Militantisme

Par Nor

Le nouveau trio avançait dans les galeries sinueuses et métalliques depuis un moment maintenant. 

Lyna commençait à perdre patience, la fatigue et l'angoisse lui donnaient envie de frapper le premier qui oserait lui adresser la parole. Les ampoules au plafond clignotaient de manière insupportable. Chacun de leurs pas résonnaient  au sol, ce qui laissait penser à un vide. Peut-être la galerie avait-elle plusieurs étages.

Le dénommé Lione était grand mais finalement pas comme une armoire. Il avait une silhouette musclée mais davantage élancée qu'un meuble ou n’importe quel objet de type mobilier. Il était châtain à ce qu’elle pouvait deviner, car son crâne était rasé de près. Il était plutôt agréable à regarder, elle devait se l’avouer, même si elle n’avait aucune envie de souligner les qualités esthétiques de cette brute. Sa façon de marcher était étrange, il semblait vouloir conquérir le monde à chaque foulée, prouver son assurance. Il devait avoir la vingtaine à vue de nez mais le plus étonnant était sa tenue, qui ressemblait diablement à celle des militaires. Ou alors c’était son attitude qui la lui rappelait. Lyna se serait immédiatement méfiée s' il n’avait pas eu des tatouages du cou jusqu’aux chevilles. C'était strictement interdit dans l’armée d’Almar.

D’un œil fatigué, elle observa à nouveau Kami. Le pas décidé, comme à son habitude, l’air buté  mais se retournant  souvent  pour vérifier l’avancée de Lyna avec un regard irritant qui dégoulinait de pitié et d’encouragement. 

Lyna se sentait plus perdue que jamais et supportait difficilement d’être ballotée, sans aucune emprise sur ce qui allait suivre. Elle ne savait même pas vraiment pourquoi elle suivait ces individus. Peut-être qu’elle n’avait rien de mieux à tenter, en réalité… Après tout, sans eux, la fuite dans la forêt se serait sans doute mal finie. Mais elle avait besoin d’un bouc émissaire, quelqu’un contre qui elle pourrait enfin décharger sa colère et son impuissance. Et elle le faisait en silence car elle n’avait pas l’envie de crier.

Le méandre de carrefour aux panneaux d’avertissements sécuritaires s’arrêta enfin sur deux portes rondes face à face dans un couloir étroit. Les lumières ne clignotaient plus et la terre battue avait remplacé le métal. 

Lione s’approcha de la porte sur leur droite et sortit la même clé que dans l’arbre, accrochée à son cou. Il l’enfonça avec difficulté dans la petite serrure. Avec un grincement, le loquet coulissa brusquement. Lione tenta de pousser la porte mais la rouille et l’humidité avaient fait gonfler les battants. Il prit un peu d’élan et s’écrasa contre le bois sans que la porte ne se déplace. Il se décala sonné et légèrement vexé qu'elle lui résiste.  Lyna observa la porte pendant que Kami tentait elle aussi de forcer l’entrée Elle intervint. 

-Voilà le problème: il y a une deuxième serrure dans la paumelle. Je pense que le mécanisme couvre une surface bien plus importante d’ailleurs, sinon elle aurait au moins trembler quand Lione s’est jeté dessus.

-Lyna! s’exclama Kami, tu as raison, je n’avais même pas vu, c’est comme à l’usine.

Elle lui sourit mais Lyna ne le lui rendit pas. 

Lione, la clé à la main, inspecta vers la poignée.

-La paumelle permet l'articulation de la porte. C’est de l’autre côté.

Lione émit un son frustré mais se tourna vers les gonds. Au bout de quelques minutes, il inséra la clé dans une fine fente et fit tourner le passe-partout. Un grondement assourdissant résonna et la porte s’ouvrit d'elle- même, tirée par un engrenage. Les trois compagnons se figèrent de peur que le bruit ait alerté quelqu'un à la surface puis passèrent enfin cette maudite porte.

Epuisée, Lyna s’écrasa sur le premier lit qu’elle aperçu. Il était branlant avec des barreaux de fers, vieux et soulevait un nuage de poussière au moindre contact. Des tâches de nature inconnue parsemaient le matelas et une odeur décrépit émanait de toute la pièce qui n’avait pas dû être aérée depuis des années. Lyna souleva un peu la tête pour observer rapidement les lieux avant de sombrer. Il y avait cinq lits dans la pièce circulaire, tous aussi vieillis que le sien. On aurait dit une tanière de lapin. Kami et Lione discutaient de la porte. Il fallait avertir leurs supérieurs du bruit qu’elle causait et du manque d’informations qu’ils avaient eu, fatale en cas de situation d’urgence. Ils plaisantèrent ensuite doucement à propos d’une histoire de confiture et Lyna se dit qu’il était alors temps de se laisser aller au sommeil. Elle avait finalement décidé que les explications attendraient le lendemain. En réalité, elle se serait endormie lors de la discussion.

