Pauvre petite

Par Ophelij

8h au centre d’accueil
Ce matin tout le monde semblait de bonne humeur avant l’ouverture du Centre. Henriette avait passé une bonne nuit, Maryanne l’avait relayée auprès du nourrisson. Le bébé allait bien. Avec tous ces événements Amura avait été incapable de se focaliser sur l’enfant. La petite avait été abandonnée, elle n’avait pas de famille et elle commençait sa vie d’une façon plutôt complexe. Où irait-elle ? Qui s’occuperait d’elle ? En en faisant une étrangère issue du Monde Vague, Amura n’avait pas pensé aux risques pour elle, pour son développement. Même si tout le monde se défendrait de chercher à l’utiliser, elle était en train de devenir une curiosité. Serge avait eu raison, les accueillis du centre se passionnaient déjà pour cette enfant et son histoire. Cela sortait de l’ordinaire, c’était divertissant. Un enfant qu’on n’avait pas encore nommé. Qui pouvait faire ça d’ailleurs ? Déjà, on lui faisait une place, on lui attribuait un rôle. Pour Henriette elle était la « pauvre petite ». Amura était plus pragmatique. Quand il voyait l’enfant repue, allongée paisiblement sur une pyramide de coussins, enveloppée d’une petite couverture toute neuve, entourée de tous les soins d’Henriette, il avait bien du mal à s’apitoyer sur le sort du pauvre petit bébé. Non, pour le moment, ce bébé n’était pas à plaindre. L’avenir sans doute était inquiétant, le passé méconnu, mais le présent était d’une infinie douceur. Sans nul doute, c’était une chance de pouvoir jouir de cela à un âge où rien d’autre ne compte que le présent…
Amura essayait tant bien que mal de se focaliser sur l’enfant pour mieux échapper à tout le reste, mais il n’y parvenait pas. Ce que Durfol lui avait dit continuait de le tourmenter. Cette espèce de menace inconnue dissimulée au cœur des inquiétudes habituelles le hantait. Maryanne devait venir, il l’attendait. Il lui avait parlé succinctement hier en fin de réunion. Maryanne assurait le suivi de Mr Durfol, elle le connaissait bien. Et puis c’est elle qui avait assuré les médiations extérieures avec Atomo cette nuit-là. Il voulait essayer d’obtenir un fragment de souvenir, une confirmation, le partage d’un même vécu, un début de connivence entre collègue sur ce qui s’était passé.
Ses réflexions furent balayées par Henriette qui vint le voir, elle entra sans frapper :
« Amura, je profite parce que vous ne faites rien. Il y a une chose que j’ai oublié de vous dire hier. C’est mon frère, vous savez je vous en ai parlé, il s’occupe un peu des jeunes. »
Oui, Amura se souvenait très bien du frère d’Henriette, Samir. Il l’avait rencontré une fois. Le courant n’était pas trop bien passé entre eux. Le frère d’Henriette était plutôt réfractaire au méthodes du Centre. Il était contre l’internement en général. Il était choqué que l’on puisse décider d’étiqueter quelqu’un en fonction de critères qu’il jugeait franchement subjectifs. Henriette continuait :
« Samir a rencontré une jeune fille, un peu fragile, un peu paumée. »
Amura soupira, est-ce qu’il y avait quelque part dans cette ville une jeune fille qui ne soit pas « un peu fragile et paumée » ?
 « Il m’a demandé s’il n’y avait vraiment plus de place au Centre ? Il pense que ça pourrait être bien pour elle. »
« Henriette, vous êtes en train de me dire que votre frère veut nous envoyer quelqu’un ? Vous savez bien qu’on n’a plus de place ! »
« Oui bien sûr, je sais. D’ailleurs je le lui ai dit… Mais quand je l’ai rencontré ce matin pour aller chercher des couches, il m’en a reparlé. Il est inquiet. La fille, elle a rencontré Yull et les autres et il ne l’a pas vue depuis hier soir. Je vous parle de ça parce qu’on ne fait plus de médiation à l’extérieur. Je me demandais si on pouvait aller jeter un œil, ça ferait une promenade à la petite… La pauvre, elle ne sort presque pas.»
Aujourd’hui, un nouvel accueil était l’une des choses qu’il redoutait le plus. Il parvenait à peine à boucler le planning. Amura se disait que « la pauvre petite » n’était peut-être pas celle qu’on croyait. Des filles traquées par les cinq gaillards des soirs de pleine oisiveté, ça arrivait tout le temps. C’était ce qu’Amura essayait d’éviter en envoyant des médiateurs en ronde tard le soir et tôt le matin. Il ne se sentait pas à l’aise d’avoir supprimé ces missions, même provisoirement.
