Les élections étaient prévues pour la mi-juin. Début juin, la campagne redoubla d’intensité. Axel fut dépêché à la réunion conduite par la candidate progressiste, une certaine Mme Hest, dans une salle concurrente à celle où il avait vu Mme de Manze sur scène pour la première fois. Il était venu tôt afin de se trouver une place. Il n’eut pas trop de difficultés : la salle était aux trois-quarts vides lorsqu’il y fit son entrée. Il sortit son carnet et se prépara à la prise de notes.
– Ça alors ! Vous ici !
L’exclamation lui fit lever la tête.
– Je viens rétablir l’équilibre des partis, déclara Axel.
La journaliste prit le siège à côté du sien.
– Je vois.
Il y eut un instant de silence.
– J’ai lu ce que vous écrivez, finit par déclarer Francanella. (Elle tortillait l’un de ses gants entre ses doigts.) Vous avez un point de vue intéressant.
Il ne releva pas.
– C’était assez rafraîchissant à lire, continua-t-elle. Vous oscillez souvent, comme si vous aviez peur de vous laisser emporter par l’enthousiasme de la foule.
– Un peu de distance critique n’a jamais fait de mal à personne.
– Non, bien sûr. (Elle hésita.) J’espérais vous trouver ici, pour tout vous dire.
– Ah oui ? Vous manquez de compagnie, peut-être ?
– Bien sûr que non, répondit-elle sèchement.
– C’est vrai que l’assistance est un peu clairsemée, poursuivit Axel, alors que je n’avais même pas eu de places assises, il y a deux semaines.
– Ça ne commence que dans un quart d’heure. Vous verrez bien.
Elle ne lui adressa plus la parole. Tiens donc, l’avait-il vexée ? Il sourit.
La salle se remplit petit à petit. La société était un peu plus diversifiée : les tabliers se faisaient plus nombreux, mais les chapeaux à plumes restaient majoritaires.
– Que pouvez-vous me dire sur votre candidate ? Demanda-t-il à sa voisine.
Elle le fusilla du regard, mais consenti à répondre :
– C’est la fille d’une femme ayant fait fortune dans l’aciérie. Elle s’est lancée dans la politique il y a longtemps, mais n’a commencé à occuper des fonctions importantes au sein du parti que depuis une dizaine d’années – alors que votre Mme de Manze était une inconnue avant son élection surprise au parlement il y a deux ans. Elle est mariée et a cinq ou six enfants. Vous avez lu son programme ?
– C’est toujours la même chose. Moins de travail pour les travailleurs, sus aux inégalités sociales, plus de droits pour les provinces.
– Vous avez beau jeu de dire ça ! Parce que les conservatrices possèdent des idées originales, peut-être ?
– On ne leur demande pas particulièrement d’être originales. C’est dans leur nom. Tout ce qu’on attend d’elles, c’est qu’elles fassent en sorte que rien ne bouge jamais.
– Ce serait triste, non ?
– Pardon ?
– Que rien ne change jamais, je veux dire. Regardez, il y a quelques années, les Nouvelles ne vous auraient probablement jamais engagé, et vous signez encore vos papiers avec vos initiales.
– Je ne suis pas vraiment à plaindre. J’ai une vie somme toute assez agréable, et que l’on me charge de la couverture de cette campagne est une opportunité assez exceptionnelle.
Elle parut sur le point de répondre, mais elle fut coupée par l’arrivée sur scène de Mme Hert.
Il était amusant de constater que les deux femmes se ressemblaient plus qu’on ne le pourrait croire. Elles étaient toutes les deux vêtues à la dernière mode, le teint très pâle, les cheveux bruns-roux retenus dans des coiffures compliquées. Cependant, Mme Hert était d’une constitution plus robuste et avait des formes plus plantureuses, bien mises en valeur par la coupe de sa robe. Sa tenue en satin bleu clair brodé devait avoir coûté cher. Son chapeau était du même genre microscopique que celui de Mme de Manze, juste planté d’une longue plume noire. Les rides qui striaient le coin de ses yeux et son front indiquaient également qu’elle était sensiblement plus âgée que sa concurrente. Sur scène, elle se montrait plus mobile, plus spontanée. Elle était adepte des grands slogans, qui rythmaient son discours à intervalles réguliers. Axel les notait au fur et à mesure. La salle partait souvent dans de grands applaudissements, que l’oratrice semblait beaucoup apprécier. Elle conclut son argumentaire d’une exclamation, reprise par l’ensemble des spectatrices, avant d’être chaleureusement acclamée. Les sièges commencèrent à se vider.
– Voyez, commenta Francanella, c’est quand même plus vivant que les traditions et la puissance impériale !
Elle semblait très excitée. Des petites mèches de cheveux s’étaient échappées de sa coiffure et frisottaient autour de son visage et sur sa nuque. Ses yeux sombres brillaient. Ses joues et ses lèvres avaient rougi. Elle se redressa vivement, manquant perdre son chapeau dans le mouvement.
– Allez, venez, ne restez pas plantés là.
Elle lui tendit le bras, qu’il lui prit sans réfléchir. Ils progressèrent dans l’allée vers la scène, où s’entassait déjà un petit groupe de femmes.
– Félicitations, madame, de la part de la Messagère du peuple ! Salua Francanella.
Le nom déclencha une série d’exclamations enthousiastes. Un peu en retrait, Axel observait la scène. La candidate engagea une brève mais enjouée conversation avec la journaliste. Axel se souvint du retrait de Mme de Manze dans sa loge, de sa fraîcheur lorsqu’elle l’avait invité à la fin de son discours à la campagne. Mme Hert ne se faisait pas passer pour une princesse inaccessible, au moins.
Il fut interrompu dans ses réflexions par la vision d’une grande femme brune.
– Madame, salua-t-il galamment. Puis-je vous féliciter pour le mariage de votre fille ? Elle n’est pas avec vous ?
Mme Langlois lui décerna un regard noir.
– Vous vous êtes conduit comme un goujat ! Je croyais que mon époux vous avez interdit l’accès à notre maison !
– Nous sommes dans une réunion publique, fit remarquer Axel d’un ton léger, j’ai tout autant que vous le droit d’être ici.
– Vous écrivez pour ce… ce torchon ! Siffla Mme Langlois, comme si c’était une raison suffisante.
Elle ne put continuer. Francanella fit son apparition, les yeux brillants.
– Vous venez, Dautrieux ?
– Vous connaissez cet individu ? S’étrangla Mme Langlois.
– Oh, madame. Je ne vous avais pas vu. Félicitations pour votre fille.
Le ton de la journaliste était sensiblement plus froid. Mme Langlois marmonna un bref remerciement et tourna les talons. Dès qu’elle fut hors de vue, Francanella laissa échapper un ricanement.
– Qu’est-ce que vous lui avez fait pour qu’elle vous haïsse à ce point ?
– C’est une histoire trop longue pour être racontée ici.
– Vraiment ? Que dites-vous d’en parler autour d’un dîner alors ? Vous ne pouvez pas encore refuser !
– Je suis vraiment désolé, je dois aller mettre mes idées au propre avant qu’elles ne s’envolent.
– Décidément, vous êtes insaisissable, soupira-t-elle. À croire que vous ne voulez vraiment pas me voir.
– Voyons, je ne vais pas disparaître, sourit Axel. Vous retenterez votre chance une prochaine fois !
– Très bien, fit-elle d’un ton plus sec qu’elle ne le souhaitait. À bientôt, alors.
Ils se séparèrent.