(mise au point)

 

 

Dans la voiture, le calme est olympien. L'œil fixé sur le paysage qui défile, deux doigts sur la bouche, le rouquin espère ne pas avoir à revenir sur le sujet. Rien dans le comportement du blond ne l'a fâché, bien au contraire, il aimerait donc que cela reste ainsi. Il est touché par la réaction de Liam, cependant il sait qu'un seul mot de travers, une seule pensée mal exprimée pourrait foutre en l'air ce tout nouveau sentiment de sécurité qui s'installe en lui.

- Tu es bien silencieux.

- Ça y'est les hostilités sont lancées ?  s'interroge un peu crispé Yann sans pour autant lui faire face. Je me sens un peu fiévreux, répond-t-il simplement.

- Ah, mince, tu as du paracétamol sur toi ?

Yann sourit dans le vague avant de répondre avec indifférence.

- Non.

Liam profite d'un feu pour se pencher de son côté et fouiller dans la boite à gants. Surpris par le mouvement et la proximité soudaine du conducteur, contre lui, Yann relève les bras comme pour ne pas le toucher. Liam ne s'en aperçoit pas. Ou feint de l'ignorer.

- Tien prend ça.

Reprenant sa place derrière le volant, il lui jette une plaquette de cachets sur les genoux.

- Tu es bien urbain chéri mais je n'avale pas ces... choses sans eau, surtout avec  le mal de gorge que je me traine.

Une seconde suffit à Liam pour sortir du rangement de sa portière, une petite bouteille d'eau.

- Tu penses toujours à tout hein ?

- Non pas toujours.

Sous le poids du regard insistant de Liam, Yann s'exécute sans un mot, une gorgée, un cachet, puis la bouteille retourne à sa place en un geste du pilote satisfait.

- Content ? interroge le malade.

- Rassuré.

Le trajet se poursuit sans encombre, sans questionnaire gênant et contre toute attente, c'est Yann qui décide de replonger la discussion dans son embarrassante réalité physiologique.

- Je peux te demander une faveur avant qu'on rejoigne les autres ?

-  Hum ?

- Tu peux garder tout ça pour toi ? Je veux dire, mon côté multi-sexes interchangeables.

- Pour qui me prends-tu Yann ? C'est tellement intime, à qui veux-tu que j'aille raconter ça ?

- Je ne sais pas, à Gabriel. Un questionnement, certaines paroles peuvent échapper à notre réflexion parfois.

C'est la consternation qui se lit soudainement sur l'expression du jeune architecte.

- Tu me tues, ne me dis pas que Gabriel n'est pas au courant ! ?

- ...

- Mais enfin il est con ? Vous êtes sortis ensemble quoi ? Un, deux ans ?

- Plus ou moins, avec des coupures.

- Je ne comprends pas, il n'a rien vu ?

Yann est de plus en plus à l'étroit dans cette voiture, il regarde ailleurs, ne fait pourtant aucun geste pour desserrer sa ceinture mais se ronge les ongles. En vérité il réfléchit à la manière de justifier ça.

- Je suis... enfin j'étais, une de ses premières relations, tu sais Gabriel est beaucoup plus jeune que moi et...

- Ha bon ?

- Il a bien trouvé que mon corps était étrange, il a des yeux pour voir, comme tout le monde et j'ai dû une ou deux fois sortir le terme hermaphrodite.

Le mot reste en suspend quelques instants.

- Mais nous n'avons jamais eu de discussion, à proprement parler, sur ce sujet là. Pour tout te dire, je ne sais même pas s'il est au courant que ça existe en vrai. C'est un terme simple et qui regroupe pas mal de chose mais même, il n'est pas évident qu'il sache exactement ce que cela veux dire.

- C'est dingue ! Et tu n'as jamais eu envie de le lui expliquer ?

- Pour quoi faire ? Qu'il me sorte des trucs comme " Tu n'es pas normal " ou bien " Tu es mal formé " ?

- Je n'ai jamais dis ça de toi !

- Alors ne te sens pas visé !

Voilà, ça devait arriver, le ton est une fois de plus monté.

*

Quand Yann et Liam arrivent, Gabriel, Uzu, Math et Jeff ont déjà débarqué leur matos, Jeff tape la discute avec math devant la machine à café, Uzu semble en grande conversation avec le nouveau gars de l'accueil et Gabriel assis par terre devant la porte du couloir griffonne au marker rouge des changements sur la playlist*.