« Henriette, si la fille a disparu, je ne vois pas ce qu’on peut faire. Elle a peut-être quitté la ville, il ne faut pas toujours imaginer le pire… Ce qui est sûr c’est qu’on ne peut pas rétablir des médiations de rue pour le moment. »
« Oui bien sûr, je me doutais. Je voulais juste vous en parler. Disons qu’il est possible qu’une jeune femme vienne au Centre, Samir lui a conseillé de le faire…»
Amura observait sa collègue, les idées d’Henriette et le processus qui en découlait. Il sentait confusément qu’il y allait avoir d’autres événements… Mais à cet instant précis il n’avait pas le temps d’y penser. Maryanne était probablement en train d’attendre derrière la porte qu’Henriette sorte du bureau pour y entrer à son tour.
« C’est noté. On verra bien le moment venu. Si elle vient. »
Il se dirigea vers la porte de son bureau, une façon un peu vive d’engager sa collègue à sortir de la pièce. Il s’arrêta au milieu de la pièce et se tourna vers elle.
« Par contre ce qui est sûr, c’est que je ne veux pas que vous jouiez les architectes. Je vous ai vu fureter dans les couloirs en tapotant les murs pour savoir si c’est porteur. Je sais très bien ce que vous avez en tête et c’est hors de question. Echalette peut venir d’un jour à l’autre, et on ne sera pas prévenu. Il faut vraiment qu’on soit dans les clous. C’est important. »
Henriette acquiesça, Amura ne pouvait pas être sûr qu’elle respecterait le mot d’ordre, mais au moins elle le comprenait. Il ouvrit la porte, Maryanne était là.
« Ah Maryanne ! Bonjour, entrez. »
« Bonjour, Amura, vous souhaitiez me parler ? »
« Oui, c’est peut être un détail, mais c’est important pour moi. J’ai eu votre compte rendu pour la nuit dernière avec Atomo. Cela ne me suffit pas. Asseyez-vous je vous en prie. »  
Amura salua brièvement Henriette et l’expédia hors de son bureau. Il ne prit pas conscience de ce qu’il y avait d’abrupte dans sa démarche. Sa curiosité l’emportait. Le rêve qu’il avait fait lui donnait une sorte d’assurance inhabituelle. Il était différent. Il ne s’aperçut pas qu’en face de lui Maryanne était restée sur la défensive.  
« J’ai des questions précises. Je voudrais des descriptions. Vous comprenez c’est très certainement la nuit de la naissance de l’enfant, donc c’est un peu particulier. Il me faut « la météo » en quelque sorte, c’est pour ça que je vous ai convoqué. Alors, que s’est-il passé ce soir-là ?»
«  Que voulez-vous dire Amura ? »
Maryanne le toisait du regard. Elle se comportait avec lui à l’opposé de la femme de son rêve. Amura s’attendait à un récit, quelque chose, il ne pensait pas que sa collègue réagirait ainsi. Il comprit assez vite qu’il n’obtiendrait pas cette forme de connivence qu’il avait espérée. Il se tut. Maintenant, il ne savait plus trop ce qu’il pouvait attendre de cet entretien. Maryanne reprit froidement :
« Amura, de quoi sommes nous en train de parler ? Hier vous avez fait la leçon à Atomo, et maintenant vous voulez me remettre au pas moi aussi ? C’est ça ? Vous êtes en crise d’autorité, vous allez être inspecté, par Gerda Echalette, une femme… Et pour reprendre confiance en vous, vous avez besoin d’écraser vos subordonnés…»
En précisant qu’Amura allait être inspecté par une femme, Maryanne lui avait jeté un regard incisif.
« Maryanne à quoi jouez-vous ? Je ne suis pas en train de vous agresser. Je ne vous fais pas de reproche ! J’ai besoin de savoir une chose précise, mais je ne veux pas vous influencer. Comprenez-moi bien… Il semble qu’il y ait eu, ce soir-là, des phénomènes inexpliqués… »
Au fur et à mesure qu’il parlait Amura avait l’impression de s’enliser. En face de lui Maryanne était plus que sceptique. Il reprit :
« Vous étiez en mission à l’extérieur, avec Atomo, je voudrais savoir si vous avez perçu quelque chose qui sortait de l’habituel ? »
« Eh bien, vous avez eu notre compte rendu, si nous n’avons pas mentionné de choses inhabituelles, c’est que nous n’en avons pas vu ! Qu’est-ce que vous entendez par ‘’des phénomènes inexpliqués’’ ?»