Sa tête la lançait de fatigue. Elle plongea dans le sommeil en une minute, mais les horreurs de sa journée la rattrapèrent dans ses rêves.

 

Le matin fut annoncé par l’habitude du lever aux aurores.

Elle avait l’impression que rien n’avait bougé depuis la veille quand elle ouvrit péniblement ses yeux lourds et gonflés par la poussière. Elle entendait Kami et Lione discuter doucement au centre de la pièce, assis en tailleur autour d’un plat de nourriture. Une lumière artificielle éclairait la pièce. 

Elle se releva dans son lit, l’angoisse l’empêchant de se rendormir. Elle voulait les réponses qu’elle redoutait le soir précédent. En la voyant éveillée, ils la saluèrent cordialement. Les jambes dans des sacs de couchage miteux, ils étudiaient des textes et des dizaines de plans jaunies éparpillés au sol. Ils n’avaient pas l’air inquiets. 

Un sentiment nostalgique et aigre envahit le cœur de Lyna. Sa vie ne serait jamais comme avant, elle était recherchée et ignorait comment échapper à la potence. Jamais le gouvernement ne laisserait passer un tel manque d’obéissance. Il fallait montrer l’exemple. Sinon il perdrait toute crédibilité. Et s’il y avait bien une chose que ce pays savait faire, c’était régner dans la terreur des habitants.

-Bien dormi? demanda Kami. Enfin je suppose…

-Moyen effectivement. J’aimerais que nous passions directement aux réponses si ça ne vous dérange pas. De toute façon si vous ne le faites pas, je pars de mon côté. Je ne connais pas vos intentions après tout.

-Viens alors, répondit Lione. Viens manger, Kami va t’expliquer en même temps. Nous avons des brioches et du pain. Je sortais de la boulangerie quand on m’a contacté et je n’ai pas eu le temps de les poser. Ce qui n’est finalement pas si terrible, rit-il.

Lyna s’assit avec eux en décalant quelques feuilles. Kami lui céda un bout de son sac de couchage trop large avec un air conciliateur. Lyna lui adressa un petit sourire de remerciement. 

-Bon je vais te raconter. Mais ça va être long et ça risque d'être brutal.

-Pas plus brutal que les événements d’hier.

- Bon alors… Tu as assez attendu.

Elle inspira et débita d’un bloc:

- Ton refus d’hier matin a fait le tour du pays en quelques heures au grand malheur du gouvernement qui souhaitait garder la nouvelle sous cloche. L’information a été censurée sur toutes les antennes radiophoniques , je ne sais même pas comment elle a pu fuiter, vu que la presse et les récepteurs sont particulièrement contrôlés ces derniers temps. Le mal était fait et cela s’est répandu si vite qu’ils n’ont rien pu faire. La plupart des habitants étaient scandalisés et trouvaient que tu méritais bien l'exécution. Que tu refusais d’aider ta région à obtenir des biens. 

Lyna renifla de dédain.

-Mais, continua Kami, certains étaient impressionnés et allaient dans ton sens. C’était évident que tu n’avais pas déposé toi-même ton dossier. Tu avais l’air paniquée et déboussolée.  Tu as soufflé un vent nouveau dans les esprits. Et beaucoup ont sérieusement remis en question notre système, établi depuis presque une centaine d’années. La bonne volonté ne suffit souvent pas malheureusement, et modifier un engrenage d’habitants apeurés par le gouvernement ne changera pas en quelques jours. Cependant c’est une vague d’espoir, tu as amené les citoyens à penser. À agir par eux même, au mépris des risques personnels. Qu’Andrisoky soit épargné de la peine de mort ne fait pas l’unanimité. Et notre Justice non plus. Il faut tout repenser. 

Elle s’interrompit et but une gorgée d’eau.

-Tu te rappelles de nos cours d’histoire? C’était flou et partial. Il y a une centaine d’années, le Cube de Verre n'existait pas.

-Je sais, c'est le père du Gouverneur Kartaz qui l’a instauré.

