Les mains bien positionnées sur le volant, Raphaëlle se concentrait assidûment sur sa conduite. Autant, du moins, que le permettait le couinement insupportable des essuie-glaces. Sans trop quitter des yeux la chaussée mouillée, elle s'inquiétait de temps à autre de l'état de son co-pilote. Sur le siège passager, Erwan gardait les bras croisés pour se tenir chaud, ce qui lui donnait l'air d'un enfant boudeur. Un enfant d'un mètre quatre-vingt-cinq, qui claquait des dents derrière sa barbe. Même avec leurs deux esprits combinés, ils n'avaient pas réussi à allumer le chauffage de la voiture. Erwan avait proposé d'appeler Khady pour qu'elle leur explique comment faire, mais Raph l'en avait aussitôt découragé. Khady devait s'occuper non seulement de ses propres enfants mais aussi de Jeanne, il n'était pas question de la déranger pour si peu. Un irrépressible frisson lui parcourut l'échine et Raph regretta quelque peu sa décision. Heureusement, ils arrivaient.
Sa main trouva tout de suite le gros pompon du porte-clef qu'elle avait fourré dans sa poche de manteau. Elle passa le bip devant le cadran de l'immeuble et cala le battant pour le garder ouvert. Erwan l'aida à sortir du coffre les cartons que Khady avait récupérés à l'école spécialement pour elle. Les bras chargés, Raph donna en passant un coup de pied à la porte qui se referma bruyamment derrière eux.
— Quel étage ? demanda Erwan en parcourant du regard la rangée de boîtes aux lettres.
Il pouvait bien chercher, ce n'était toujours pas le bon nom sur la plaque.
— Quatrième, indiqua Raphaëlle. Sans ascenseur.
Elle précéda Erwan dans les escaliers et ils montèrent dans un silence ponctué des échos de l'immeuble. Une fois plantée sur le paillasson beige qui leur souhaitait la bienvenue, Raphaëlle se figea. Elle aurait bien retardé ce moment d'une petite dizaine d'années. De toute façon, ce n'est pas comme si elle avait le choix. Son cœur tambourinait si fort dans sa poitrine quand elle tourna la clef dans la serrure que Raph se demanda si Erwan ne risquait pas de l'entendre.
À sa grande surprise, la familiarité des lieux l'apaisa quand elle en franchit le seuil. Les chaussures entassées contre le mur, le grand miroir fissuré dans l'angle, les crochets du porte-manteaux ensevelis sous les vestes et les écharpes. L'odeur, indéfinissable. Tout était comme dans ses souvenirs. La veille en s'endormant, Raph avait tenté de calculer la date exacte de sa dernière visite, mais en vain. C'était en janvier, un soir de semaine, voilà tout ce dont elle se souvenait. Jeanne avait trois mois et commençait enfin à faire ses nuits, au grand soulagement d'Emma.
Erwan la bouscula par inadvertance en voulant se faufiler derrière elle. Raphaëlle quitta l'entrée, trop étroite pour les accueillir à deux avec leurs cartons, et alla poser son chargement dans un coin. Erwan l'imita puis se campa au milieu du salon. Cette silhouette qu'elle avait tant l'habitude d'apercevoir dans les couloirs et la cour de l'école détonnait avec l'appartement. Pour autant Raph n'osait pas imaginer de se retrouver là sans lui. Se rendre dans l'appartement d'une personne décédée, voilà une expérience morbide qui n'était sûrement pas du goût de tout le monde. Erwan avait pourtant accepté sans hésitation. Et Khady qui non seulement leur prêtait sa grande voiture familiale mais acceptait en plus de garder Jeanne avec elle le temps qu'il faudrait. Si Raph voulait la preuve que ces deux-là étaient bien plus que de simples collègues, désormais elle l'avait.
— Tous les meubles restent ici, c'est ça ? s'assura Erwan qui déambulait maintenant dans l'appartement.
