Mélancolie

Notes de l’auteur : Je vous présente une nouvelle que j'ai écrite lors de ma première d'université, pour un cours optionnel. La professeure nous avait donné un sujet très simple. Notre nouvelle devait commencer par la phrase : « quand elle entendit la sonnerie de la porte, Elsa accourut joyeusement ». Il m'a fallu un moment pour trouver l'inspiration, notamment parce-que le prénom « Elsa » ne me plaisait pas. Je vous laisse découvrir comment j'ai contourné cette difficulté... Bonne lecture! :)

Quand elle entendit la sonnerie de la porte, Elsa accourut joyeusement. Sa journée avait merveilleusement commencé. Elle n'était pas d'un naturel extravertie d'habitude, mais ce jour était différent. En tant que tournant majeur dans sa vie, il serait marqué d'une pierre blanche. Il lui importait beaucoup qu'il s'achève en beauté, ses sautes d'humeur ne devaient en aucun cas interférer dans le bouquet final que serait cette rapide entrevue.

Plus tôt, dans la matinée, l'air de C'est écrit avait retenti dans la maison, voyageant jusqu'à sa chambre. Lorsqu'il avait finalement atteint ses oreilles, Elsa avait sauté hors de son lit, repoussant si fort les couvertures qu'elle l'avait à moitié défait. Cela l'avait fait jurer et maudire le ciel à voix haute mais elle s'était rapidement reprise, se disant à elle même que cet accès de colère était inutile. Sa seule utilité notable aurait été de lui faire rater l'appel, si cela pouvait se compter en tant que telle.

Elsa, qui n'aimait d'ailleurs pas ce vulgaire diminutif de son plus noble prénom Élisabeth, était sortie avec hâte de sa chambre et avait dévalé les escaliers, faisant un bruit si infernal qu'il aurait certainement réveillé un mort pour si peu qu'il eût résidé dans les environs. Elle avait attrapé son mobile et décroché. Le silence s'était fait dans le hall. Pendant un instant,
Élisabeth avait cru qu'il n'y avait personne au bout du fil. Elle entendait pourtant quelques grésillements qui lui rappelaient davantage une respiration posée que le souffle du vent. Vexée d'avoir été sortie de son sommeil par un méprisable canular, elle était sur le point de raccrocher lorsque l'importun avait pris la parole.

Sa voix était douce, empreinte de gentillesse. Un charme délicieux s'échappait de ses paroles flatteuses, pénétrant ses pensées les plus intimes. La gêne s'était progressivement emparée de son corps, ses joues prenant une teinte enflammée. L'homme qui parlait lui était inconnu. Cependant, elle se sentait comme reliée à lui par un lien indéfectible, un lien qui la dépassait. L'appel avait été relativement long. Lorsqu'elle avait finalement raccroché, le matin était déjà bien entamé. Après tant de compliments, elle ne voyait pas comment sa journée aurait pu mal tourner. Il aurait fallu un cataclysme ou un événement terrible pour la démoraliser. Le rendez-vous qu'elle avait fixé représentait l'apothéose de sa journée, rien à ses yeux n'aurait pu perturber son bonheur.

Bien réveillée et d'excellente humeur, Élisabeth s'était mise à ses occupations quotidiennes. Après avoir pris un bon petit déjeuner, elle aimait prendre le temps de s'habiller, refaire son lit, écouter de la musique classique. Elle avait une vision très personnelle du monde, considérant qu'il fallait profiter de chaque instant, même du plus simple, car on ne pouvait pas savoir ce que réservait l'avenir. Elle se délectait de la moindre de ses actions, s'interdisant de regretter quoi que ce soit. Ses erreurs étaient des leçons, elle les apprenait avec motivation.

Après ce court rituel d'après réveil, elle s'était demandée quelles étaient ses envies. Il était primordial qu'elles soient prises en compte dans son emploi du temps. Si elle n'y parvenait pas un jour, elle considérait que ce n'était pas une excellente journée, à moins qu'elle n'ait rien désiré qui en vaille la peine. Cependant, il n'était pas toujours aisée de déterminer ses envies profondes. Il fallait déjà avoir une certaine connaissance de soi pour en être capable.