- Mes chéris, me dites pas que je suis en retard ? demande le bassiste en faisant mine de vérifier sur une montre invisible qu'il a oublié de mettre au poignet.

- Nan c'est vos autres gus qui sont en avance, et moi j'ai pas les clefs pour ouvrir les locaux, lui répond le seul maitre à bord derrière son comptoir.

- C'pas grave Chris, c'est d'jà sympa d'nous avoir ouvert, avec c'temps d'chien, signal Gabriel. Yann tu vas mieux ?

Il à beau lui poser la question sans le regarder et en essayant de garder un air dégagé, les membres du groupe ne sont pas dupes et surtout pas l'interrogé. Qui du coup hésite juste assez avant de répondre pour que Liam se permette de le faire à sa place.

- Il a encore de la fièvre, déclare-t-il.

Personne n'avait encore relevé sa présence, qui, si elle n'amène aucun commentaire, sème tout de même dans l'air un sentiment d'intrusion. Uzu se rapproche du couple Liam/ Yann un peu mal à l'aise et ne sachant pas vraiment à quelle sauce ce dernier décidera de le manger cette fois-ci.

- C'est bien que tu l'ais emmené, avance-t-il en s'adressant directement à son ex.

Cette affirmation n'est pas du goût de tout le monde.

- Ouais m'enfin qu'ça d'vienne pas une habitude non plus ! se croit donc obligé de râler Gabriel. Une répétition c'pour bosser, on est pas en r'présentation. Moi j'veux d'personne extérieur au groupe quand on bosse.

- C'était pas censé être juste une réunion aujourd'hui ? demande Yann se tournant vers son leader en faignant la naïveté.

- Yann j'veux bien qu'tu sois malade, mais t'es au courant ? Vendredi on a un concert ! Y'a réunion de travail APRES avoir bossé et j'vous préviens d'suite, on est pas couché hein !

- Je suis en retard ?

Steph passant les portes du local en courant fait sourire tout le monde.

- Quoi ? s'étonne-t-il.

- Te bile pas mec, on est à la porte, il n'est que moins le quart, un café ?

Enfin les portes du studio s'ouvrent.

Leur mode de fonctionnement est rodé, ils savent tous ce qu'ils ont à faire, Yann accorde toutes les guitares, la sienne et celles des deux autres. Steph aide Math à brancher le matériel, les amplis, le synthé, l'ordi, la table. Jeff s'occupe seul de monter ses cymbales sur la batterie du local, Uzu est déjà partie avec les micros de l'autre côté du couloir pour chauffer sa voix. Gabriel sort les partitions, les chansons et toutes les notes prises à la dernière répète, puis file réclamer ce qui manque à l'accueil. Liam assis dans un coin se sent un peu de trop comme la dernière fois. Le studio est le même que lorsqu'il est venu, sans doute y ont-ils leurs habitudes. Il n'y connaît pas grand-chose. Il aimerait se rendre utile, mais il a plutôt l'impression de les gêner.

Gabriel cours partout, avec cet air responsable et sérieux qui tranche carrément avec son look extravagant de post-ado retardé et sa conversation hachurée.

- Tu as changé la playlist* ? le hèle Steph.

- Ouais j'avais choisi qu'des morceaux où Yann chante aussi pour permettre à Youz' d'se r'poser un peu sur lui et même certains morceaux ou Yann chante complètement seul. J'me disais qu'ça aller quand même lui faire long à Youz' sinon, pour un début, d'autant qu'Jeff commence à parler d'trente minutes au lieu d'vingt cinq.

- C'est vrai qu'il répète depuis peu par rapport à nous.

- Ouais mais en fait vu l'état d'Yann j'ai changé d'avis, y pourra sans doute même pas chanter c'con là.

- Hé ! C'est bon chéri, je suis pas à l'article de la mort non plus ! fait remarquer Yann en passant.

- Tu vas d'jà avoir assez à faire, dans l'répertoire ! J'ai donc cette fois donné la priorité aux morceaux sans batterie, pour qu'Jeff soit pas défoncer au moment d'entamer la deuxième partie avec son groupe. Puisque l'gros du concert il doit pas l'faire avec nous.

- C'est drôlement sympa Gabi, s'étonne le batteur intérimaire.

- Mais ch'uis un mec sympa moi ! Qu'est-ce tu crois ?

Quelques rires résonnent, l'ambiance est studieuse mais conviviale. Liam est surpris par ce qu'il vient d'entendre.