Elle acquiesça. Ça y est, la voix d'Emma résonnait dans sa tête. Elle lui énumérait joyeusement le contenu de l'annonce pour la location qu'elle avait trouvée : une chambre avec lit, armoire et table de chevet, un séjour avec canapé, tapis et meuble-télé, et bien sûr une cuisine entièrement équipée, avec en prime un grille-pain et une machine à café. Emma avait toujours détesté ça, mais elle pourrait en servir à Raph quand elle viendrait chez elle, c'était parfait. C'était à peu près le cinquième appartement soi-disant parfait, mais pour celui-ci, à la différence des autres, son dossier de jeune femme enceinte au chômage avait été accepté. Merci la caution de Tante Aïcha.
— Tu veux procéder comment ? l'interrogea prudemment Erwan, qui avait terminé son tour d'horizon.
Raph s'éclaircit un peu la gorge avant de répondre :
— On embarque tout, je ferai le tri chez moi.
Erwan ne discuta pas et marcha vers la cuisine, armé d'un premier carton. Elle le suivit pour aller décrocher elle-même les photos aimantées au frigo. Décidée à garder contenance, Raph s'interdit de trop les regarder. Elle les fit rapidement disparaître, ainsi que la douzaine d'aimants en forme de cactus, dans la boîte à biscuit vide qui traînait près de la machine à café depuis environ six mois. Les gâteaux carbonisés de Madame Gambette avaient terminé à la poubelle, mais au bout du compte, son cadeau aurait au moins servi à quelque chose. Respirant un grand coup, Raph ferma la boîte en métal, la posa dans le carton déjà bien rempli par Erwan, et partit à grandes enjambées vers la chambre. Elle attrapa au passage la grande valise rangée dans le couloir et s'employa à y engouffrer mécaniquement le contenu de l'armoire. Quand plus la moindre paire de chaussettes ne pouvait entrer dans le bagage, elle le referma d'un mouvement sec et termina le travail à l'aide d'un carton. La table de nuit y passa aussi, puis Raph se pencha pour examiner le dessous du lit. Elle n'y trouva aucune cachette secrète, rien qu'une brassière pleine de poussière et un canard en peluche tout aussi sale, dont dépassait une petite poignée en plastique. La berceuse que la sage-femme d'Emma lui avait offerte. Raph l'épousseta d'une main tremblante. La lumière jaune de la maternité, le visage pâle et bouffi d'Emma qui agitait la peluche devant son nouveau-né. Les notes carillonnantes de La Vie en Rose. Le roulement des brancards et le bruit strident des machines. Le visage vraiment trop pâle d'Emma. Les mains gantés qui poussaient Raphaëlle en dehors de la salle. Le battant sans appel de la porte fermée. Deux petits coups sur la porte.
— Raph ?
Erwan s'aventura dans l'embrasure, l'œil inquisiteur. Quand il la vit assise par terre, une lueur d'inquiétude passa sur son visage.
— J'arrive, croassa-t-elle en jetant la berceuse en peluche au sommet du carton.
Erwan s'occupa de le fermer à grands renforts de scotch pendant que Raphaëlle poussait la valise hors de la chambre. Son ami n'avait pas chômé : le séjour avait déjà été dépouillé de toute sa décoration, ainsi que de l'ordinateur d'Emma qui traînait sur le canapé à leur arrivée. Raph ne doutait pas que la cuisine fût dans le même état.
— C'est bizarre, nota Erwan, le frigo était vide et il n'y a pas de poubelles à jeter.
— Mes parents ont dû s'en charger quand ils sont venus.
Tant mieux. Il allait déjà falloir faire pas mal d'allers-retours pour charger tout ça dans la voiture de Khady. Raph avait hâte d'en finir. Elle confia à Erwan le placard du couloir et se chargea de la salle-de-bain. Le parfum, le dentifrice, les crèmes et les médicaments se retrouvèrent tous au fond d'un sac de sport. Elle y ajouta sans ménagement les affaires de bain, le sèche-cheveu et quelques jouets en plastique qui traînaient près de la baignoire. Jeanne serait sûrement ravie de les retrouver. Après avoir vérifié qu'elle n'oubliait rien, Raph rejoignit Erwan. Accroupi au-dessus d'un carton, il en écrivait le contenu au marqueur noir.
