La réalité de Morphée avait toujours davantage ressemblé à un cauchemar. La maladie l'avait frappée quelques années plus tôt. Depuis lors, elle était consignée à domicile.
Enfermée dans sa propre demeure. Tel était le sentiment qu'elle ressentait. Sa grande maison n'était qu'une prison, certainement pas le refuge que lui décrivait sa famille.
Certes, le domaine était immense, mais il lui était inaccessible. Il lui fallait se satisfaire de l'intérieur. Cela se réduisait donc à quelques pièces au rez-de-chaussée, ainsi que quelques autres à l'étage. Elle aurait tant voulu courir dans le jardin, aller jusqu'aux écuries, seller un cheval et galoper jusqu'à l'essoufflement...
Elle qui rêvait de voyager depuis son plus jeune âge, elle était condamnée à une vie simple, où les seuls paysages dont elle ferait jamais l'expérience seraient ceux des cartes postales sur les murs de sa chambre.
Morphée se leva de son lit puis fit quelques pas en direction de la fenêtre. Elle écarta les rideaux d'un geste et se plongea dans l'observation de la voie lactée. Cette nuit d'été serait belle, remplie d'étoiles.
Oubliant sa condition, elle ouvrit la fenêtre afin de respirer à plein poumon l'air chaud du dehors, le sentir effleurer délicatement son visage...
Résignée, elle finit par fermer les volets pour se préparer à se coucher. Comme à son habitude, elle lirait un roman de fiction pendant une heure ou deux, puis se laisserait submerger par le sommeil.
Elle était pourtant à mille lieux de se douter de l'aventure qui l'attendait après le passage du Marchand de Sable. Ce dernier ne changea pas ses habitudes. Il passa aux alentours de minuit, saupoudrant les paupières de Morphée de sa poudre magique. Celles-ci s'alourdirent alors de plus en plus, laissant place à l'obscurité et aux mystères de l'inconscient.
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Morphée était sur le quai de la gare. Le noir régnait en maître incontesté...
Jusqu'à ce qu'une lumière le transperce de son éclat rouge.
Les portes du train s'écartèrent et un homme s'avança vers elle, une lanterne à la main.
"Bienvenue à bord du Sommeil, mademoiselle. Votre billet, s'il vous plaît."
Morphée ne comprit pas tout de suite ce qu'il lui arrivait. Elle n'avait certainement pas réservé de billet de train. Elle vérifia alors dans sa poche, et ce fut effectivement la texture du papier qu'elle ressentit sous ses doigts. Elle sortit le billet sur lequel figurait quelques mots en italique :
Train Sommeil, Wagon Rêve Conscient
"Nous sommes ravis de vous avoir mademoiselle, comme d'habitude.
--- Pardonnez-moi monsieur, mais je ne suis jamais venue.
--- Allons, pas de cérémonial entre nous Morphée. Je suis le Seigneur du Sommeil, et vous êtes une cliente régulière. Vous pouvez donc m'appeler Sable. La plupart des humains de votre monde se contentent bien évidemment du "wagon rêve sans souvenir" mais, comme je m'en doutais, vous avez fini par changer de station.
--- Je ne comprends pas.
--- Je vous observe depuis longtemps, Morphée. Quelqu'un comme vous n'allait pas s'accommoder d'un wagon aussi vulgaire que le "Sans souvenir". Non, bien entendu ! Il vous faut quelque chose de palpable, qui éveille les sens ! Aussi me suis-je permis de modifier votre billet pour les trois nuits à venir, afin de vous examiner de plus près. Votre cas est fascinant, seulement... Enfin, il vous faudra découvrir tout ça par vous même, je n'en ai que trop dit.
--- Mais...
--- Le temps passe, mon enfant ! J'ai des horaires à respecter et le Seigneur peut vous dire que vous n'êtes pas la seule voyageuse ! Voici votre montre, gardez-là toujours précieusement. Elle vous annoncera l'heure de départ du train lorsque nous ferons des escales. Vous ne voudriez pas vous perdre..."
