbu sans pour autant en rajouter. Mais j’étais un gosse, aujourd’hui je serais bien incapable de m’approcher d’une de ces choses. Avant même de pouvoir, je serais déjà mort. »
Les filles frissonnèrent d’effrois. Ces gens, ce peuple, se servait des enfants comme de chair à canon ? C’était donc pour ça qu’il y en avait tant. Lou avait envie de les sermonner, mais ça aurait été ridicule : tous les adultes avaient eux-mêmes combattus étant enfants, ils étaient des survivants, des durs. Qu’avait-t-elle fait, elle, petite fille gâtée qui ne s’était jamais fait une seule blessure ? Comment pouvait-elle se permettre de les juger ?
« C’est horrible, dit tout de même Joy, l’air sombre. Je ne savais pas que des choses aussi tragiques existaient.
-Soyez fortes, fit Claudia en mettant ses mains sur ses hanches. Et pis dites-vous qu’on s’en sort quand même pas trop mal. Depuis qu’les Striges sont là, nos murs nous servent quasiment plus. »
Lou allait naturellement demander ce qu’elle entendait par là, mais Gérard, le visage soucieux, prit la parole.
« S’il vous plait. Les filles, il y a quelque chose que j’aimerais vérifier, et ça ne peut pas vraiment attendre. Rappelez-vous que notre temps est limité. Suivez-moi. »
Ceci dit, il embrassa sa femme et entraina les filles dans une pièce que Lou n’avait pas vue : une cave accessible par une trappe dans le cellier. C’était relativement petit, éclairé par trois bougie esseulées posées sur des étagères débordant de document. Tout comme dans la bibliothèque du château, des monticules de parchemin, de livre et de feuille encombraient l’espace déjà réduit, au point qu’il était impossible de ne pas marcher sur quelque chose pour avancer. Gérard, de son énorme gabarit, occupait un tiers de la pièce. Il referma la trappe derrière les filles, un peu stressées. Il leur désigna un bureau, étrangement bien rangé, ou étaient alignés plusieurs objets : un bougeoir éteint, un gobelet remplit d’eau, un bol débordant de terre et une sorte de lanterne en papier de forme ronde. Lou ressentit une intense impression de déjà-vu. Il allait se passer quelque chose, et elle savait quoi.
« Vous voulez voir si nous maitrisons les éléments, c’est ça ? lança-t-elle, parfaitement sûre de ses déductions.
-Oui et non, répondit l’érudit. Il avait l’air plus sérieux que jamais. J’aimerais vérifier une théorie. Je vous en prie, venez près du bureau. »
Les filles s’exécutèrent. Joy trépignait, mais au-delà d’une simple excitation, Lou devinait une appréhension. Allaient-elles pouvoir contrôler quelque chose ? Avaient-elles des pouvoirs ? Même s’il était évident qu’elles avaient quelque chose pour être « élues », restait à savoir si c’était un pouvoir bien visible et utile.
« Mademoiselle Lou, fit Gérard, anxieux. Vous d’abord.
-Très bien, que dois-je faire au juste ?
-Je veux voir si vous pouvez produire une flamme. Essayer d’en faire apparaitre une sur la bougie devant vous. »
Lou étira un sourire narquois. Faire apparaître une flamme, hein. Il disait ça comme si cela expliquait quoi faire. Voyant l’incrédulité dans le regard rouge de la jeune fille, l’homme baissa sa main droite jusque devant son visage et y fit apparaître une flamme. Lou l’observa, qui flottait comme un feu-follet, défiant toute loi chimique.
« Il suffit de le vouloir. De se concentrer sur l’idée d’une flamme, de la combustion, de la consumation. Si vous possédez la Maîtrise, le Don, vous n’avez même pas besoin de réfléchir. »
Non sans se sentir complétement ridicule, Lou avança sa main au-dessus de la mèche. Elle luta contre une furieuse envie de rire, essayant de se concentrer comme Gérard l’avait conseillé. Chaleur, combustion, brûlant, crépitant. Elle fronça les sourcils, projetant la vision d’une flamme sur la mèche. Mais rien. Pas même une étincelle. La jeune fille soupira, hésitant entre la déception et une certaine satisfaction. Elle savait bien qu’elle n’avait rien de spécial ! Elle eut envie de déclarer vivement à Gérard que cette situation était grotesque, que leur présence dans ce monde était forcément une erreur. Mais …
Au fond d’elle-même, elle savait pertinemment pourquoi la mèche ne s’était pas allumée. Il ne suffisait pas de penser à une combustion pour qu’elle se produise. Il s’agissait d’un phénomène chimique soumit à des règles : il fallait un comburant, un combustible et une énergie suffisante pour faire bouger le tout. Lou reporta son attention sur la mèche. Le combustible était là, prêt à recevoir la réaction chimique. Le comburant était bien sûr présent, c’était le Dioxygène dans l’air. Il manquait un déclencheur, comme le frottement d’une allumette. A ce moment-là, les molécules de dioxygène seraient reformées, pour devenir plus stable. Peut-être … fallait-il simplement les forcer à se réarranger ? Être la source de cette réaction ?
