La maison était à présent silencieuse, un silence de mort régnait dans les longs couloirs de la demeure. Tin avait lui aussi rejoint sa chambre mais il ne dormait pas, allongé sur son lit, il n’arrêtait pas de penser à un sortilège. C’était un très vieux et dangereux sortilège qui pouvait permettre aux morts de revenir à la vie grâce à un sacrifice, mais soudainement il secoua énergiquement la tête, non, il ne devait pas se plier à une telle puissance. Sa magie devait servir pour le bien de tous et non pas pour cette utilisation dangereuse et personnelle, le passé était le passé. La personne dont Rina avait essayé de parler était une personne qui fut un temps était d’une importance capitale pour lui, tout autant que Mia aujourd’hui.
Mathias.
Malheureusement c’était un Jiklo même si leur amitié était profonde depuis l’enfance. Tin se retourna dans son lit, des larmes pleins les yeux. Le jour où le ballon d’un inconnu avait atterri dans le terrain du manoir avait été une bénédiction pour le petit garçon qu’il était. Tin qui était dehors avait vu cette petite balle glisser jusqu’à ses pieds avant de voir où le propriétaire se cachait, enfin, essayait, pour ne pas que le « méchant » Sokl ne le voit. Il avait pris dans ses petites mains pleines de terre la petite balle et l’avait apporté doucement au jeune garçon qui tremblait presque de terreur derrière cet arbre.
— Tiens, je crois que c’est à toi.
Tin avait eu une petite voix timide en tenant bien en avant le ballon. Le petit garçon quant à lui tendit fébrilement ses petits bras pour choper rapidement l’objet qu’il avait perdu. Tin avait bien vu dans ses yeux qu’il voulait s’enfuir en prenant ses jambes à son cou et très honnêtement il n’en serait même pas étonné. Depuis toujours on le fuyait quand on le voyait et c’était encore pire dans les écoles dès qu'on remarquait une quelconque trace de magie chez lui.
— Mer… Merci monsieur Sokl.
— Pardon ?
— Tu vas me tuer ou me transformer ?
Tin paraissait horrifié, son petit visage angélique semblait s’étirer de stupeur. Il n’en revenait pas qu’un petit garçon de son âge ait aussi peur de lui pour l’appeler monsieur et surtout lui demander s’il allait user de sa magie sur lui. Il en était dépité, tant que ses yeux s’étaient embués de tristesse et de colère. Il avait regardé le jeune garçon face à lui et s’était rendu compte qu’il avait une sincérité profonde sur son visage, il s’était demandé si ses parents l’avaient conditionné depuis qu’il était enfant de sorte qu’il dise « monsieur » à chaque fois qu’il voyait quelqu’un utiliser de la magie. Tin pensa tout d’abord que c’était sans doute pour montrer une forme de respect pour que les siens aient pitié et ajouter le « Sokl » s’était peut-être pour appuyer le fait qu’ils n'étaient pas du tout comme eux, nouvelle façon de les éloigner de la société. Doucement, le petit blondinet hocha doucement la tête de gauche à droite pour montrer qu’il n’était pas d’accord. Malheureusement il ne reçut pas le résultat escompté, le petit garçon eut un rictus apeuré sur son jeune visage et il semblait s’apprêter à hurler pour alerter les villageois. Pour éviter cela, Tin l’avait devancé, il ne voulait inquiéter personne :
— Non, je ne te ferai aucun mal ! Je ne suis pas méchant.
Il avait présenté la fin de sa phrase en un simple murmure, comme s’il cherchait à convaincre le garçon et lui-même.
— Pourquoi ?
Il avait dit cela comme si c’était une évidence que Tin l’attaque de sang-froid.
— Parce que nous ne sommes pas comme ils disent chez toi.
— Ils disent quoi chez moi ?
Le petit garçonnet répondait du tac au tac et cette fois Tin voyait avec détail le visage de l’enfant, a vrai dire le jeune garçon s’était avancé par curiosité et était donc sorti de sa cachette. Il avait des cheveux châtain clair légèrement bouclés mais ses yeux l’étonnait, ils étaient gris. Gris comme la peinture dans la salle de bain. Il remarqua aussi que des petites taches de rousseur pointaient sur le bout de son nez comme sur celui de sa petite sœur. Tin l’avait regardé avec étonnement, d’habitude les gens partaient à sa vue et ne faisaient pas, au contraire preuve de curiosité à son égard.
— Je… Ils disent que je... que nous sommes méchants. Moi et ma famille.