Morphée monta lentement les marches avant de se retrouver dans le train. Ce dernier ne tarda pas à repartir. Elle se rendit alors compte qu'elle était absolument seule dans son compartiment.
Lorsque la machine fut en mouvement, Morphée entreprit d'exprimer sa curiosité. Elle s'assit sur un siège, près de la fenêtre. Elle put alors contempler les paysages défilant sous ses yeux à grande vitesse. Elle traversa des montagnes enneigées, puis un désert aride, avant d'arriver à un endroit des plus intrigants. Même si cela était vraisemblablement impossible, le train venait de s'arrêter à ce qui ressemblait étrangement à...
Son jardin.
Le Seigneur du Sommeil fit irruption dans le wagon et prit la parole :
"Il est minuit et demi ! Vous disposez d'exactement trente minutes avant que nous repartions. Pressez-vous donc de vivre, jeune enfant, avant qu'il ne soit trop tard ! Surtout n'oubliez pas : lorsque votre montre sonnera le troisième coup, le train disparaîtra."
Morphée se leva et courut jusqu'à l'extérieur de la gare. Son domaine s'étendait à perte de vue, au-delà de tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Non loin de là, à portée de sa main, elle devinait les écuries où elle avait passé tant de temps étant petite.
Elle s'y rendit à grandes enjambées.
Les chevaux étaient tous là. Pas un ne manquait à l'appel, malgré les années qu'elle avait passées éloignée d'eux. Une larme coula sur la joue de Morphée. Elle glissa jusqu'à ses lèvres, laissant une fine trace d'eau sur son visage. La sensation eut un tel goût de réalité qu'une seconde larme s'échappa, puis une troisième...
La tristesse peignait ses traits, mais c'était de joie que Morphée rayonnait. Elle était finalement dehors !
Un hennissement retentit dans l'écurie. La jeune fille s'approcha de la stalle d'où il venait. Son fidèle destrier pointa la tête entre les barreaux et réclama un câlin. Elle n'eut pas le coeur de lui refuser.
Espoir était son bien le plus précieux. Elle l'aimait plus que tout au monde. Il lui manquait amèrement. Sa robe baie n'avait pas blanchi d'un poil. Un épi blanc isolé au milieu de son front faisait ressortir sa noirceur, ainsi que des balzanes remontant jusqu'aux jarrets.
Après un moment privilégié riche en caresses, Morphée équipa son cheval. Ils partirent ensuite tous deux en expédition.
À cet instant précis, la montre sonna pour la première fois. Cela faisait dix minutes que Morphée était descendue du train. Bientôt, il lui faudrait songer à faire demi-tour.
Elle restait cependant fermement déterminée à profiter. Elle pressa ses mollets et sa monture augmenta l'allure, passant du trot au petit galop. L'écurie s'éloigna rapidement pour ne devenir qu'un vieux souvenir. Elle fut remplacée par une forêt dont Morphée n'avait pas connaissance. Elle savait que son domaine était vaste mais pas à ce point. Elle ne se formalisa pas de ce détail anodin et poursuivit sa route.
Espoir s'arrêta brusquement, quelques secondes avant que ne retentisse le deuxième avertissement de la montre. Il était temps de rebrousser chemin.
Le Seigneur l'attendait sur le quai, impatient.
Lorsqu’elle arriva, il eut l'air soulagé. Comme s'il avait eu peur qu’elle ne revienne pas.
"Bienvenue à bord mademoiselle, votre billet s’il vous plaît.
--- Je crois vous l'avoir déjà donné tout à l'heure Sable.
--- On n'effectue jamais deux fois un même voyage, mademoiselle. Votre billet, s'il vous plaît."
Morphée fouilla donc dans sa poche et fut étonnée d'y trouver un nouveau morceau de papier.
L'inscription était différente cette fois-ci :"Retour".