— Attention à ne pas faire de fautes, glissa Raphaëlle en lui tapotant le somment de la tête.
— T'inquiète, marmonna son collègue. Je prends même ma plus belle écriture.
Par-dessus son épaule, Raph lut le mot « dossiers » et visualisa aussitôt la pile de pochettes cartonnées et de classeurs où Emma rangeait un peu au hasard tout ce qui se rapportait de près ou de loin à un document administratif. Ce carton était parti pour occuper Raphaëlle le reste du week-end, voire la semaine entière. Quand il eut terminé, Erwan referma le capuchon du marqueur d'un geste satisfait.
Tout descendre leur prit moins de temps qu'elle ne l'avait cru. Sans la grosse valise et la pile de cartons, l'appartement lui parut tout à coup très vide. À ce stade, la meilleure chose à faire était sans doute de partir sans se retourner, mais Raphaëlle n'y parvint pas. Tripotant nerveusement le pompon accroché au trousseau, elle erra encore un peu dans l'appartement, cherchant des yeux un détail, quelque chose d'important qu'elle aurait manqué, qu'il ne fallait surtout pas oublier. Elle ne trouva rien que des meubles vides et des ribambelles de souvenirs qu'elle s'efforçait de chasser aussitôt, sans trop de succès. Erwan ne remonta pas la chercher. Il l'attendait dans la voiture. Jeanne aussi l'attendait. Raphaëlle quitta l'appartement une bonne fois pour toute, fuyant prudemment du regard le reflet que le miroir fendu ne manquerait pas de lui renvoyer. La porte claqua, la clef tourna dans la serrure, et Raph dévala l'escalier. Enfin, elle détacha soigneusement le pompon des clefs avant de les laisser tomber dans la boîte aux lettres, qui n'affichait même pas le nom de sa sœur.
Décharger la voiture chez Raphaëlle ne leur prit que quelques minutes. Après une brève montée et descente en ascenseur, entrecoupée d'un verre d'eau et d'une pause-pipi, leur duo reprit la route en direction de la banlieue où habitait Khady. L'après-midi n'était pas si avancée que ça, mais les nuages assombrissaient tant le ciel que Raph se crut déjà le soir en arrivant à Oullins. Non contente des services qu'elle lui avait déjà rendus, Khady les invita bien sûr à rester pour le goûter. Raphaëlle put cacher sans trop de mal son manque d'appétit en refilant discrètement à Jeanne les madeleines qu'on lui mettait dans les mains.
— C'est quand même révoltant le manque de sympathie des gens, compatit Khady tout en servant le chocolat chaud de ses enfants. Qu'est-ce que ça peut leur faire, à cette agence immobilière, que l'appartement ne soit pas loué pendant quelques temps ? Il faut bien laisser le temps aux gens de faire leur deuil, non ?
Occupé à siroter son thé, Erwan se contenta de hausser les épaules. Il ne fallait pas compter sur lui pour donner la réplique à Khady.
— C'était ça ou payer encore un mois de loyer en plus, récita Raphaëlle.
— Des vautours, conclut sa collègue en reposant sa casserole vide sur la plaque.
Hé oui. Depuis que Jeanne habitait chez elle, Raph n'avait cessé de penser à l'endroit où sa nièce avait passé les cinq premiers mois de sa vie. Elle s'était laissé bercer par l'idée que ces deux lieux pourraient cohabiter, que le fantôme du premier resterait là, accessible, quelque part, à attendre le moment où Raphaëlle serait prête à l'exorciser tout à fait. Peut-être même qu'un jour, Jeanne pourrait s'y aventurer, elle aussi. Mais contrairement à ce qu'elle se plaisait à imaginer, l'appartement d'Emma n'était pas suspendu hors du temps et de l'espace, mais bien soumis aux lois dénuées d'empathie du marché immobilier. D'ailleurs, l'appartement d'Emma n'existait déjà plus.