-Oui mais avant ça, le système politique était très différent. Le Gouverneur de l’époque s’appelait Juan Kartaz et était le père de l’actuel dirigeant, en effet. Almar était en mauvais termes avec les pays voisins et en forte infériorité militaire. Juan Kartaz avait pour projet trop ambitieux de développer une technologie militaire avancée pour ne plus dépendre et craindre les autres puissances.  Il l’a fait dans le plus grand des secrets.

Almar possédait de grands inventeurs. Mais pour cette création il fallait un  budget colossal, des ressources étrangères rares. Il était trop risqué d’emprunter de l’argent à des voisins si hostiles.  

Un dirigeant sain d’esprit aurait renoncé. Mais la folie de Juan Kartaz était sans limite. Il avait toujours cette soif terrible de contrôler. Ce n’était pas la richesse qui l’attirait mais le plaisir de voir la peur dans les yeux de son ennemi, d’avoir la main sur la vie des autres. En un claquement de doigt il pouvait tuer, étrangler, torturer. Et déclarer la guerre en ayant la certitude de gagner, il le voulait à tout prix. 

Alors Juan Kartaz a créé une dîme exorbitante, qui obligeait le peuple déjà appauvri à verser une partie de leurs revenus. Cela n’a évidemment plu à personne. Cette période a vu les plus grosses manifestations jamais organisées dans le pays. L’arme n’a jamais été finalisée mais je sais de sources sûres que les plans étaient prêts. La situation a totalement dégénéré et les violences répressives ont explosé. Le peuple a eu peur. Le Cube de Verre a été créé afin de distraire les habitants et limiter la délinquance. C’était une façon pour le gouvernement de dire “ on vous cède une part, vous avez la chance de sauver vos proches”. Il accordait aux prisonniers bénis une seconde chance. Le plan était bancal mais permettait de diminuer fortement les dépenses vu que seules les régions gagnantes pouvaient espérer avoir des ressources en plus. La violence et la terreur étaient telles à ce moment-là que personne ne se rebella. Ou ceux qu’ils le firent furent éliminés. 

       - Comment cela se fait que personne ne le sache maintenant? 

-Tous les livres et traces ont été brûlés. Les œuvres d’art détruites, des textes sacrés inventés. Le Shadah a profité du chaos pour grimper dans la société et dans les esprits … On nous a fait connaître que la malfaisance de ces manifestants, ces militants. Les habitants étaient terrifiés. Ils étaient sans cesse surveillés. La plupart sont morts sans parler et le passé est davantage transformé qu’oublié. On a brûlé le passé. Tu imagines à quel point cela atrophie notre pays? Notre culture entière est amputée.  

Lyna lui fit signe de faire une pause d’un geste. Elle avait besoin de digérer cette vague de nouveautés. Elle trouvait cela très surréaliste.

Lione dû s'en rendre compte car il prit la parole d’une voix calme et tranquille.

-En fait, ce qu’il faut comprendre, c’est que ce que nous avons appris aux enfants n’est pas la vérité. C’est terrible de se rendre compte que tout est faux, je sais. On nous fait croire que notre pays est fort, puissant. Mais en réalité rien n’est plus loin du réel. Les pays environnants nous méprise depuis longtemps, nos forces et nos atouts ne sont pas enviables. Le Cube de Verre est considéré comme terriblement barbare. Almar est fermé sur le monde et peu apprécié. Le Gouverneur est considéré comme un tyran à éliminer.

Lyna n’en croyait pas ses oreilles. Ses parents lui avaient toujours dit que c’était une chance de vivre à Almar, qu’ailleurs la vie était bien plus dure. C’était ce qu'on apprenait dans les livres, les reportages annuels, les théâtres. Tous vantaient la force d’Almar, sa supériorité. 

-Comment savez-vous tout ça? demanda-t-elle d’un ton méfiant. Vous n’êtes pas des hommes politiques et visiblement pas bien placés dans la hiérarchie du pays. Vous vous fichez de moi, avouez-le.

Ils la regardèrent, déconcertés.

-Lyna, tenta Kami, sache que je ne te mentirai jamais. Il te manque une information, nous allions t’en parler. Mais sache aussi que si tu la révèle, des milliers de vies sont en danger. Ne le prend pas à la légère.

Lyna se crispa. 

Qu’allait-elle encore lui révéler de pire?