"Tenez, dit Morphée."
Il la laissa alors prendre place à bord du Sommeil.
* * *
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Morphée était sous ses draps en flanelle. Elle transpirait alors que la tempête de neige faisait rage derrière les vitres.
Personne ne croirait ce qu'elle avait vécu cette nuit. Personne. Cela s'était pourtant bien produit. Cela ne pouvait pas être une simple divagation de son esprit. Le doute fit soudain place à la certitude.
Elle remonterait dans le train. Pas plus tard que cette nuit. Avant d'accepter d'aller où que ce soit, en revanche, elle questionnerait Sable. Le contrôleur aurait intérêt à ce que ses réponses ne soient pas énigmatiques, sinon... il verrait de quel bois elle se chauffe !
Morphée saisit le livre sur sa table de chevet et reprit sa lecture de la veille.
Lorsqu'elle était emportée par les mots de ses ouvrages, Morphée n'était plus tout à fait là. Si son corps était présent, ses pensées dérivaient vers des mondes meilleurs qui n'appartenaient qu'à elle. Des mondes dans lesquels sa maladie n'avait plus aucune importance. Elle pouvait alors jouir de cette notion dont elle n'avait qu'entendue parler : la liberté.
Ce qui n'était autrefois que quelques lettres juxtaposées avait pris un tout autre sens. Un sens parfumé de possibilités.
Elle s'échappait des journées entières dans ses fantaisies, finissant par en perdre de vue le réel, dont le goût était devenu fade. La pesante réalité ayant perdu son attrait, cette évasion quotidienne était maintenant une nécessité. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Morphée était sur le quai de la gare. Elle vérifia qu'elle était munie de son billet puis alla s'asseoir sur un banc, en attendant le Sommeil...
Qui n'arrivait pas.
L'horloge de la gare affichait une heure du matin. Morphée changea de banc.
Encore.
Et encore.
Enfin elle s'écria :
"Sable ! Vous êtes en retard bon sang !"
Le train entra en gare peu après.
Le Seigneur bondit hors du train et s'empressa de la saluer, à bout de souffle :
"Bienvenue... à... bord du Sommeil... mademoiselle. Votre billet. S'il vous plaît.
--- J'aimerais d'abord vous interroger au sujet de..."
Il la coupa, décidé à ne pas la laisser atteindre le bout de sa phrase :
"Cette nuit est chargée en voyageurs, mademoiselle. Pas de temps pour discuter. À moins que vous ne préfériez rester sur le quai ?
--- Non, mais...
--- Alors, en voiture, mademoiselle ! Et il me faut votre billet !"
Morphée céda. Elle aurait d'autres occasions, de toute façon. Cela ne devrait pas l'empêcher d'apprécier la saveur de l'aventure.
Lorsqu'elle posa le pied dans son wagon, elle fut surprise de croiser le regard d'un autre individu. Un jeune homme était assis sur le même siège où elle s'était installée la nuit précédente. Elle n'aurait su évaluer son âge mais il n'en était pas moins charmant.
Il pleuvait derrière les vitres, l'eau lavant la neige qui recouvrait les territoires aux contours flous. Leur destination demeurait un mystère, au même titre que la raison pour laquelle ils faisaient route ensemble.
Dès que la machine eût démarré, la discussion s'engagea rapidement :
"Mon nom est Natt, se présenta-t-il. Je ne crois pas t'avoir déjà vu ici.
--- Moi non plus. N'est-ce pas ta première fois ?
--- Oh non... Je prends ce train dès la tombée de la nuit, dit-il d'un ton las.
--- Pourquoi ne t'ai-je pas croisé hier, dans ce cas ?
--- Il serait terriblement ennuyeux de se limiter à ce seul wagon, ne crois-tu pas ? J'aime en explorer un différent chaque jour. Parfois je prends un autre train...
--- C'est impossible. Il n'y a pas d'autres trains.