Habituellement, Élisabeth serait allée chez le boulanger après tout cela. Sentir l'odeur du pain frais, vouloir y goûter de tout son coeur... Elle se laissait facilement attirer et cédait à la tentation avec beaucoup de plaisir. Dans sa vie remplie de solitude, c'était une tradition qu'elle chérissait plus que toutes les autres, qui n'étaient que très rares. Elle aimait conserver une certaine stabilité dans sa vie. Garder des repères était essentiel pour elle car elle n'avait pas de véritable quotidien. Le peu d'habitudes qu'elle avait étaient le matin en se levant et le soir en se couchant. Le reste était susceptible de changer n'importe quand. Ce mode de vie lui convenait parfaitement car elle avait la malheureuse tendance à tomber dans l'ennui très rapidement. Elle aurait aimé être bercée par le confort de la routine mais c'était au-delà de ses forces.

Élisabeth n'était donc pas allée chez le boulanger. Elle était passée devant pour humer ce délicieux parfum plein de promesses... Il lui était si cher. Elle
avait résisté de toutes ses forces, se résignant finalement en pensant au lendemain. Pour la peine, elle achèterait un deuxième croissant!

Alors que la bibliothèque se faisait plus proche à chacun de ses pas, une partie de sa précédente conversation téléphonique lui était revenue en mémoire. Le reste restait floue, elle n'avait pas encore exactement compris tout ce que l'inconnu lui avait dit. Il avait semblé si passionné, si triste... Il n'avait pas non plus été avare de compliments. En fait, Élisabeth aurait vraiment voulu savoir qui il était car sa façon de lui parler avait été si intrigante qu'on aurait pu croire que c'était un ancien amant. On aurait dit qu'il savait tout d'elle, des textes qu'elle avait écrits.

Elle chassa toutes ces questions de son esprit et continua de marcher jusqu'à atteindre un grand bâtiment, paradis des livres auquel elle se rendait chaque jour. Être si bien entourée stimulait son inspiration. Elle se sentait chez elle parmi ces centaines d'ouvrages contenant chacun des siècles d'histoire, ou simplement l'imagination débordante d'un auteur.

Alors qu'elle commençait à écrire, elle s'était souvenue de tous ces bons moments qu'elle avait passés à la bibliothèque universitaire, seule ou avec ses
amies. Le temps s'était si vite envolé, la laissant désorientée dans une vie active dont elle ne voulait pas. Tout comme ce géant éternel, elle s'était enfuie à la recherche d'une terre où elle se sentirait mieux. Lorsque les tracas de la ville avaient enfin été loin derrière elle, cela avait été un véritable soulagement. Elle avait besoin d'un environnement calme, favorable à l'inspiration. Elle avait finalement trouvé refuge dans ce village dont le seul attrait touristique potentiel aurait été sa bibliothèque. Vieille de plusieurs centaines d'années, elle était gigantesque. Sa richesse était tant architecturale qu'intérieure. Lorsque Élisabeth s'asseyait au milieu des étagères, son portable sur les genoux, le monde n'existait plus. Elle s'en allait vers d'autres réalités pour quelques heures, vivant des aventures extraordinaires en compagnie de ses personnages.

Cet état de transe dans lequel elle se plongeait était occasionnellement interrompue par une prise de conscience qui arrivait souvent avec quelques
dizaines de minutes de retard. Elle avait parfois rendez-vous au restaurant avec une amie qu'elle connaissait depuis une dizaine d'années.

Ce jour n'avait pas fait exception. Comme à son habitude, elle avait regardé sa montre vers treize heures. Dans un premier temps évidemment, l'information urgente que lui renvoyait le bracelet ne l'avait qu'effleuré. Il avait fallu attendre encore un bon quart d'heure pour qu'elle atteigne ses pensées tant elle était perdue à l'intérieur. Cela ne lui aurait pas posé de problèmes de rester en elle jusqu'à ce que la nuit soit tombée, vagabondant dans son propre corps. Il lui avait cependant fallu se reconnecter avec la réalité. Comment avait-elle osé faire patienter son amie encore une fois...