Lou se concentra sur les molécules. Elle les imagina, flottant partout comme des bulles de savon. Il suffisait de tirer un peu dessus, de les faire se rencontrer, d’entrechoquer. Sans même s’en rendre compte, Lou fit un mouvement étrange du poignet et d’un coup, une étincèle vint enflammer la mèche de la bougie. Joy resta bouche bée, Gérard eut un air qui se voulait rassurant mais transpirait l’appréhension, et enfin Lou, louchant sur la bougie qui brûlait fièrement, cru à une blague.
« C’est vous qui avez fait ça, hein ? demanda-t-elle d’un ton sec à l’érudit, qui nia évidement. Joy fit de même, ajoutant qu’elle avait hâte d’essayer si elle y arrivait aussi.
-Maintenant, poursuivit Gérard, j’aimerais que vous essayez de faire la même chose avec l’eau.
-vous voulez que je la fasse bouger c’est ça ? Je croyais que les humains ne maîtrisaient que le feu, répliqua Lou.
-Oui, mais … justement, je veux voir si vous, au contraire, vous y arrivez.
-Pourquoi ça ? S’enquirent les filles en cœur.
-Si vous y parvenez, je vous le dirais. »
L’homme avait dit cela dans un murmure, comme si tout ce qui se passait ici était un grand secret. Il avait l’air profondément angoissé. Lou laissa ses interrogations en suspend et se retourna vers le bol d’eau, pas moins perplexe qu’avec la bougie. C’était sûrement une erreur, ou une mise en scène. Après tout, jamais elle n’avait su maîtriser le feu. Elle l’aurait forcément su, elle qui s’amusait tout le temps avec des allumettes quand elle était petite. Pourquoi découvrirait-elle cela seulement maintenant, alors que la prophétie datait quasiment du temps de sa naissance ? Si toute cette histoire suivait un tant soit peu la logique, elle aurait du développer ses pouvoir depuis sa tendre enfance. Et pourtant !
Perdue dans ses pensées, Lou en oublia presque l’eau qui stagnait devant elle. Y posant le regard, elle se dit que l’eau était autrement plus facile à modifier que le feu. Il s’agissait simplement d’une position de molécule, soit plus collées les unes aux autres, soient plus espacées. Elle se concentra sur les molécules H2O qui barbotaient là, libres, et pensa à les resserrer. Les coller, les geler. En un instant, l’eau prit une teinte blanche et gela. Lou avait simplement eut à serrer le poing au-dessus du bol. Elle considéra son œuvre, les yeux écarquillés. Elle avait besoin de s’assoir.
Lou sentie ses jambes flancher, mais heureusement Joy la saisi et la fit s’installer sur une chaise passablement encombrée.
« Bon sang Lou ! S’exclama-t-elle. Tu as fait refroidir cette eau plus vite qu’un congélateur ! C’est fou !
-Moins fort, chuchota Gérard, qui avait l’air encore plus angoissé qu’auparavant. Personne ne doit savoir ce qu’il se passe ici.
-Mais enfin, pourquoi ?