--- Bien sûr qu'il y en a d'autres. Il suffit d'avoir un peu d'imagination. Pourquoi choisir un moyen de transport unique lorsque l'on peut tous les utiliser ? La créativité n’a pas de frontière... Tu ne m'as pas dit ton nom.
--- Morphée.
--- Viens avec moi, Morphée. Au prochain arrêt, tu verras des merveilles telles que tu n'en as jamais admirées."
Il venait à peine de terminer que le train atteignait son objectif.
Comme il en était de coutume, Sable lui annonça l'heure et le temps dont elle disposait : "Il est deux heures et quart, mademoiselle. Vous avez une heure. Lorsque la montre aura sonné six fois, le train disparaîtra. Revenez à temps, vous ne voudriez pas vous perdre..."
Ils quittèrent ensuite la gare et…
Rien.
Juste du blanc.
Tout était à créer.
"Où sommes-nous, demanda Morphée.
--- Pour l'instant, nulle part."
Un mécanisme s'enclencha alors dans sa tête et elle comprit. Elle visualisa la feuille blanche, puis un flot de mots... Un océan envahit l'espace. Ainsi qu'un navire aux voiles titanesques avec une sirène en figure de proue.
Natt était indéniablement impressionné. Il lui tendit son bras, auquel elle s'accrocha. Ils embarquèrent alors à bord de ce vaisseau fraîchement matérialisé par Morphée.
La croisière fut délicieuse. Les rares imperfections notables n'étaient que les désagréables rappels de sa montre. Quatre d'entre eux avaient perturbé leur promenade maritime.
Après le dernier, Natt avait proposé de retourner au port. Ils s'étaient alors installés à la terrasse d'un café. Partageant la délectation d'une boisson chaude, aucun n'avait brisé le silence.
Il faudrait bientôt se dire au revoir.
Au cinquième avertissement, Morphée se leva et embrassa Natt. Cette marque d'affection inespérée poussa Natt à effectuer un pas de recul.
"Je n'ai pas le droit de faire ça, Morphée. Ce serait ta perte.
--- Pourquoi ?" Morphée s’agaça.
--- Je n'existe pas, Morphée. Je sais que tu m'aimes mais je ne suis qu'un voile d'obscurité sur ta vie. Je suis ta représentation de la nuit. Si tu veux me revoir, je dois te refuser ce désir. Pars désormais, et ne me cherche pas. Tu en mourrais."
Elle ne voulait pas obéir, mais elle n'avait pas le choix. Le sixième avertissement ne tarderait pas à intervenir et tout retour lui serait interdit. La montre sonna sur le quai de la gare, ne laissant que quelques secondes à Morphée pour se précipiter dans le train. Rien ne s'était passé comme prévu mais elle reviendrait !
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Morphée était dans la baignoire. Elle s'empara du bateau en plastique sur le rebord et le déposa délicatement près d'elle. Elle le regarda voguer un moment. De légères ondes apparaissaient à la surface sous l'embarcation. Une petite traînée la suivait également, brouillant la perfection de ce miroir liquide.
Morphée quitta la chaleur du bain pour rejoindre sa chambre.
Une obsession l'habitait. Elle devait fuir.
Fuir cette chambre emplie de nostalgie. Au sein de cet étroit foyer, elle ne serait jamais guère plus qu'une jeune femme gangrenée.
Où elle irait, elle n'en avait pas la moindre idée.
Son unique certitude : le moyen de transport. D'un geste assuré, elle avala les comprimés d’une traite, puis fit descendre le tout le long de sa gorge avec un verre d'eau.
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle était sur le quai de la gare. Il faisait étrangement froid.
Le train était déjà là, comme s'il avait su que Morphée arriverait par avance. Le Seigneur vint à sa rencontre immédiatement. Il n'avait pas la voix enjouée du premier soir. Au contraire, on pouvait lire le chagrin sur son visage. Le chagrin d'un homme qui a perdu un proche.