— Au fait, reprit Khady d'une voix douce, tu as pu parler de ton congé avec Fabienne ?
Comme à chaque fois que cela se produisait, Raph s'étonna d'entendre sa collègue appeler leur supérieure par son prénom. Pour elle, c'était toujours Madame Collin, voire Madame la Directrice, quand elle se sentait d'humeur un peu zélée. Sûrement que si elle avait été instit' depuis aussi longtemps que Khady, elle se serait également lassée de ce petit jeu.
— Oui, sans problème. Tout est réglé.
— Tu ne reviendras pas de l'année, alors ? déplora Erwan.
— C'est très bien, répliqua Khady avant que Raph n'ouvre la bouche. Tu vas prendre du temps pour toi et passer de merveilleux moments avec la petite. C'est tout ce que je te souhaite !
La petite moue sceptique d'Erwan l'amusa mais elle n'eut pas la force de le montrer.
— Tu vas me manquer aussi, lui avoua-t-elle tout de même, au moment de se dire au revoir.
Malgré les gouttes éparses qui commençaient à leur tomber sur la tête, Erwan lui accorda une étreinte amicale que les protestations de Jeanne écourtèrent. Harnachée dans le porte-bébé généreusement offert par Khady, qui n'en avait plus l'utilité, Jeanne battait des bras pour chasser cet énergumène qui tentait de l'écraser.
— Passe-nous voir à l'école, lança Erwan avant de partir enjamber les flaques d'eau qui le séparaient de son arrêt de bus.
Avant de descendre sur le quai du métro, Raphaëlle hasarda un regard aux alentours. Théo habitait à Oullins, elle aussi, il n'était donc pas impossible de la croiser, si ? Tout le temps que dura son trajet, Raph s'amusa à la guetter tout en sachant le peu de chances qu'elle avait de l'apercevoir par hasard. Malgré tout, elle ne put s'empêcher d'être un peu déçue en atteignant son immeuble. Les affaires d'Emma qui l'attendaient dans son salon ne lui remontèrent pas tellement le moral. Foutue pour foutue, elle s'y attaqua dès que Jeanne lui laissa un moment de répit.
Hormis la berceuse et les jouets de bain, rien ne lui serait de grande utilité pour Jeanne. Ses parents avaient fait du bon travail quand ils étaient allés récupérer ses affaires. Suivant les conseils de son livre au chapitre "Comment aider Bébé à supporter l'absence de Maman", elle extirpa tout de même de la valise une écharpe et deux ou trois tee-shirts qui portaient encore l'odeur d'Emma. Le reste des vêtements irait sagement tenir compagnie à son vélo dans la cave, en attendant qu'elle décide quoi en faire.
Après le dîner de Jeanne et un verre de vin pour elle, Raphaëlle vida sur son tapis le carton portant la mention "dossiers". Sans trop savoir à quoi s'attendre, elle débuta un semblant de tri, épluchant les papiers avant de les reposer ça et là. Elle aurait dû se réjouir de se retrouver enfin en possession de certains documents qu'on lui réclamait à droite et à gauche depuis qu'elle s'était déclarée comme tutrice légale de Jeanne. Tant pis, elle se réjouirait plus tard. C'est quand elle en constata l'absence qu'elle comprit ce qui la motivait réellement dans sa tâche. Il n'y avait pas de journal intime, pas de confessions couchées sur le papier. Pas non plus de lettre rédigée à l'attention d'une Jeanne plus âgée, pour lui confier des choses que, peut-être, Emma n'aurait pas l'occasion ou le courage de lui dire en face. Évidemment qu'elle n'avait rien écrit, elle n'était pas censée mourir à vingt-deux ans, bordel.
