Midi sur les trottoirs (7) - Planche de bois

Par Pouiny

Et sans vraiment l’annoncer, l’été fini par disparaître, emportant avec lui les soirées de bonheur, pendant que les nuits se rallongeaient. La famille Fearghail commença alors à acheter de nouvelles affaires scolaire, préparant la rentrée prochaine, et Alexandre commençait à se refermer sur lui-même. Ses parents voyaient bien que la rentrée l’angoissait, mais ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils pouvaient faire de plus que ce qu’ils faisaient déjà. William et Charlie se relayaient pour le rassurer, l’assurer que cette nouvelle année seraient plus facile, plus belle. Mais le jeune garçon n’arrivait pas y croire. Et son angoisse prenant toute la place dans son estomac, il perdit à nouveau tout l’appétit qu’il avait regagné durant cette bulle d’été, qui venait d’éclater.

 

Pourtant, la rentrée ne fut pas si terrible. Aussi bizarre que ça lui paraissait, Alexandre s’était vraiment habitué à subir son collège et son ambiance oppressante. Et même s’il reprit son habitude de ne pas manger les midi, les cours se passèrent aussi bien qu’ils devaient se passer. Il était seul, il lui arrivait de s’ennuyer, il ne se sentait pas aimé, mais il se débrouillait pour passer entre les gouttes d’eau.

 

Les jours, les semaines, les mois passèrent. Une routine lente et froide s’était installée chez Alexandre. Mais un jour, dans un cours d’art plastique où il s’ennuyait particulièrement, la professeure décida de donner un devoir qui lui fit redresser les oreilles.

« Vous devez représenter votre vie dans une création que vous me rendrez. Ça peut être ce que vous voulez ! Vous avez deux semaines avant de me le rendre. »

En l’entendant, la plupart des élèves soupirèrent, mais à l’inverse, Alexandre s’éveilla. Il repensa à ce que lui avait dit Bastien : ‘‘Agis comme si c’était moi qui te le demandait’’. Lui vint alors une idée folle, qui en y pensant faisait battre son cœur d’excitation. Bien qu’il n’écoutait plus pour les cours suivant, les heures lui semblaient moins longues. Il ne pensait qu’au devoir qu’il allait rendre en art plastique, à son idée si étrange et si parfaite.

 

Il n’eut pas à cœur d’attendre deux semaines avant d’en parler à ses parents. Dès qu’il rentra chez lui, ce jour-là, avant de commencer le cours de danse, il demanda à son père :

« Est-ce que tu crois qu’on pourrait trouver une planche de bois qui ne sois pas vernie ?

Une planche de bois ? Une planche de bois comment ?

– Comme celles sur lesquelles on danse, répondit Alexandre en tapant du pied pour illustrer.

– Je dois pouvoir trouver ça, mais pourquoi faire ?

– Un devoir en art plastique ! »

Après le cours de danse, ils prirent le temps de chercher ce qui pourrait convenir à ce que voulait Alex. Impatient, il ne pouvait s’empêcher de sautiller sur place, alors que son père fouillait ce qu’il trouvait au fond de la cave. Il fallut quelques jours pour trouver la bonne planche, qui convenait parfaitement à Alexandre. Quelque jours encore pour trouver avec Charlie la peinture qu’il cherchait. Une fois que tout fut près, il ne resta qu’à peine quelques jours avant le fameux cours de rendu, mais il arrivait à tenir en place. Il avait parlé de son idée à tout le monde : ses parents, Aïden, Bastien… Tous avaient été impressionné. Il était donc ainsi extrêmement confiant et extrêmement fier.

 

Dès le matin où le cours devait avoir lieu, il déposa discrètement sa planche de bois brute dans la salle d’art plastique. Son cœur battait la chamade : malgré sa confiance et son assurance, il commençait à ressentir de la peur qui se mêlait à l’excitation. William lui avait souhaité bonne chance, Charlie lui avait promis que tout se passerait bien, mais il osait à peine y croire. Durant les heures qui le séparait de son cours d’art plastique, seul le fait qu’il en avait parlé à tout le monde le découragea de laisser tomber. Il craignait d’être ridicule, mais il savait qu’il le serait davantage s’il rentrait sans avoir osé ce dont il avait préparé et attendu depuis des semaines.