-Bon… Dans les manifestants des grandes révolutions de l’époque, certains n’ont pas abandonné. Il était clair que le crier sur tout les toits les meneraient aux potences au mieux et au pire dans les salles de torture. Ils n’acceptaient pas les nouvelles règles du gouvernement. Ils ont créé le groupe de révolutionnaires, les Militants. Ils se rebellaient en toute discrétion. Ils n’étaient pas très bons à l’époque cependant ils avaient le courage d’essayer. Quand le passé a voulu être effacé, c’est devenu leur objectif de vie. Maintenir les souvenirs. Il existe toujours, changeant de noms, de planques, de codes. De plus en plus de personnes s’y sont ralliées et connaissent la vérité. Comme Lione et moi. 

Lyna restait circonspecte quoique ébranlée. Son amie ne semblait pas mentir mais c'était invraisemblable. 

-Quel est le nom actuel?

-Le Club des Mémoires d’or, s’exclama Kami avec  dévotion. Le but est resté le même. Nous souhaitons arrêter ce massacre et permettre au peuple de retrouver ses souvenirs si précieux pour sa construction. Kartaz suit la même voie que son père. Il faut arrêter les cellules toxiques du gouvernement qui s’y sont agglutinées. Même en utilisant les moyens les plus radicaux.

Lyna était chamboulée. Si ce que les deux individus en face d’elle disaient était vrai, ses connaissances entières étaient remises en question. 

Kami coupa ses réflexions en lui prenant la main.

-Je sais que ça a l'air complètement fou. Franchement quand on me l'a expliqué, je suis rentrée chez moi et j'ai pensé qu'ils étaient des dingues complètement perchés. Mais beaucoup de choses m'ont été prouvées par la suite et tant d'incohérences expliquées! Je t'en prie, crois-moi au moins quand je t'affirme que nous voulons juste t'aider. Je ne te demande pas de croire au reste. Tu as besoin de temps pour digérer.

Lyna avait envie de la croire. Kami ne mentait pas, elle en était sûre. Elle n'avait rien à perdre à lui faire confiance de toute façon, sinon sa tête finirait au bout d'une corde. Et puis... Lione et Kami n'avaient pas tort sur tout. Le Cube de Verre était une émission atroce et même si il n'avait pas été créé dans ces circonstances, il fallait le supprimer. Comme l’emprise de Kartaz.

-Je crois que... vous dites la vérité. Je ne vois pas votre intérêt à raconter des mensonges.

Kami soupira de soulagement et Lione rit. Lyna leva un doigt pour reprendre:

-Mais il me reste pleins de questions! Par quel hasard s'est-on retrouvé dans la forêt?

-Et bien pas tant par hasard que ça, déclara Lione.

Kami lui fit les gros yeux.

-Je suis allé chez toi après l'annonce, intervint-elle, mais je n'ai trouvé que ton frère Thomas. Il m'a alors expliqué que tu étais partie. Et…

-Il t'a tout révélé? Mais quel…

-Non, en réalité il est membre du club.

Lyna se tut, estomaquée. Thomas, faisant partie d'un groupe résistant? Kami devait se payer sa tête car il était la personne dans son entourage la moins susceptible d'enfreindre les règles, toujours prêt à faire des reproches. Sa mine sérieuse lui prouva le contraire.

-Eh bah ça alors... Depuis quand?

-Longtemps, éluda son amie sans en dire plus.

Lyna rit de nervosité. Cela commençait à faire trop pour elle. Ce club était donc partout? La boulangère pouvait en être, l'épicier, les Semeurs de graines dans les champs, ses professeurs... Ses professeurs!

-M. Morisa fait partie du Club? Le professeur de politique.

-Oui. Il en faisait partie.

Lyna n'était pas surprise mais eut quand même un pincement au cœur pour cet homme si bon, mentionné au passé.

-Et toi? 

-Plus de cinq ans.

-Quoi?

-Je crois que les prochaines révélations attendront. Je ne veux pas te brusquer et nous prenons sérieusement du retard sur nos plans. Nous avons plusieurs itinéraires à te proposer. Nous allons te sortir du pays.

-Comment? Passer entre les régions sans autorisation gouvernementale est presque impossible, alors passer les frontières d'Almar me paraît irréalisable.

-Rien n'est impossible pour le club des Mémoires d'or, affirma Lione avec optimisme. Quand on connaît les méthodes… et qu’on a de la patience. Beaucoup de patience.

-Ce sera risqué, tempéra Kami. Mais pas plus que de rester ici. Et puis Lione doit aussi quitter le pays. Il est presque autant en danger que toi.

-C'est ça d'être important, dit-il avec un clin d'œil.

Lyna se demanda bien ce qu'avait pu faire le jeune homme pour devoir fuir avec elle. 

Mais après tout, ce pays semblait incriminer les habitants bien facilement.

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