Sans trop savoir pourquoi, Raph rouvrit la boîte en fer rectangulaire posée sur le canapé. Elle s'empara du tas de photos qu'elle connaissait déjà par cœur à force de les consulter. Jeanne avec son bracelet de naissance, Jeanne qui dormait, qui souriait, qui regardait simplement l'objectif d'un air un peu ahuri. La vieille photo de la famille. Raph s'y attarda. Elle datait d'au moins dix ans. Ses parents avaient encore les cheveux bruns. Raph portait sa casquette ridicule qui laissait sortir à l'arrière une queue de cheval ignoble. Emma souriait bouche fermée pour cacher son appareil dentaire. Ils avaient demandé à un couple de locaux de les photographier tous les quatre devant le panneau du patelin normand où ils passaient les vacances, cette année-là. C'était à l'époque où il fallait encore développer la pellicule de l'appareil pour voir la photo. Sa mère avait accepté d'en faire plusieurs exemplaires. Ce genre de faveurs ne s'était plus tellement reproduit à l'arrivée du numérique. Leurs épais albums de famille aux clichés triés sur le volet avaient passé le relais à des nuées de dossiers, bien moins triés, sur l'ordinateur des parents.
Raph se surprit à caresser du bout des doigts le papier glacé patiné par les années. Bizarrement, ces quelques rectangles imprimés lui paraissaient plus précieux que les centaines de fichiers JPEG qui l'attendaient dans l'ordinateur d'Emma. Elle passa à la photo suivante. Des gens que Raph ne connaissait pas. Jeanne, encore. Le jardin de leur ancienne maison. Jeanne bébé, Jeanne qui dormait. Ah, retour à la case départ. Raphaëlle n'avait même pas eu droit à une photo récente d'Emma. Elle qui, à l'époque, avait développé un millier de selfies avec Ronan, elle n'était pas fichue d'imprimer une seule photo d'elle avec sa fille. Pour la peine, Raphaëlle ouvrit la boîte en métal, y laissa tomber les photos et refourgua le tout dans le premier carton qui lui tomba sous la main. Fait chier.
Ah, une odeur suspecte lui chatouillait justement les narines. Raph se tourna vers Jeanne, assise de travers au milieu de ses coussins. La mine très sérieuse, la petite lui renvoya son regard. Elle avait l'air plutôt impassible pour quelqu'un qui venait de se faire caca dessus. Raph s'accroupit devant elle et essaya de lui sourire mais la commissure de ses lèvres s'affaissa.
Alors qu'elle ne bronchait pas tellement les premiers temps, Jeanne devenait de plus en plus réticente au moment d'être changée.
— Ça ne me plaît pas plus qu'à toi, marmonna Raphaëlle.
Au moment du coucher, Jeanne se montra plus docile. Son séjour chez Khady au milieu des autres enfants avait dû bien la fatiguer. D'une main hésitante, Raphaëlle mit en marche la petite berceuse en forme de canard. Tandis que la mélodie tintait dans la chambre, elle contempla un peu Jeanne qui papillonnait déjà des paupières. En la voyant comme ça, aussi détendue, mâchouillant mollement sa tétine dans son pyjama tout doux, Raph se sentit bizarrement comblée et dans un élan de tendresse, ses lèvres s'étirèrent doucement. Une nouvelle vision d'Emma sur son lit des urgences lui arracha son sourire à grands coups de griffes. Une masse lui plombait les entrailles et elle dut se cramponner au lit à barreaux pour ne pas s'effondrer. Le sol tangua et Raph se sentit partir malgré elle dans un flot de pensées plus sombres les unes que les autres.