 

« Bien ! J’espère que tout le monde se souvient du devoir que j’avais donné, le cours va se concentrer uniquement là dessus ! Quelqu’un veut commencer à présenter son travail ? »

Alors que tous les élèves semblèrent rapetisser sur leur chaise, Alexandre se leva avec le souffle court. Surprise, la professeure ne trouva même pas quoi lui dire. Si Alexandre s’était finalement mis à participer vers la moitié de sa sixième, il n’avait jamais été le premier à se présenter nulle part, et encore moins de lui-même. Voyant que sa professeure ne disait rien, Alexandre fini par demander d’une voix tremblante :

« Je peux ?

– Ah, bien sûr, avec plaisir Alexandre ! Qu’est-ce que tu as fait ?

– Vous allez le voir, assura le jeune garçon en fermant les poings. »

Sous le silence étonné de ses camarades, il se leva pour poser sa planche de bois sur le sol, entre le tableau et les bureaux. Dans les toilettes, il avait enfilé discrètement ses chaussures de danse, des chaussures noires aux talons argentés, comme celles de son père. Il regarda sa classe : désormais tous attentifs, les élèves le regardaient avec une curiosité presque malsaine. Il prit une grande respiration, se raccrochant à ce qu’avait pu lui dire Bastien, et se lança.

 

Tout d’abord, il trempa les talons argentés de ses chaussures chacun dans une peinture différente, le premier dans du rouge et le deuxième dans du bleu. Faisant attention à ne pas marcher par terre avec ses chaussures peinturlurée, il alluma un poste-radio que lui avait prêté William, avec à l’intérieur un disque contenant une musique irlandaise bien précise. Sans prêter aucune attention aux personnes qui le regardait avec des yeux ronds, il appuya sur le bouton pour lancer la musique et ferma les yeux.

 

Alexandre dansait. La planche sur laquelle il devait contenir ses pas était étroite, mais il avait tellement travaillé ses pas qu’il n’avait pas peur de se tromper. Il entendait la musique, sa rythmique, la danse qui en sortait naturellement, vive, joyeuse. Et en réponse, il sautillait, laissant entendre une percussion qui apparaissait visuellement, de plus en plus, sur la planche en bois qu’il peignait en faisant rebondir ses talons bleus et rouges. Il rebondissait si vite, sur des endroits identique, que sur certains appuis la peinture se mélangeait, donnant une teinte violette dans le centre de la planche. Concentré sur la musique et ses positions, il oubliait ce qu’il était en train de faire, et pourquoi il le faisait. Il prenait, finalement, simplement beaucoup de plaisir à danser, même sous le stress d’un public qui ne lui aurait aucun cadeau en cas d’erreur. Alors qu’il avait presque oublié la musique qui tournait encore et encore, il entendit un signal discret que son père avait ajouté, au cas où il se perde. Alors, après une dernière virevolte, rebondissant entre sa pointe et ses talons, il se figea, les jambes croisées, comme s’il pouvait de nouveau rebondir à tout moment. Mais la musique se coupa, presque brutalement. Et Alexandre, sortant de son rêve dansé, ouvrit les yeux.

 

Pendant un instant, personne ne sut quoi dire. Alexandre était au milieu d’une petite planche de bois, couverte d’impact rouge et bleu, de différentes teintes en fonction du nombre de fois où avait rebondi Alexandre au même endroit. Cela n’avait duré, au final, qu’à peine plus d’une minute. Mais il fut presque la moité de ce temps pour que quelqu’un, parmi les spectateurs, trouve quoi dire. Et Alexandre subissait ce silence a grand peine. Ne comprenant pas ce qu’il avait mal fait, il mit du temps à oser bouger de sa planche. Quand il se décida à enlever les chaussures de danse et se poser à coté de sa planche, la professeure comprit qu’il était largement temps qu’elle trouve quelque chose à dire :

« D’accord, Alexandre, alors… C’est donc cette planche, l’objet qui représente ta vie ?

– Oui.

– Pourquoi tu as décidé de mettre de la peinture dessus ?

– Et bien, répondit Alexandre, surpris et déçu. C’est pour représenter les pas de la danse. Sur l’objet. Pour que la danse puisse se voir sur un objet.