-C’est … tabou. Continuez, mademoiselle, il faut que je m’assure que vous pouvez vraiment contrôler tous les éléments. »
Lou mit un moment avant de comprendre qu’on lui parlait. Elle sentait son cœur battre dans son estomac et ce dernier remonter dans sa gorge. Pourquoi tout lui échappait tout d’un coup ? Tremblant presque, elle retourna vers le bureau. Joy lui chuchota des paroles d’encouragement qu’elle n’entendit pas. Elle se plongea dans la terre. Des molécules, toujours. C’était là, juste à sa portée, sous sa main, elles remuaient, elles s’assemblaient et se séparaient. Lou fit prendre à la terre la forme d’un carré parfait, toujours sans y toucher ; n’ayant pas besoin qu’on lui dicte la suite, elle se pencha sur la lanterne. C’était encore plus simple. D’un simple mouvement de doigt, elle fit se déplacer en masse les molécules de l’air qui flottaient partout. La lanterne s’envola dans la pièce, plana un instant avant de retomber sur une pile de livre. Joy applaudit avec entrain, mais constatant qu’elle était la seule à avoir le sourire, elle s’arrêta net.
« C’était donc ça, marmonna Gérard, plus grave que jamais. J’espérais me tromper, à vrai dire. Mais c’est vrai, vous … Manipulez.
-Je fais quoi ? répondit Lou qui se tenait au bureau pour ne pas tomber.
-Nous autres humains, commença le savant, nous Maîtrisons le feu. Nous en avons un contrôle inné et non réfléchis. C’est dans notre nature, dans notre existence même que réside ce don. Nous ne pouvons Maîtriser l’eau car elle n’a rien à voir avec nous, nous ne la comprenons pas. Nous sommes limités, tout comme les Rêveurs ne peuvent Maîtriser le feu.
-Alors ça veut dire … qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Joy, confuse.
-ça veut dire que vous pouvez faire quelque chose qui va au-delà de la nature humaine, au-delà du Don d’Adam. Ce n’est pas de la Maîtrise. On appelle cela de la Manipulation. »
Il parlait si bas que malgré sa voix de stentor, on peinait à l’entendre. Il agita les bras, gratta sa barbe, profondément inquiet.
« Ce n’est pas un cas unique, reprit-il en essayant de reprendre contenance. Parfois, un enfant vient au monde avec cette … anomalie. Dès que la vérité est découverte, le Diacre intervient immédiatement. Il s’empare de l’enfant, le traine au bout d’une corde dans toute la ville tandis que le peuple maudit le petit, et le conduit jusqu’au Grand Bûcher où il le jette. »
Lou retint de justesse une nausée fulgurante qui lui brûla la gorge. Joy pâlit, et saisit aussitôt la main de son amie. Face à elles, Gérard n’en menait pas large. Il transpirait à grosse goute, horrifié d’avoir à raconter cela.
« C’est l’une des plus grandes hérésie que de Manipuler, enchaîna-t-il. C’est un tabou aussi fort que l’existence des Libérés et leur vie sur les planètes de Gaea. Car … ce sont eux qui les premiers ont su Manipuler. C’est grâce à leur pouvoir impie qu’ils se sont enfuis, qu’ils ont accédés aux Arbres des Liens pourtant sacrés et interdits, qu’ils ont défié les Dieux. Ce pouvoir, les Quatre eux-mêmes l’ont maudis, ils ont ordonné que soit tué aussitôt quiconque le posséderait. Alors, déclara-t-il enfin, je ne comprends vraiment pas pourquoi ils choisiraient des personnes ayant le pouvoir qu’ils ont toujours proscris ! »
Le silence s’abattit sur la cave. La bougie qu’avait allumée Lou vacilla avant de mourir. Le bloc de glace se fendit en deux et le cube de terre se désagrégea. La jeune fille aux yeux rouges releva son regard sanglant vers celui, bleu laiteux, de leur hôte.
« Vous allez nous tuer ? »
Joy laissa échapper un hoquet, regardant tour à tour Lou et Gérard. Son amie lui faisait peur, en cet instant. Ses yeux n’avaient jamais eu un éclat si intense. De L’autre côté, l’homme semblait mener une lutte silencieuse dans son esprit. Après une trop longue MUT, il se décida à répondre.
« Non, bien sûr que non. Vous êtes sans aucun doute les élues de cette prophétie, c’est certain. J’ignore pourquoi vous avez ce pouvoir plutôt que n’importe quel autre mais … je ne suis pas prophète, ni devin. Je suis seulement un compagnon, il ne me revient pas de savoir ce genre de chose. Alors soyez rassurées, je ne vous ferais rien. En revanche, jamais, au grand jamais, ne faites mention de ce pouvoir devant qui que ce soit. Et n’en faites pas démonstration non plus. C’est compris ?
-Oui, déclara Lou d’un ton ferme, imitée par Joy, un peu tremblante.