Une sensation de froid l'en extirpa. Elle s'était finalement affalée par terre et sa joue reposait sur le sol froid du bureau. Elle hésita longtemps à bouger. Son esprit lui semblait tout à coup vide, désert, une coquille vide. C'était plaisant. Jeanne. Au souvenir de la petite, Raphaëlle se redressa péniblement et la chercha du regard à travers les barreaux du lit. Tout allait bien. Elle s'était assoupie pour de bon. Sa petite poitrine se soulevait doucement dans un mouvement hypnotique, sa respiration légèrement perceptible dans le silence de l'appartement. Un stupide accident de la route avait dévasté son existence, et elle n'en avait absolument pas conscience. La vie l'avait privée du peu qu'elle avait, et Jeanne n'en savait rien encore. Une voix silencieuse explosa sans prévenir sous le crâne de Raph, lui hurlant de la réveiller. Il fallait lui dire, lui rappeler que rien n'allait, qu'il y avait de quoi se révolter. Elle devait savoir. Elles devaient pleurer Emma ensemble, non pas s'endormir paisiblement et se débrouiller parfaitement sans elle jusqu'à leur propre mort. La vue de ses mains tremblantes sortit Raph de sa torpeur et elle se hissa sur ses pieds, chancelant sous le poids de la solitude immense qui lui glaçait le sang. Hébétée, elle quitta la chambre et se recroquevilla sur son propre lit. Les larmes coulèrent encore, puis se tarirent. Elle eut mal au crâne à en pleurer, puis vaguement faim, mais renonça tour à tour à un aspirine et à son dîner. Hors-de-question de se lever. Elle voulait gésir encore un peu, s'apaiser, s'endormir, oublier.
Elle émergea du sommeil sans savoir pourquoi, puis les cris de Jeanne se frayèrent un chemin à travers son esprit. Sans prendre la peine de regarder l'heure, Raph tâtonna jusqu'à la chambre du fond. Une fois Jeanne dans ses bras, elle vit dans l'entrebâillement du volet que le jour était loin de s'être levé. Même quand elle la serra doucement contre elle, Jeanne continua de s'époumoner. Sa berceuse ne fut d'aucune utilité, pas plus que les chansons que Raph tenta de lui souffler d'une voix rocailleuse. Quand elle en eut marre de piétiner dans la petite pièce, Raph les emmena faire un tour complet de l'appartement. Puis un autre. Et encore un autre. Quand Jeanne sombra enfin derechef dans le sommeil, avachie sur elle de tout son poids de plume, Raphaëlle continua de faire les cent pas. Puis, serrant toujours Jeanne dans ses bras, elle osa enfin s'asseoir lentement dans le canapé et caler sa tête contre le dossier. En cet instant précis, elle n'aurait échangé sa place pour rien au monde.
Un chapitre dense. Les éléments d 'intrigue sont définitivement posés. Je sais maintenant qu'Emma est morte dans un accident de la route. Je pense que tu aurais pu développer plus les flashbacks de ce chapitre, qu'on revienne plus dans le passé avec Raph. En tout cas, je pense que ça m'aurait plu.
C'est toujours très émouvant de suivre ce deuil.
J'ai eu un peu de mal avec les prénoms au début, je me suis demandé qui était Erwan et Khadi, si on les avait déjà vu avant. Mais on sait ensuite que c'est des collègues et du coup ça allait.
Le terme berceuse pour la peluche m'a un peu perdue. On ne nous dit pas plus tôt qu'il s'agit d'une peluche musicale. Aussi, je ne n'ai jamais entendu personne appeler ce type de peluche musicale une berceuse.
J'ai bien aimé le passage sur le loyer. C'est exactement le genre de choses qu'on se dit : pourquoi ils mettent la pression comme ça ? En même temps, pour certains propriétaires, le loyer est un revenu essentiel. La vie des autres continue alors qu'on voudrait que tout s'arrête.
Mes enfants se sont aussi beaucoup débattus quand je les changeais.
A bientôt.
Pour l'instant je n'ai pas prévu d'inclure de flashback à proprement parler, mais je me reposerai sûrement la question à la fin de ce (deuxième-)premier jet, merci pour ton avis !
Haha, je comprends, c'est un peu un truc que j'aime bien faire en mode narration interne : balancer des prénoms et laisser le lectorat tirer ses déductions au fur et à mesure que les infos arrivent :) Tant mieux si ça ne t'a pas déstabilisée trop longtemps !
