Match d'indices

Max tenait entre les mains les deux photos empruntées chez Mme Lehias. Il les scrutait avec une attention particulière.

- Pierre Lehias écrit de la main droite ? s'étonna-t-il.

- Oui, j'ai remarqué aussi, confirma Jo. Un gaucher corrigé peut-être ? Ça expliquerait qu'il écrive de la main droite mais fasse le reste de la main gauche. 

Voyant son collègue arrêté au milieu du couloir pour réfléchir, il poursuivit :

- Tu viens ? On est attendus.

La salle d'autopsie était paradoxalement accueillante. Des plantes envahissaient chaque recoin poussiéreux. Des grimpantes, des tombantes, des carnivores... Ce joli camaïeu de verts teintait la petite pièce sombre de couleurs. Seul un oeil aguerri saurait démasqué la fausseté des végétaux et leur forte contenance en plastique. Qu'importe, ils tenaient compagnie à leurs visiteurs de court passage.

Les deux corps trouvés la veille reposaient sur des tables d'acier froid, recouverts d'un simple drap blanc. Les scientifiques, Martine et Antoine, attendaient à leurs côtés, prêts à faire leur rapport.

- Je vous confirme l'âge des deux victimes : 25 et 44 ans, commença la légiste à l'adresse de Jo et Max.

Elle leur fit signe de s'approcher et continua : 

- Cette petite colombe s'est fracturé les vertèbres cervicales en atterissant sur les marches. Elle est morte sur le coup, aux alentours de 6h du matin. Je n'ai trouvé aucune trace indiquant que quelqu'un l'aurait poussée du toit...

Martine travaillait là depuis une trentaine d'années maintenant. Sur les scènes de crimes, elle était toujours sèche et froide, comme glacée par la découverte d'une nouvelle mort. Mais, une fois les autopsies faites, elle dotait ses patients de petits noms d'oiseaux ou de plantes, peut-être pour leur accorder encore un peu de vie.

- Et cet hibiscus dans la fleur de l'âge est décédé par arme à feu. La balle est entrée ici, précisa-t-elle en montrant la tempe droite de Pierre Lehias, et elle est ressortie de l'autre côté. 

La légiste retira ses gants de latex, replaça ses lunettes rondes qui avaient glissées sur le bout de son nez et ajouta : 

- Il est aussi décédé vers 6h du matin, je dirai même quelques minutes avant la petite colombe vue sa rigidité. Mais je ne peux pas être plus précise.

Jo regarda longuement le duo funeste. Pierre Lehias, la paume ouverte vers le haut, semblait tendre la main à Elysa Lebon pour la guider vers cet inconnu qui les attendaient. Quelle était la nature de leur relation ? Se connaissaient-ils depuis longtemps ? Jo ne doutait pas qu'ils devaient bien s'entendre pour faire des photos ensemble, mais étaient-ils plus que de simples collègues ? 

- Donc si elle est morte après lui, poursuivit Max, une troisième personne était présente sur le toit.  

- Ou elle a sauté ? intervint Antoine, le deuxième scientifique. 

- Elle a peut-être sauté, admit Jo, mais il y avait forcément une troisième personne avec eux. Après un saut comme ça, on atterrit pas dans une position qui donne l'impression qu'on s'est simplement endormie...

- Je suis tout à fait d'accord ! Mais j'ai une longueur d'avance sur toi, le taquina Martine. J'ai une preuve qu'il y avait quelqu'un d'autre.

- Nous aussi ! la coupa Max, sûr de lui. On a trouvé une photo de Pierre Lehias pendant son service militaire. Et devinez dans quelle main il tient son arme ? La gauche ! 

- Et sur le toit, on a trouvé l'arme dans sa main droite..., réfléchit Antoine à voix haute.

- C'est bien tout ça, mais j'ai plus scientifique les garçons, rétorqua Martine, reprenant le match en main. Il n'y avait pas de trace de poudre sur la main droite de Pierre Lehias. Ni sur la gauche. Ni sur les mains d'Elysa Lebon. Or quand on tire, ça laisse des traces normalement.

- Des empreintes sur l'arme ? demanda Max.