-Fort bien. »
Mais c’était tout sauf bien. Son visage trahissait à quel point leur pouvoir était source d’angoisse, voire de dégoût pour lui. C’était une anomalie, une erreur, une malédiction qu’il allait devoir supporter. Et cela ne le ravissait pas du tout.
Un autre, au contraire, était passablement ravi. Caché derrière un parchemin, Yukigumo, transformé en lézard, jubilait comme jamais. Tout allait se passer comme prévu.
Me voilà, comme promis ^^
Coquillettes :
"senti(t) un frisson de confort lui parcourir le corps. Toute engourdie, elle peinait à garder les yeux ouverts ; elle avait même faillit (failli) piquer du nez dans son bol"
"« Oui, merci, dit-elle en déposant sa cuiller (cuillère)"
"les étoiles s’étaient comme embrassées (embrasées)" Joli lapsus ^^
"bien trop de chose(s) défiant la logique"
"partagée entre l’envie très forte d’y croire, et l’impossibilité d’y croire pleinement" Repet
"Le monde de Gaea semblait vraiment soumit (soumis) à l’autorité religieuse, au point que s’intéresser aux étoiles pouvait être interdit –pour la raison que (ouch, c'est pas joli comme formulation) les Libérés avaient quittés (quitté) Gaea pour vivre dans cet espace infini"
"elle n’avait que peut (peu), voire pas progressé si les peuples étaient encore si soumis."
"qui accompagnaient les nombreux garde(s)"
"Où brulait (brûlait) un énorme bûché (bûcher), trônant derrière de hautes grilles rouge et dorées (doré)"
"un cellier remplit (rempli) et odorant"
"son estomac avait finalement eut (eu) raison de son exigence d’hygiène"
"Quand finalement tout le monde fut propre, reput (repu) et satisfait"
"S’exclama-t-il, surprit (surpris). Cela fait longtemps que les plus grands ont quitté la maison"
"elles les avaient traité(es) comme des enfants, nourri(e)s et logé(es)"
"éclairé par trois bougie(s) esseulées"
"des monticules de parchemin(s), de livre(s) et de feuille(s) encombraient l’espace déjà réduit"
" Lou avait simplement eut (eu) à serrer le poing au-dessus du bol"
Oh, en effet, ça en fait des révélations tout ça ! *yeux qui brillent*
J'aime bien ta description d'Automnale, pour commencer, on sent bien l'atmosphère de cette ville avec ces pavés noirs, ce rouge et ce doré omniprésents, ce bûcher... Quant aux Liches, gulp, ça fait froid dans le dos. Je me demande si on en croisera... ?
Et la découverte des pouvoirs de Lou, c'était un grand moment ! C'est amsuant la façon dont elle s'y prend, en pensant aux molécules, et c'est assez peu usité il me semble en plus ^^ Et puis de la Manipulation, ooooohhhh... Voilà qui rapproche l'histoire des deux filles de celle d'Hona et Aluke !
Par contre, cette phrase de fin... Ça devrait être interdit de clore comme ça un chapitre !
Encore une fois merci pour ce relevé de faute, je corrigerais tout ça. (et je remarque que je fais toujours la faute de mettre le cod au singulier après "de" dans une liste ... cette faute me poursuit, bon sang !)
Merci de tes compliments ! Les liches sont une petite référence aux spectres de la croisée des mondes (si Hermine repasse par ici, je suis sûre qu'elle le remarquera ^^) et oui, après les avoir introduits comme ça, je dois m'en servir. mais reste à savoir où et comment !
Je suis rassurée que la découverte des pouvoirs de Lou t'ai convaincu. J'avais cette scène en tête depuis si longtemps, je voulais tellement l'écrire, que j'ai eu vraiment peur qu'elle soit mauvaise ... et je suis trop contente que tu ais remarqué le lien avec Hona et Aluke. c'est très important, comme détail ^^ ça veut tout de même dire qu'en plus d'avoir les même yeux rouges, hona, aluke et Lou ont le même pouvoir, et que en plus, ce pouvoir est interdit par les dieux ... le lien entre tout ça se ressert tout doucement, j'en frissone d'exaltation !
He he he, la petite remarque de Yukigumo fait son effet, dirait-on ! j'en suis ravie, surtout qu'un autre lecteur m'a dit au contraire que c'était très prévisible et cliché, encore une fois >>