Aaah, oui, je comprends l'ambiguité de la peluche/berceuse, je suppose que ce genre d'appellations dépend des familles. En tout cas, j'aime bien "peluche musicale", je pense que je ferai le changement dans ce sens !
Merci pour ta lecture et ton commentaire, ça me fait plaisir et ça m'aide beaucoup !
Je dois dire que c’est un chapitre assez difficile pour moi étant donné que ce qui arrive a Raph m’est un peu arrivé récemment. Du coup je l’ai lu vite pour ne pas trop me laisser le temps de penser à ma propre expérience. Néanmoins, je trouve que c’est très bien écrit et très bien rendu. Je trouve que Raph est très forte parce que personnellement en faisant le ménage dans la maison j’ai pleuré de bout en bout. En tout cas c’est, très bien développé, ni trop ni pas assez. Ce que j’ai trouvé le plus intéressant dans ce chapitre au final c’est le fait qu’on comprend entre les lignes que c’est Jeanne qui permet à Raph de ne pas se laisser sombrer, ce n’est pas un poids, c’est vraiment une aide.
En fait je n’ai pas grand chose à dire sur ce chapitre à part qu’il était très bien ^^
A une prochaine !
Oh mais merci, vraiment ça me touche beaucoup...
Je n'ai pas grand chose à répondre non plus si ce n'est que j'apprécie beaucoup ton retour et le partage de ton expérience, merci d'avoir pris le temps !
À la prochaine pour des chapitres plus réjouissants ! :)
Gros changement d'ambiance avec le chapitre précédent ^^' Vider l'appart ou la maison d'un mort, c'est vraiment dans les pires trucs à faire x) J'aurai cru vu les parents très prévoyants qu'ils s'en seraient occupés eux-même, qu'ils n'auraient pas fait que le frigo. Enfin bon, en vrai, pour la narration, c'est pas plus mal comme ça, parce que toute la scène est vraiment très bien, ça prend à la gorge, on sent bien le tiraillement de Raph entre être efficace, se laisser envahir par l'émotion, s'effondrer... L'équilibre est bien trouvé pour moi.
Bon, on apprend qu'Emma est morte dans un accident de la route. C'est encore plus dur dans ce genre de mort violente pour faire son deuil, et elle a pas grand chose pour l'aider la pauvre Raph :/ Enfin si, ces deux collègues ont l'air vraiment très sympas ! C'est effectivement pas tout le monde qui aurait accepté de faire ça pour un collègue ^^'
Je trouve vraiment toute la partie deuil très bien géré, c'est lourd, on sent la tristesse qui étouffe, mais sans partir dans le top, franchement, bravo ! Notamment, tout le passage dans l'appart et après à trier les papiers sont très efficace pour moi.
Les parents ne sont pas restés très longtemps à Lyon, en réalité. Leur principale occupation a été d'être un soutien pour Raph et de gérer les funérailles + le cas de Jeanne avec les formalités législatives que ça implique. C'est vrai que c'est pas forcément le plus logique, notamment le fait de payer déjà un mois de loyer pour "rien". Mais je trouvais ça plus intéressant pour la narration que ce soit Raph qui se charge de refermer cette porte une bonne fois pour toute, pour laisser un peu de la place à la disparition de sa sœur, indépendamment de la situation compliquée qu'elle laisse derrière elle en la personne de Jeanne (dont les affaires ont déjà été récupérées par les parents, et donc elle n'est plus la priorité à ce moment-là.) Bref, de toute façon il me semble que tu avais perçu cette intention, mais voilà, c'était l'idée quoi x)
Merci beaucoup, ça me rassure que la partie deuil passe comme il faut, c'est un peu mon angoisse perpétuelle avec ce roman vu que je n'ai pas de vécu, seulement des intuitions de ce que ça doit être T^T
Comme toujours, vraiment, c'est un plaisir d'avoir ton retour de lecture, merci Flammy ! ^-^