J’habite dans les frontières, là où le Cloud passe presque jamais.
Dans le vieux diner au coin de la rue, celui avec les néons verdâtres qui clignotent au plafond, il y a une télé morte montée au mur que personne a songé à enlever et des tables en plastique orange. La mienne colle, et sent un peu le milkshake à la banane, quand on la renifle d’assez près. Affalée dessus, la joue appuyée sur mon bras étendu, je respire à plein poumons les additifs chimiques, venus tout droit d’un passé au goût d’avenir.
J’ai vu un film, une fois. En fond d’une scène, un gosse aspirait un milkshake à travers d’une épaisse paille jaune. Je connaissais ça, je pouvais imaginer le goût sur sa langue : j’avais aimé ça, cette impression furtive que les gens de là-bas vivaient parfois les mêmes choses que nous, les oubliés des frontières. Quand le Cloud passe, c’est souvent la nuit, les adultes réveillent les petits et tout le monde sort. L’air bourdonne, les étoiles sont des petites lueurs rouges. Chacun a dans les mains de noirs miroirs de toutes tailles. Ordis, tablettes, portables, les différences se sont étiolées au fil du temps, maintenant on les désigne juste par leurs dimensions. J’ai un Petit. C’est plus coûteux à recharger. Pour ce que je m’en sers....
Il y a des postes fixes, bien sûr, comme ceux du cybercafé de l’autre côté de la rue. À travers la vitre, superposé au reflet de mes cernes, je vois des silhouettes isolées, courbées au-dessus de leur clavier, fantomatiques dans la lumière bleutée. On y met des disquettes, des clés, des morceaux de plastique carrés ou rectangulaires, ou ronds, parfois, et il y a dessus le même genre de données que celles transportées par le Cloud, seulement elles y ont été gravées, encodées, que sais-je, une petite éternité plus tôt. Leurs contenus sont rongés par les années écoulées, souvent littéralement. De temps en temps, c’est juste qu’on comprend plus de quoi ça parle.
Pourquoi ils s’acharnent ? C’est passé, ou c’est pas d’ici. Ça nous concerne pas. Plus grand-chose nous concerne, à part ce qui nous maintient en vie, dans notre trou du cul d’un monde à chier. Peut-être. Pourquoi on s’acharne, en fait ? On sait ce à quoi on pourrait rêver. Mieux. Autre. On sait que ça viendra pas. On sait que c’est terminé.
Une femme s’arrête au comptoir. Elle a pas l’accent d’ici. Elle s’enquiert du menu. Qui du coin demande après le menu ? Pat’ sert les mêmes choses depuis ma naissance, au moins, ses pancakes noyés de sirop et ses sandwichs au contenu douteux. Du café, beaucoup de café, fort à réveiller un mort, si bien que c’en est presque suffisant pour me redonner vie après un double shift au boulot. Des milkshakes, à la banane, donc. De l’alcool, jamais. Ni d’eau, non plus. Elle raconte que son mari était alcoolique, violent. Je me demande qui dans sa famille est mort noyé.
La femme me passe à côté sans m’accorder un regard. Il y a une étiquette qui dépasse de son sac, qu’elle a pas retirée. Un carré plastifié blanc, qui clame en lettres colorées que l’objet est « fait-main ». Coupé, cousu, assemblé, par dix doigts humains. Vingt peut-être. Trente ? J’y connais rien à la confection de sacs à main. Ni à la confection de grand-chose, en fait. Personne a pris le temps de m’apprendre.
Je travaille à l’usine. On y fait des boîtes de conserve, remplies de pâte nutritive de toutes les teintes. Je sais pas comment on obtient la pâte, je suis jamais allée dans cette partie du bâtiment, j’ai pas les autorisations, et puis à quoi bon ? Par contre, je m’y connais dans la confection de ces petites boîtes rondes aux bords blessants. Je sais comment qu’on découpe les feuilles d’alu qu’on reçoit, qu’on y imprime les logos corpo, qu’on les déforme et les soude et les redécoupe et les façonne jusqu’à la forme finale que tout le monde connaît. Je sais que c’est moi qui met la chaîne sous tension, le matin, moi qui actionne le levier pour la découpeuse, moi qui place les morceaux dans la gueule de la machine et moi qui les récupère quand elle les recrache une fois sa mission accomplie.
Il viendrait à l’idée de personne de qualifier nos boîtes de « fait-main ». Qu’est-ce qu’ils ont, mes dix doigts, pourtant : pourquoi ils ne comptent pas ? Pourquoi mes mains à moi font-elles partie de la machine ?
Des pourquoi, j’en avais à la pelle, quand j’étais gosse. Pourquoi y avait pas d’étoiles dans le ciel ? Pourquoi des vieux bouquins parlaient du world wide net, pourquoi nous on avait pas ça ? Pourquoi on recevait les infos avec des mois, des années de retard, pourquoi on nous avait oubliés ?
Certaines questions, c’était facile d’y répondre. Plus d’étoiles, parce qu’on s’était attelé à remplir même le vide des déchets de notre voracité. Plus de satellites, parce qu’on avait entouré notre planète d’une couche impénétrable de shrapnel et que rien ne pourrait plus jamais en quitter la surface sans être déchiqueté. Plus d’informations accessibles à tous, parce qu’on traversait pas à pied un désert nucléaire et que personne n’avait bien envie de se coltiner des jours entiers de voyage à l’intérieur d’une caisse en plomb où la température montait plus haut que dans un four, comme dans tous ces pays devenus fournaise où la vie n’avait plus droit de séjour.
Pourquoi on en était arrivé, à force de convoiter le plein, le tout, le surplus, à compter les absences ?
Je sais pas quelle heure il est. Il fait sombre, dehors, mais je saurais pas dire s’il fait nuit, ou nuageux, ou si c’est seulement notre brouillard de déchets luisants, là-haut, qui bloque les rayons du soleil d’été. Enfin, je crois qu’on est en été.
Je sais que je travaille demain. Aujourd’hui. Le Grand Roux sait où me trouver, il passera pour me traîner jusqu’à mon poste, et à la pause on grimpera peut-être sur le toit en tôle du cabanon, derrière l’usine, et on y fumera une clope, des herbes locales roulées dans une feuille qui brûle avec une odeur âcre de plastique fondu. J’aime bien ces moments qu’on passe ensemble. C’est peut-être pour ça que je consent encore à bouger mes fesses de la banquette qui a depuis bien longtemps perdu son rembourrage. Je suis pas sûre. Parfois je me dis que j’aimerais bien fusionner avec le faux cuir élimé. Que ça changerait pas grand-chose, ni à ma vie, et surtout pas à la marche du monde.
Je lèche mon index et, du bout du doigt, je trace une ligne propre à travers la couche collante et sucrée qui recouvre la table en plastique orange. Je dérape en arrivant au bord, ma manche s’étale dans la surface pégueuse. Dans un coin, un moucheron essaie de s’en extirper. Ses minuscules ailes vrombissent. Il s’immobilise, semble réfléchir, peut-être. Il range ses ailes et, du bout de sa trompe, recommence à manger. Est-ce que les moucherons pensent ? Je me demande s’il aura assez de sucre autour de lui pour substituer jusqu’à la fin de son existence en battements de cils. Je me demande s’il se demande ça, lui aussi.
Pourquoi on s’est pas demandé ça, nous aussi ?