— Oui.
Le petit garçon répliqua cela avec sa petite voix de jeune enfant, ce n’était pas une critique, c’était une simple constatation. Le Tin de la réalité avait souri en se souvenant de ce détail.
— Mais pourquoi ?
— Maman m’a expliqué que c’est comme ça depuis des siècles, quand les gens comme toi faisaient peur aux gens comme moi, tu connais ?
— Oh oui je connais, Papa et Maman m’en ont parlé aussi. Mais on n’est pas comme eux nous, on est devenu gentil. C’est comme chez vous, il y a des méchants et des gentils.
Durant ce souvenir, Tin avait six ans, Rina seulement quatre et Mino deux. Sa sœur n’avait pas encore le sceau sur le cœur et la famille vivait encore soudée avec moins un parent qui était perpétuellement au manoir.
— Mais si vous êtes gentils, pourquoi les gens ne vous aiment pas ?
— Parce qu’on dit qu’on n’est pas normaux, on est différents de vous et vu que vous êtes plus nombreux c’est vous qui gagnez.
— Comme pour le jeu des petits chevaux ?
— Euh oui c’est ça.
À présent, le petit garçon était juste devant lui, à quelques centimètres, ils se regardaient, les yeux fixés les uns dans les autres. Le jeune garçon avait un petit short jaune avec un t-shirt semblable à une marinière, similaire à celles que portent les marins présents sur la côte Est du royaume. Il avait aussi de petites chaussures ouvertes, c’est vrai qu’on était au mois de juin. Quant à lui, Tin, avait un short bleu et un t-shirt rouge avec des sandales bleues, Tin n’osant pas bouger, prostré à la fois de peur et de surprise. Jamais un petit garçon ou même une petite fille l’avait approché d’aussi près et lui avait adressé la parole hormis à propos des particularités de sa famille, il était tiraillé à la fois par l’envie que sa maman vienne le délivrer de cette situation et l’envie que personne ne le trouve pour continuer de parler à ce petit curieux. Tout à coup, quand Tin restait dans ses pensées, le petit garçon pencha sa tête brune sur le côté et lui parla doucement.
— Comment tu t’appelles toi ?
— Euh... Je suis Tin...
— Tu as l’air plus grand que moi.
— J’ai seulement sept ans et toi ?
— Cinq.
Sa voix déraillait, bégayait, il paniquait à vrai dire, l’habitude d’être avec des enfants n’avait jamais été très présente chez le petit bonhomme.
— Pourquoi tu as peur de moi ?
Il avait dit ça d’une voix intriguée, même s’il tenait encore son petit ballon sous le bras droit, il avait à présent un peu de tristesse sur son joli visage.
— Je... Je n’ai pas peur de toi !
— Si ça se voit, dis-moi.
Tin qui avait repris une posture plus imposante et droite pour appuyer ses propos qui signifiait que lui, il ne pouvait pas avoir peur d’un simple Jiklo de base, Mais rapidement il avait rabaissé celles-ci quand le celui dont il ne connaissait pas encore le nom affirma ses pensées.
— Tout simplement parce que personne ne me parle normalement de chez vous
— Mais si regarde, je me ferai gronder c’est sûr, mais je te parle.
Il avait dit cela en touchant son menton, pensif, de sa main à présent pleine de terre.
— Pourquoi tu me parles si tu vas te faire sermonner ?
— Je voulais voir de moi-même si vous étiez méchant et je pense que ce n’est pas le cas. J’avais peur au début mais en fait ça va. De toute façon mon papa et ma maman sont trop occupés pour jouer avec moi, je suis souvent tout seul.
Tin avait haussé un sourcil surpris et osa demander quelque chose à l’être pas si méchant que ça.
— Dis ? Comment tu t’appelles ? Tu ne m’as pas dit.
— Oh moi ? Je suis Mathias, Mathias Thinken.
Mathias Thinken ? Tin connaissait bien cette famille, elle était assez proche de la sienne jadis mais quand ces derniers ont appris les pouvoirs qu’ils avaient, ils ne leur ont plus jamais adressé la parole. C’était une famille qui faisait partie de la petite bourgeoisie et bien entendu ils avaient aussi subi la pression des autres villageois. La différence de langage était palpable, même s’ils avaient grandi dans un environnement similaire, la famille Grintofk était fortement réputée pour leurs bonnes manières et leur façon de parler. Tin le regarda alors d’un air soupçonneux, il allait ouvrir la bouche quand celui-ci l’avait devancé.
