Non. Nos deux romans ne comportaient pas ce passage.
Eventuellement une esquisse de nos personnages
Qui sans une parole se croisent, sans un regard se frôlent,
Pour continuer le texte, toujours droits dans leurs rôles.
Mais comment changer les mots imprimés d’un chapitre,
Pour y ajouter une scène aux accents romantiques,
Et, d’un style fluide, y ouvrir une immense parenthèse,
Pour que le lecteur y plonge et s’évade à son aise ?
Ce n’était pas prévu : ni là-bas, ni par ici.
Nous ne devions pas nous trouver là, dans cette partie.
Non. Peut-être bien celle d’après ou encore celle à suivre.
Mais que veux-tu : quand l’inspiration vient, elle doit vivre.
Devant une machine à écrire, devant un tableau,
Elle a tout son temps, pas de corps ni de tombeau.
Il ne suffit pas d’un trait raté d’une main d’artiste
Pour la soumettre, lui ôter son âme fantaisiste.
Et tout ce qui est connu, un scénario entier,
Elle peut, à son bon gré, l’effacer et ajouter
Du beau. Que dis-je, du sublime, de la grâce, du hasard,
Et créer, de son esprit, une exquise œuvre d’art.
Lecteurs de nos vies, nous ne pouvions pas résister
A cet éveil, cette chaleur et cette bouffée d’air frais ;
Cette imagination qui faisait vibrer nos corps.
Y croire ; réécrire le réel : ce fut notre seul tort.
Nous n’avions pas de guide, ni de méthode, ni de maître.
Pour faire un peu de place, oui ! Pour ce qui devait être.
Car nous avions tout un monde à écrire de nos mains…
Fous ! Nous nous pensions aussi puissants que le divin.
Et notre roman, baptisé d’un si joli prénom,
Il me semblait aussi léger qu’une bulle de savon.
C’était notre refuge secret, éloigné des soucis.
Notre œuvre la plus sincère, vraie.., la plus fragile aussi.
Non. Pour faire cela, nous n’avions pas de plume magique
Qui empêche l’encre de sécher et l’histoire d’être tragique,
Qui empêche l’inspiration de disparaître vraiment,
Craquant sous les contraintes et les sentiments brûlants.
Notre histoire ne pouvait vivre que si elle était libre,
Si elle sortait des lignes qui, sans faire attention, vident ;
De ces cadres qu’on s’impose sans en comprendre la raison,
Peut-être par peur d’être soi-même, d’être jugé pour dire non.
Cette histoire est devenue pour moi insoutenable,
Malgré l’amour y régnant, je n’étais plus capable
D’y voir l’exquise œuvre d’art, la grâce ou le sublime.
Je n’étais qu’un personnage déchiré dans l’intime.
J’avais beau y mettre couleurs et points d’exclamation,
Rendre encore plus épique notre imaginaire fiction,
L’inspiration avait quitté mon cœur d’écrivain.
Je n’avais plus l’espérance pour tracer nos destins.
Ce roman en suspens, oui, celui qu’on a écrit,
Je le garde comme un trésor quelque part sous mon lit.
Je n’ose pas l’ouvrir, le lire, de peur de l’écorner,
Ou d’en déchirer des pages sous le poids des regrets.
Je sais : nous avons repris le cours de nos romans,
Peuples-tu le tien de chagrins et d’infinis tourments ?
De souvenirs à vif ? Ton âme est-elle écorchée ?
En lisant mon prénom, peux-tu, toi, ne pas pleurer ?
Je sais aussi, au fond : ce n’était pas une erreur.
Ce qu’on a écrit était vécu bien avant l’heure.
Car nous avions sauté quelques passages, trop de chapitres,
Impatients de la rencontre, nous avions lu trop vite.
Qui sait : des lettres et des mots que nous reconnaîtrons
Feront-il raviver la plume de l'inspiration
Et danser sous nos yeux des personnages oubliés ?
Ils nous ressembleraient et ils auraient les mêmes traits.
Mais seront-ils enfin libres d’exister et d’aimer ?