– Oui bien sûr. Très bien, très bien ! Merci pour ce travail… Très original, c’est le moins qu’on puisse dire ! Tu peux retourner t’asseoir. Qu’est-ce que vous en avez pensé, les autres ? »

Il n’y avait aucune lumière dans les yeux de sa professeure, pas plus que dans les yeux de ses camarades. Simplement un regard étrange, comme si personne n’avait véritablement compris ce qui s’était passé. Dans le silence qui l’accompagna jusqu’à sa chaise, il senti une honte monstrueuse l’accabler. Si un élève commenta la prestation, il ne l’entendit même pas. Il ne voulu pas l’entendre. Il avait fait comme il le pouvait, il avait produit des efforts immenses, il avait écouté tout ceux qu’il avait pu écouter, tout ça pour être perçu comme un fou. L’injustice prenait Alexandre à la gorge. Il regarda avec des yeux morts les travaux de ses camarades se succéder, tout plus banal les uns que les autres. Une peinture, un auto-portrait, un livre en carton, un mobile… Alexandre bouillonnait de rage. Même ceux qui n’avait quasiment rien fait repartait avec plus de considération que lui. Il avait tout risqué, sans que ça n’en vaille la peine. Sa seule envie désormais était de s’enfuir de cette classe qui devenait un enfer à supporter. Mais, obéissant, il attendit. La tête cachée dans ses coudes, allongé dans sa table, il s’assurait à ce que personne ne vit ses larmes de rage et ses pieds trembler sous son bureau. Quand le cours de torture se termina enfin, Alexandre s’enfuit en courant sans plus de discrétion. Il crut entendre sa professeure l’appeler, mais il ne fit même pas mine de s’y intéresser. Il n’avait même plus envie d’exister, à ses yeux.

 

Il se réfugia à la bibliothèque, pour la récréation. Et quand la sonnerie retenti à nouveau, pour sonner la reprise des cours, Alexandre fit semblant de ne rien entendre. La tête enfoncée dans un livre, une respiration qui sonnait fort, il espéra être assez petit pour ne pas se faire remarquer. Et bien qu’il eut l’impression que sa culpabilité de rester immobile alors qu’il avait encore en cours suffisait pour qu’on le jette immédiatement, il remarqua que la bibliothèque se vidait, sans que personne ne se soucie de lui. Alors, il jeta son sentiment de culpabilité au loin. Il n’avait ni besoin, ni envie de ce cours qui suivait la pire honte de sa vie. Il apprécia alors son livre, oubliant le reste, profitant tranquillement de cette première heure manquée.

 

Quand Alexandre rentra chez lui, ce jour-là, Charlie et William sentirent immédiatement que quelque chose clochait. Même lors de l’épisode du nez cassé, il n’avait jamais paru aussi en colère. Et surtout, il semblait en vouloir également à ses parents.

« Pourquoi vous m’avez encouragé ! Pourquoi vous ne m’avez pas dit que c’était nul, comme idée !

– Parce que ça ne l’était pas, Alex ! S’exclama Charlie, perdu. C’était une excellente idée. Si ta professeure d’art plastique ne l’a pas aimée, je ne peux pas la comprendre !

– C’est pire que pas aimé, elle n’a rien dit ! Tout le monde m’a trouvé ridicule, sur ma planche ! On va encore plus me détester, maintenant !

– Alex, tenta William avec calme, si ces camarades se moquent de toi parce que tu danses mieux que n’importe lequel des jeunes de ton âge, est-ce que tu veux vraiment te soucier de ce qu’ils pensent ?

– Je m’en fiche ! J’en ai juste marre, d’être au collège ! »

Sans plus essayer de discuter, il s’enferma dans sa chambre. Il ne prit même pas la peine de sortir pour manger. Manger ne l’intéressait pas : la nourriture prenait trop de place pour son angoisse. La seule idée qui le motiva à sortir, le lendemain matin, fut de disparaître plus tôt que d’ordinaire pour ne pas croiser aucun de ses deux parents.

Il alla bien en cours, cette matinée : mais dès qu’il sorti dans la cours, en voyant tous les autres élèves se précipiter pour manger à la cantine, il eut une envie de vomir assez forte pour sortir de l’établissement. Les élèves n’avaient pas le droit de quitter le collège comme ils l’entendaient : mais en se mêlant avec un groupe d’externe, Alexandre passa le portail tout en passant inaperçu. Quand il se retrouva de l’autre coté de l’établissement en plein milieu de la pause de midi, de manière si naturelle et pourtant si inhabituelle, il se senti enfin respirer. Il se sentait libre. Replaçant son cartable sur le dos, comme il le pouvait, il parti à l’aventure sur les trottoirs de la ville.