Amura se trouvait précisément contraint de devoir dire ce qu’il voulait taire. Il essayait de rester factuel, mais ce qu’il avait à dire était un peu aberrant :
« Des choses dans le ciel… Une sorte de membrane… »
Maryanne fronça les sourcils. Elle était surprise et un peu agacée. C’était toujours un peu la même histoire, le décalage entre le terrain et l’homme qui décide de ce qui est important alors qu’il est assis derrière son bureau.
« Eh bien non, Amura. Nous avons surveillé les rues, nous n’avons pas pris le temps de regarder le ciel ! »
Amura continua, au point où il en était, autant dire tout ce qu’il avait en tête :
 « J’ai eu une conversation avec Mr Durfol, il m’a dit avoir observé que la nuit avait été particulièrement obscure ce soir-là… »
« Vous savez, je connais très bien Mr Durfol. C’est mon patient. Cet homme est un vrai caméléon, il dit des choses pour que vous vous intéressiez à lui… C’est un homme qui aime mettre les gens mal à l’aise. Il a été égal à lui-même. Il voit des trucs, des énergies… Vous ne pouvez pas vous baser sur sa perception du réel, elle est très déformée. Ce que Durfol vous a dit avoir vu, c’est ce que VOUS, vous aviez envie de voir, rien de plus ! Amura, pourquoi voulez-vous absolument faire de cette nuit, une nuit différente des autres ? »
Cela devenait compliqué, Amura ne pouvait nier la pertinence de la question. Il aurait voulu sortir de cet entretien, mais il ne pouvait pas fuir de son propre bureau. Il soupira.
« Parce que… Moi… J’ai eu une impression étrange cette nuit-là. »
Face à l’air embarrassé d’Amura, la défiance de Maryanne avait peu à peu laissé place à la surprise, la distance hiérarchique s’était évaporée.
« Vous ? mais vous n’étiez pas au Centre ! »
« Oui, j’étais chez moi. »
« Chez votre mère… »
Il y avait une pointe de mépris dans ce dernier constat. Quoi de mieux que de finir une conversation en invitant son interlocuteur à se questionner sur ses rapports à sa mère… Il y avait forcément matière à réflexion, Amura n’était pas loin de penser qu’elle avait raison. « Pourquoi voulait-il faire de cette nuit, une nuit différente des autres ? » Tout ce qui arrivait, qui lui semblait extraordinaire, cela provenait de ses décisions à lui. Proposer à Timmy d’aller dans son bureau au lieu de lui dire d’aller en salle de pause (au jour et à l’heure du rendez-vous de Sabine, il aurait dû y penser). L’accueil du bébé comme ressortissant du Monde Vague (pourquoi avoir précipité une telle décision ? un tel accueil relevait des services à l’enfance). Tout ce qui était en train d’arriver, tout ce qui sortait du cadre, pouvait se résumer à une succession de décisions hâtives prises sous le coup d’une certaine forme d’inquiétude et d’agacement. L’état émotionnel dans lequel il se trouvait après avoir passé une nuit chez lui, chez sa mère. Bien sûr qu’il s’était disputé avec elle cette nuit-là, comme d’habitude, et peut être même un peu plus. Avec elle il sortait toujours de ses gonds. Ce qu’il avait observé dans le ciel, l’absence de la Lune et des étoiles, ce n’était sans doute rien d’autre que l’impossibilité de se divertir de cette présence impossible avec laquelle il ne parvenait pas à communiquer.
Alors que Maryanne s’apprêtait à partir, Amura se rendit compte de tout ce qui avait changé dans l’attitude de sa collègue. Il y avait eu entre eux une sorte de transfert d’assurance. Il n’y avait pas fait attention lorsqu’elle était entrée tout à l’heure dans son bureau. À présent, cela lui apparaissait très clairement. Elle avait été sur la défensive, maintenant elle était rassurée. Il observait la superbe femme qu’il avait en face de lui.
« Maryanne, je suis heureux que vous ayez bien compris que mon intention n’était pas de vous reprocher quoique que ce soit… Maintenant, je dois vous dire que je me demande bien ce qui fait que vous avez été d’une telle hostilité tout à l’heure en entrant dans mon bureau ? »
Maryanne s’empourpra, la façon dont elle ouvrit la porte pour sortir lui suggéra que sa collègue n’avait pas trop apprécié sa dernière remarque. Peu lui importait pour l’heure. L’entretien n’avait duré qu’une dizaine de minutes. Elle avait réussi à lui faire perdre son assurance et sa bonne humeur. Ce n’était pas ce qu’il espérait.

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