— Je sais que nos familles, enfin… La mienne n’aime pas la tienne, mais…
L’hésitation qu’il avait marquée effraya Tin, par peur que celui-ci ne l’insulte ou quoi que ce soit.
— Pourquoi nous ne pourrions pas faire autrement ?
— Comment ?
Tin marqua un temps d’attente avant de continuer.
— Tu veux que nous devenions copains ?
— Oui.
La voix du jeune garçon s’était faite moins assurée qu’auparavant, à présent c’était Tin qui prenait de l’assurance. Il lui posa sa petite main sur l’épaule et lui offrit un sourire.
— Faisons ça !
— Que vont dire tes parents ? Je ne suis pas comme vous moi.
— Viens avec-moi si tu veux le savoir.
Tin était amusé de voir que ce nouveau copain se préoccupait plus de l’avis des parents de l’inconnu plutôt que des siens, le petit blondinet avait commencé à avancer vers sa maison en l’invitant à le suivre. Quant à Mathias, lui, avait une expression légèrement effrayée sur le visage mais tout de même sous l’emprise de la curiosité, il avait avancé et suivi Tin chez lui. La première chose qu’il vit fut la maman de ce-dernier, Jeanne. Elle avait souri en voyant le compagnon de son fils et l’avait accueilli comme si de rien n’était, comme si les différences qui les accablaient n’existaient pas.
Cette première rencontre avait entraîné quatorze ans d’une amitié plus que soudée. Les parents du jeune Mathias faisaient semblant de ne pas voir que leur fils adorait le jeune Sokl mais à la vue du monde ils n’en disaient rien. Ils ne disaient surtout pas qu’ils appréciaient un minimum cette surprenante famille que leurs ancêtres avaient jadis méprisée.
Malheureusement, quand Tin et Mathias se sont engagés dans l’armée de leur empire, ils furent envoyés pour calmer une violente guerre de clans dans un recoin de leur terre natale. Les deux jeunes hommes affrontaient les ennemis sans ménagement mais l’un avait un avantage, l’avantage de la magie. Mathias savait très bien que son frère de cœur avait cette singularité et que Rina, qu’il considérait comme sa propre sœur, avait Zluna en elle. Il avait grandement épaulé cette famille meurtrie par la nouvelle.
Tin avait appris des contre-attaques magiques à Mathias, ce phénomène était possible grâce à un objet que son propre père avait ensorcelé pour le protéger. Malheureusement, ce jour-là, alors qu’il savait très bien s’en servir à l’accoutumée, il avait été face à un Sokl de naissance. C’était le genre de Sokl qui avait mal tourné et qui avait monté la tête aux Jiklo pour qu’ils deviennent des Ziny sans la moindre pitié.
Tin avait essayé de contre-attaquer pour protéger celui qu’il aimait comme un frère mais le Sokl avait prononcé une incantation irréversible trop rapidement et avait disparu dans la même seconde sans que Tin puisse voir son visage. Il avait pendant de longues minutes été devant ce corps sans vie, incrédule, mais quand il fut reconnecté à la réalité, il s’était jeté sur lui sans réellement réaliser. Son visage s’était soudain baigné de larmes et sa voix, cassée, murmurait ou criait son nom sans relâche. Les bras du jeune homme agrippaient le torse de son meilleur-ami qui ne bougeait que sous le coup de ses propres sanglots. Après un temps interminable à des essais de soins, de sortilèges qui n’aboutirent à rien, il s’était relevé. Il avait réalisé qu’il était à découvert et c’était mauvais pour lui. Il ne voulait pas déshonorer Mathias en mourant comme un lâche, alors Tin s’était relevé et avait haussé ses mains, se concentra du mieux qu’il put et fit disparaître ce corps qui réapparu dans la serre de sa sœur tout en priant intérieurement pour qu’elle ne tombe pas dessus par inadvertances. À la suite de cela, il était reparti combattre plus rageusement que jamais, un trou béant dans le cœur qui ne s’était toujours pas refermé au bout de deux longues années. Depuis ce jour, il remerciait sa famille et surtout sa fiancée de l’avoir relevé à la suite de ce drame. Il s’estimait heureux d’avoir encore les siens mais à partir de ce moment-là, il faisait tout pour les protéger encore plus et c’était pour cela qu’il avait paniqué plus que de raison quand il avait reçu la lettre de Mino la veille, il n’avait pas voulu replonger dans la torpeur une nouvelle fois.