Quand elle était arrivée, Alice avait déjà pris place à une table, à l'extérieur du restaurant. Elle n'avait pas commandé bien sûr, elle savait très bien que son amie serait en retard et avait prévu un livre. Elle ne pensait d'ailleurs pas qu'Élisabeth arriverait si tôt, il n'était pas rare qu'elle ait une heure de retard de plus. Pendant un instant, Alice se demanda comment quelqu'un pouvait être si distrait. Elles se connaissaient depuis plus d'une décennie à présent et pouvaient certainement réciproquement se qualifier de meilleures amies. Pourtant, Élisabeth continuait d'enchaîner les retards à leurs rendez-vous. Ce fait était interpellant mais il n'était pas temps de s'en soucier, elles en discuteraient une autre fois.

Les deux amies qui ne s'étaient pas vues depuis une semaine avaient été très heureuses de se retrouver. Il était rare qu'elles ne se voient pas pendant une si longue période mais elle étaient toutes deux très occupées. Elles partagèrent le repas de midi en parlant beaucoup, se racontant leurs aventures
respectives. Alice était partie quelques jours à Paris. Elle y avait rencontré un écrivain prometteur mais il était encore loin du niveau d'Élisabeth. Il se
lançait dans son premier roman mais souffrait quelques difficultés. Elle lui avait apporté son soutien et son expérience. Il était désormais débloqué et
poursuivait sa route. Il avait bien sûr conservé sa carte au cas où il voudrait faire publier son histoire quand elle serait finie.

Élisabeth avait ensuite fait l'effort de se rappeler sa conversation téléphonique du matin, estimant nécessaire de raconter à sa meilleure amie cet événement étrange. Elle lui parla de l'émotion dans la voix de son interlocuteur, de comment il l'avait profondément remerciée. Elle ne lui dit pas que depuis son passage à la bibliothèque, elle pensait se souvenir d'un ton triste. Elle n'avait pas remarqué immédiatement. Il avait très bien caché son jeu pendant la conversation, s'exprimant d'un ton faussement joyeux. Elle n'y avait pas prêté attention mais cela l'inquiéta soudainement. Elle s'était empressé de cacher son désarroi à Alice qui, fort heureusement, regardait la forme des nuages à cet instant précis.

Après avoir passé deux heures au restaurant pour ne finalement manger que très peu, les deux femmes avaient décidé d'aller au cinéma. Elles voulaient profiter à fond de l'après-midi et du peu de temps qu'elles pouvaient passer ensemble. Elles savaient très bien qu'elles ne se verraient pas le lendemain. Il fallait donc profiter un maximum.

Le film avait été plutôt sombre. Le début avait pourtant été très lumineux. Puis, Peu à peu, les événements avaient pris une toute autre tournure et le personnage principal s'était fait éliminé par un autre personnage d'une manière qu'Élisabeth aurait volontiers qualifiée de désinvolte. En sortant de la salle, elle avait confié cette opinion à Alice. Les deux avaient échangé pendant un long moment, se rendant compte qu'elles étaient toutes les deux frustrées par le dénouement. Elles n'étaient cependant pas déçu d'être allées le voir et pensaient en tirer un enseignement.

En début de soirée, vers dix-sept heures, Élisabeth avait raccompagné Alice chez elle. Elle étaient passées par le parc, endroit qu'elles chérissaient plus que tous les autres car c'était le lieu de leur rencontre.

Élisabeth était en train d'écrire quand elle avait entendu quelqu'un pleurer derrière elle. C'était une jeune femme d'une vingtaine d'années, peut-être davantage. Elle était allée à sa rencontre, l'invitant à s'asseoir près d'elle. Elle aurait pu mal réagir, elle ne l'avait pas fait. Triste et seule, elle avait accepté ce refuge que lui offrait cette inconnue et lui avait raconté son histoire. Élisabeth l'avait écouté jusqu’au bout, sans l'interrompre. C'était un privilège de se voir accorder tant de confiance, elle lui avait donc donné la sienne également. Elle lui avait tout dit et leurs deux vies s'étaient irrémédiablement retrouvées liées. Pendant plusieurs heures elles étaient ensuite restées couchées dans l'herbe, Élisabeth lisant ses écrits à Alice. Elles s'étaient bien trouvées. L'une était éditrice, l'autre écrivain. L'une avait peu d'expérience, l'autre n'avait plus personne pour publier ses textes. Le marché avait vite été conclu, Alice étant complètement hypnotisée par la beauté des mots qu'employait sa nouvelle amie.