- Aucune. Mais on sait qu'elle appartenait à Pierre Lehias, le numéro de série est enregistré à son nom.

- Ça colle avec ce qu'on a découvert, compléta Jo. Apparemment quelqu'un lui a volé son arme quand il était militaire. Soit il l'avait gardée, soit quelqu'un la lui a bien piqué et est revenu le tuer avec. Max, tu chercheras la personne sur laquelle Pierre Lehias a tiré avant de se faire renvoyer ?

Max aquiesça et rejoignit les trois autres enquêteurs qui venaient de se placer face à l'écran de travail. Une modélisation de la deuxième scène de crime y était projetée, tentant de révéler comment les événements s'étaient déroulés.

- On a creusé votre histoire d'obstacle entre les deux zones de sang retrouvées sur le toit, expliqua Martine en zoomant sur l'endroit précis. Les dimensions de ce corps étranger correspondrait à un humain. Un homme ou une femme légèrement plus petit que ce bel hibiscus. 

- Encore une preuve qu'il y avait quelqu'un d'autre..., continua Max. 

- Reste à savoir qui, reprit Jo en repensant aux personnes interrogées jusque là. Pour l'instant, on n'a pas vraiment de suspect.

- On ne vous a pas encore tout dit ! À toi Antoine ! encouragea Martine.

Elle laissa la télécommande de l'écran au jeune homme pour qu'il explique ses découvertes :

- J'ai d'abord analysé l'appareil photo retrouvé sur Pierre Lehias. Pas d'empreintes à part les siennes. Sur la carte mémoire, il y a plusieurs photos qui ont été faites entre 5h et 6h du matin.

Tous scrutèrent avec attention les photos qui défilaient sur l'écran. Elysa Lebon prenait la pose sur le toit éclairé par les premières lueurs du jour. Pour mettre en avant la robe qu'elle portait, elle dévoilait les différentes couches de tissus d'un geste ample, tournait le dos à l'objectif afin de révéler les détails cachés, faisait contraster la couleur blanc cassé avec le doré de son masque...

- Et leurs vêtements, ça donne quoi ? demanda Jo toujours aussi complentatif devant le travail réalisé sur cet habit.

- Je pense que la robe a été faite à la main, répondit Antoine en s'approchant du vêtement protégé par un plastique. Sûrement par Elysa Lebon elle-même. D'ailleurs Martine a trouvé des traces de piqûres d'aiguilles au bout de ses doigts.

 - On confirme, lança Max. L'Opéra nous a dit ce matin qu'Elysa Lebon créait des costumes et qu'elle les prenait ensuite en photo avec Pierre Lehias. 

Les indices récoltés par les deux équipes se recoupaient et commençaient à tisser des fils éclairant petit à petit les zones sombres de cette enquête.

-  Dis leur pour le masque, trépigna Martine en donnant un coup de coude à son collègue.

- Justement, j'y viens, répondit Antoine, énigmatique. On a trouvé deux ADN différents sur les coutures.

-  Et ? s'enquit Jo plein d'espoir.

-  Et bien il faudra attendre les résultats... L'un est sans doute celui de la victime, et pour l'autre on ne sait pas encore. On aura ça dans 2 ou 3 jours.

- Alors, qui c'est qui gagne le match des indices ? reprit Martine, ravie. Vous nous devez un restau les garçons !

Les deux scientifiques se félicitèrent en se tapant dans la main, fiers de leur travail. L'une, les cheveux blancs et bouclés, avait un sourire à faire trépasser ceux qui ne l'étaient pas encore. L'autre, bien plus jeune mais non moins brillant, la regardait avec bienveillance et un soupçon d'admiration. 

Un petit élan de douceur s'emparait de Jo à chacun de ses échanges avec Martine et Antoine ; leurs joutes lui permettaient de ne pas se morfondre devant les atrocités auxquelles ils faisaient régulièrement face. Sans ces petits jeux qui mettaient la mort à distance pendant un court instant, il ne travaillerait sûrement plus là depuis longtemps.

Suivant le pas assuré de Max, Jo sortit de la petite salle en mettant de l'ordre dans ses idées. Toujours pas de suspect à l'horizon mais, après tout, la journée n'était pas encore finie. Un bal masqué les attendait.