Ses paroles habituelles furent ponctuées de sanglots :
"Bienvenue à bord du Sommeil, mademoiselle. Sniff... Votre billet, s'il vous plaît.
--- Allons Sable, mon bon ami, pourquoi pleurez-vous ?
--- Nous savons tous deux, mademoiselle, que c'est moi qui devrais vous poser une question.
--- Si ça peut vous aider à vous sentir mieux, Sable. Demandez donc.
--- Pourquoi avez-vous enlevé votre montre, Morphée ? Je vous avais prévenue ! J'avais confiance en vous !
--- Je... La montre ?"
Morphée n'en croyait pas ses oreilles. Elle n'avait pas touché à la montre. Elle avait fait très attention.
"Allons... Je suis désolé... Votre billet, s'il vous plaît."
La jeune fille s'exécuta, fouillant dans sa poche en quête du papier. Ce qu'elle trouva n'augurait pourtant rien de bon. Le"Wagon Conscient"avait été remplacé par une autre inscription des plus troublantes :
Train du Sommeil, Direction Au-Delà
"Mais pourquoi avez-vous bu ce verre, malheureuse inconsciente !?
--- Je... Je voulais partir avec vous.
--- Vous vouliez partir avec moi ? Mais mon enfant, vous nous avez condamnés tous les deux ! Je vous conduis directement au terminus, sans escale. Là-bas, il ne sera plus question de prendre mon train. Nous disparaîtrons…"
Morphée n'avait plus de mots.
"Montez donc, c'est tout ce qu'il vous reste à faire. Espérons que le voyage sera confortable. Même si ce sera une bien maigre consolation..."
Elle suivit l'instruction et prit place dans son compartiment. Peu après le départ, elle commanda un café pour s'occuper les mains, mais surtout se réchauffer. De plus, le café la tiendrait éveillée. Cela lui permettrait d'affronter courageusement l'épreuve qui l'attendait.
Elle descendit au terminus, comme Sable l'avait annoncé.
Il faisait anormalement noir sur le quai de la gare. La lanterne du contrôleur était éteinte, posée sur le sol. Son ami n'était même pas venu lui dire le temps dont elle disposait.
Quelques minutes s'écoulèrent à l'horloge de la gare, et Morphée fit un constat alarmant. Le train se désagrégeait...
Rongée par l'angoisse et l'incompréhension, elle sortit du bâtiment. Elle aperçut alors un pont. Il était en fait le seul élément notable du décor, sans compter quelques arbres alentours ainsi qu'un jeune homme.
"Natt !"
Il se retourna vers elle. Il lui fit alors une déclaration surprenante :
"Je craignais que tu ne fasses ce choix.
--- N'es-tu pas heureux de me revoir ?
--- J'aurais souhaité que ça soit dans un autre contexte.
--- Pourrais-tu être clair pour une fois !?
--- Nous sommes aux portes de la mort, Morphée. Tu as détruit tout ce qui t'étais si cher. Comment as-tu pu refuser de vivre avec tant d'acharnement ? Comment as-tu pu oublier que tes rêves ne seraient toujours que des illusions, de pâles copies d'une réalité bien plus savoureuse ?
--- Je pensais pouvoir vivre ici. Voyager. À tes côtés.
--- La réalité est si cruelle que je sois condamné à persister dans cette dimension. Notre amour est maudit, Morphée. Il sera éternellement incomplet. À présent, il faut que tu m'écoutes. Si tu traverses ce pont, rien ne sera plus pareil. Tu ne te réveilleras plus jamais, comme tu le voulais. Cependant, tes rêves ne se concrétiseront jamais. Ils te satisferont un temps, je n'en doute pas mais ils prendront vite le goût amer de la solitude. Quant au trajet retour, ne compte pas dessus.
--- Il faut pourtant que j'y aille.