Après avoir déposé Alice, Élisabeth n'était pas directement rentrée chez elle. Elle aimait marcher lentement, savourant la différence de chacun de ses pas, la douceur de l'air qui se rafraîchissait, tandis que l'été laissait progressivement place à l'automne. Il lui avait fallu une bonne demi-heure pour que sa maison se dessine finalement à l'horizon. Lorsqu'elle avait regardé sa montre, elle s'était dit qu'elle avait encore le temps. Son rendez-vous n'était pas avant deux petites heures, elle pouvait donc prendre le temps de se préparer.

Une fois chez elle, elle avait enlevé ses chaussures qu'elle avait ensuite soigneusement rangé dans le meuble dans l'entrée. Elle s'était ensuite dirigée
vers sa chambre pour tomber sur son lit de tout son poids. La journée avait été fatigante, son lit l'accueillerait bientôt avec plaisir. Elle sentait l'appel des draps chauds et de son coussin si douillet. Elle aurait voulu répondre à son lit qui lui tendait les bras, accepter son alléchante proposition et trouver refuge en lui. Pourtant elle ne pouvait pas. Elle était très curieuse de savoir ce qu'il allait advenir après l'entrevue. Celui qu'elle avait eu au téléphone en début de matinée n'avait même pas pris la peine de se présenter. Elle voulait donc absolument savoir qui il était. Elle se sentait presque prise au
piège. Elle ne savait pas ce qu'il lui avait pris de l'inviter chez elle, consciente que ce n'était pas prudent. Elle avait cependant l'intuition qu'elle ne pouvait rien faire pour lutter. L'invitation était sortie de sa bouche avant même qu'elle ne s'en rende compte, comme si l'idée ne venait pas vraiment
d'elle.

Élisabeth s'était enfin levée, quinze minutes plus tard. Restant à l'étage, elle était allée à la cuisine se préparer un chocolat chaud. Elle aurait bien bu un café mais elle savait que cela l'empêcherait de dormir. Elle n'avait donc pas sorti le sachet qui l'aurait condamné à tourner dans son lit pendant des heures. Alors que la chaleur envahissait son corps, de plus en plus de questions surgissaient, retournant son cerveau dans tous les sens. Les remerciements de l'homme résonnaient soudain comme un adieu. Elle se trompait certainement, elle ne l'avait jamais rencontré. Elle ne devait pas se laisser abattre, c'était sûrement la fatigue qui l'induisait en erreur. Elle avait passé une journée fabuleuse, rien ne pourrait la gâcher. Elle était d'ailleurs convaincue que tout irait pour le mieux.

Cette idée était profondément ancrée dans son esprit quand la sonnerie avait retenti dans la maison, la tirant de sa rêverie. Lorsqu'elle ouvrit la porte, tout se passa très vite. L'homme en noir ne lui adressa pas le moindre mots. 

Un téléphone sonna comme un glas.

Élisabeth n'entendit pas la balle partir. Elle la sentit simplement traverser son corps, perforant cet organe qui lui donnait la vie à chacun de ses battements.  L'univers autour d'elle vola en éclat. Seule cette désagréable musique que vociférait le téléphone restait. Elle cessa brutalement pour être
remplacée par une troisième voix :

« Est-ce que tu t'es enfin débarrassé du personnage principal que je n'aimais plus pour que je puisse enfin écrire ton histoire, lui demanda
l'auteur.

--- Je vous l'avais promis et j'ai tenu ma promesse, non ? »

Ce furent les dernières paroles qu'Elsa entendit avant que l'obscurité ne l'envahisse.

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