 

Pour la première fois depuis longtemps, il profitait d’un temps véritablement tranquille. Le soleil timide de l’hiver l’accompagnait dans sa balade, lui chauffant le dos. Il vagabondait dans les rues, sans savoir véritablement où il allait. Mais il ne se sentait pas perdu : la ville n’était pas assez grande pour qu’il se sente en danger. Alors, il observait ce qu’il l’entourait. Les vitrines des magasins. Un chat errant, caché dans le trou d’un mur, qui s’enfuit alors qu’il s’approchait. Les gens qu’il croisaient, si nombreux, si identiques. Les voitures qui passaient devant lui, sans s’en soucier. Et désormais comme invisible dans un monde qui aurait pu lui appartenir, il marchait en souriant. Le monde était bien plus beau que ce qu’en reflétait les murs sales et moisis de son collège.

 

Il prit tant goût à sa ballade qu’il ne retourna pas en cours de l’après-midi. Rien que l’idée de se diriger vers le collège lui donnait envie de vomir. Alors il entra dans une boutique de souvenir, puis un magasin de vêtements. Il ne se contentait que de regarder, mais il était suffisamment heureux de pouvoir voir sans être jugé. En entendant un lointain de son de cloche, il se rendit compte que les cours s’étaient désormais arrêté dans son collège, bien trop vite à son goût. Il du bien alors se diriger d’un pas lourd vers son vélo, qu’il enfourcha avec mollesse. En rentrant chez lui, il se rendit compte que personne ne s’était encore rendu compte de son escapade, et que mentir n’était pas si compliqué ; il suffisait de faire comme d’habitude, a peine différemment. Alors, dès le lendemain, sous la sonnerie de midi, il s’en alla à nouveau, profiter du soleil illuminant les trottoirs de la ville avec un petit sourire satisfait. Mais au bout d’une semaine, tout ne fut plus aussi simple.

 

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Alexandre ! Tu sèches les cours, maintenant ? »

Charlie l’avait attendu rentrer de pied ferme. Il avait reçu un appel du collège qui l’informait de multiples absence injustifiée. Lui qui avait pensé que les choses s’étaient arrangées alors que son fils rentrait plus détendu, se rendre compte de ses mensonges le mettait en colère au plus haut point.

– Je ne sèche pas ! Répliqua Alexandre, comprenant immédiatement de quoi il en retournait.

– Ne me mens pas ! S’exclama Charlie. Qu’est-ce que tu fais de tes après-midi ? Où est-ce que tu es ?

– Où je veux !

– Tu ne me réponds pas sur ce ton, jeune homme, s’écria Charlie avec des yeux ronds.

– Si je veux ! »

Alexandre le défiait avec des yeux luisant de colère. Il aurait préféré tout affronter plutôt que de lui avouer la vérité. Mais pendant qu’il se taisait, Charlie imaginait dans sa tête bien pire que tout ce que son fils aurait pu véritablement faire.

« Va dans ta chambre immédiatement. Je ne veux plus te voir ! »

Après lui avoir jeté un regard brûlant, Alexandre obtempéra. Enfermé et isolé, il entendit néanmoins son pama jurer tout seul dans la pièce d’à coté. Charlie n’aimait pas se mettre en colère ; mais il était impuissant.

 

Charlie ne fut pas le seul à se disputer avec Alexandre. Bien que moins énervé, William mena également des discussions envenimées avec son fils. Il fut puni de danse et de sortie jusqu’à nouvel ordre. Mais ça ne le découragea pas. Car, quand arrivait la pause du midi au collège, Alexandre avait constamment envie de vomir. Plusieurs semaines marquées d’absences passèrent ainsi, et malgré les disputes avec ses parents, Alexandre ne pouvait s’empêcher de constater qu’il vivait mieux. Il mangeait encore moins, il était toujours aussi stressé, mais il pouvait profiter d’un moment de tranquillité, se perdant des rues de plus en plus petites, de plus en plus secrètes. A force de se perdre et d’explorer, Alexandre finissait par connaître la ville comme sa poche, ses rues comme ses magasins. Il en avait des préférés ; il aimait beaucoup une fleuristerie qui arrangeait des bouquets en fonction des parfums et des couleurs de ses fleurs. Sans en paraître, il passait beaucoup de temps à l’observer travailler. Il passait également parfois devant des bars qui, à midi, étaient peu animés, mais dont l’intérieur qu’Alexandre voyait de loin lui semblait joli. Quand il marchait ainsi dans les rues, il se sentait libre. Il pouvait observer ce qu’il voulait, qui il voulait. Il pouvait choisir les rues qu’il voulait prendre. Et ainsi, bien que seul, il se sentait particulièrement apaisé avec lui-même.

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