--- Si tu me dis le vouloir plus que tout au monde, je ne te retiendrai pas. Avant ça, j'ai retrouvé un objet t'appartenant. J'aimerais te le rendre, si tu l'acceptes."
Natt enfouit sa main dans la poche de son pantalon. Lorsqu'il la ressortit, elle vit sa montre dans le creux de sa paume.
"Mais ! Comment ?
--- Où, plutôt. Elle était dans ta chambre, tu ne l'avais pas mise avant de partir.
--- Ce n'est pas possible. Cette montre n'est pas réelle !
--- Mais qu'est-ce que le réel, Morphée ? Crois-tu que ta réalité soit la même que celles des autres ? Je croyais pourtant t'avoir expliqué que ton train était unique. Je suis désolé d'apprendre ce qu'il lui est arrivé, d'ailleurs.
--- Je ne t'ai rien dit !
--- Certes. Bref, voici ta montre. Ne la laisse plus jamais en arrière. Ne l'égare pas. Tu as deux heures avant minuit, il faut que tu parviennes à rentrer chez toi avant cette heure là. Au douzième avertissement, tu n'auras plus d'autre possibilité que de traverser le pont.
--- Qu'y a-t-il exactement là-bas ?
--- Je ne suis pas sûr. Je sais une chose, en revanche.
--- Oui ?
--- C'est une aventure pour un autre jour, lorsque tu auras bien vécu."
Il posa tendrement un baiser sur sa joue. Puis il disparut, laissant place au vide et au silence.
Morphée fit quelques pas sur le pont, curieuse. De nombreuses voix l'appelaient, l'attiraient.
Elle rebroussa finalement chemin. Son instinct la poussait vers la gare. Comme s'il y avait quelque chose à cet endroit qui l'aiderait.
Il n'y avait pourtant plus rien sur le quai. L'horloge était bloquée sur minuit, comme si elle refusait catégoriquement de se rendre plus loin.
Il n'y avait pas de train à l'horizon, et la voix de Sable s'était probablement tue pour l'éternité.
Elle distingua alors un objet sur le sol. C'était la première chose qu'elle avait vu avant de consciemment monter dans le train.
La lanterne.
Si seulement elle avait eu de quoi l'allumer.
À moins que...
Peut-être qu'une étincelle d'imagination...
"C’est long une éternité sans parler, vous savez ?" Morphée sursauta.
"Bienvenue à bord du Sommeil, mademoiselle. Votre billet, s'il vous plaît."
Elle l'étreignit très fort.
"Oh Sable ! Vous m'avez tant manqué ! Vous êtes partis si longtemps !
--- Vous me pardonnerez ce brutal retour à la réalité mademoiselle, mais n'en oublions pas les horaires, je vous en prie.
--- Bien entendu, voici mon billet !"
Le morceau de papier qu'elle donna au Seigneur du train ne ressemblait en rien aux billets qu'elle avait utilisés par le passé. Celui-là était d'argent et les mots qu'il contenait étaient les suivants :
Aime la vie, Morphée. Natt.
"Je rentre à la maison, Sable.
--- C’est là que je vous emmène, mon amie. Je constate que vous avez retrouvé votre montre, j'en suis heureux.
--- Moi aussi.
--- Mais vous n'avez pratiquement pas utilisé le temps que vous aviez ! Restez donc encore un peu...
--- Je ne peux pas Sable. Tant d'activités follement amusantes m'attendent chez moi.
--- Puis-je savoir lesquelles ?
--- Bien sûr ! Je n'en sais rien du tout, Sable."
Pendant le trajet retour, le ciel bleu ensoleillé illuminait le train. Morphée savait que le jour ne tarderait pas à se lever. Elle avait également pris conscience de la chance qu'elle avait. Ses maux l'avaient miraculeusement abandonnée après son excursion sur le pont. Pour la première fois depuis si longtemps, elle aimait l'idée de rentrer chez elle.
Le lendemain...
Lorsqu'elle ouvrit les yeux...
Morphée se réveilla.