- Alors comme ça Yann est aussi chanteur ?

Il l'a bien vu faire les chœurs la dernière fois, mais il ne s'imaginait pas qu'il puisse avoir eu une plus grande importance au sein du groupe. Il se demande si le fait que Uzu devienne le chanteur "officiel" de Ten'shi ne lui pose réellement pas de problème. En y réfléchissant bien il réalise que Uzu lui prend tout simplement sa place sur plusieurs fronts.

- J'ai terminé mes chouchous, prévient justement ce dernier.

- Impec, va r'joindre Youz', heu, ça va aller ? demande Gabriel inquiet de la mine de son bassiste.

- ROoo mais arrête, c'est bon, je vais bien ! proteste encore Yann, cherchant du regard l'acquiescement de Liam dont visiblement Gabriel se fout éperdument.

*

Les yeux rivés sur le miroir Uzu alterne vocalises et exercice de respirations. Il fait l'impossible pour se concentrer, mais malgré le casque sur les oreilles, dans l'attente, chaque fois qu'il lui semble entendre un bruit, il sursaute pensant à l'arrivée de Yann. C'est donc un interprète tendu que Yann va retrouver dans le petit studio.

- Salut, entame Uzu d'une voix incertaine.

- Salut.

- On peut parler un peu ? interroge le japonais.

- C'est obligatoire ?

- Écoute, cette tension entre nous me fatigue et je ne pourrais pas chanter dans ces conditions. Je préfère mettre les points sur les "i" de suite.

- Ok.

- Ne te méprends pas Yann, je t'apprécie beaucoup, je ne triche pas avec toi. Comme tu as déjà pu t'en apercevoir, j'ai des choses à cacher et je suis loin d'être parfait. Tu ne me connais pas, ça n'est pas en me découvrant depuis quelques semaines ou en lisant des choses sur moi sur internet et en écoutant Liam que tu sauras qui je suis.

- Comment tu as su que j'avais fouiné ?

- Liam. 

- ...

La situation s'inverse quelque peu, Yann pris en défaut se dandine, confus de ne pas avoir pu l'avouer avant qu'il ne le découvre par lui-même.

- Pourquoi as-tu cherché à savoir d'ailleurs ?

- Je m'inquiétais ?

- Pour quelles raisons ?

- Marie a annoncé que tu allais voir un avocat, Liam n'a rien voulu me dire. Je suis une grande curieuse de nature qu'est-ce que tu veux. C'était assez frustrant de ne rien savoir chéri.

Et voyant la mine contrarié du chanteur, il ajoute :

- J'ai pensé que nous étions amis.

- C'est encore le cas non ?

- Ce qui t'es arrivé est abominable, je dois bien l'admettre. Certaines vidéos et reportages sont extrêmement douloureux à regarder. Et puis c'est admirable aussi, la façon dont tu as réussi à t'en sortir comme ça. Moi, je crois que jamais je n'aurais réussi à me relever d'une chose pareille.

- Et donc ?

- Mais même si je t'estime, je ne comprends pas ton comportement de l'autre jour.

- Nous y revoilà ! Alors à cause de ça nous ne sommes plus amis ? Est-ce que tu te rends compte du ridicule ? C'est un peu draconien si tu veux mon avis.

- ...

- Yann, je sais que je ne te laisse pas indifférent et pour être vraiment honnête avec toi, s'il n'y avait pas eu Gabriel dans ma vie... Tu es vraiment une personne intéressante, mais je l'aime, je l'aime comme jamais je n'ai encore aimé. Ne t'imagine pas n'importe quoi, entre toi et moi, il ne se passera rien. Je ne lui ferais jamais ça et je ne te vois pas comme ça.

- Alors pourquoi m'avoir roulé une pelle ?

- Je n'ai PAS fait ça Yann ! Enfin merde, tu étais si à côté de tes pompes que tu en restes persuadé ! Je t'ai fait un beck, un peu long, sur la joue, ça n'était pas très intelligent. Ma mère me prenait la température de cette manière. Et c'est vrai, j'en conviens j'aurais pu faire autrement. C'est que j'ai pris l'habitude d'agir comme ça avec Hugo. C'était idiot mais ça ne vaut pas que tu me battes froid de cette manière, ou que tu laisses Gabriel croire des bêtises pour qu'il aille s'inquiéter inutilement. C'est vraiment n'importe quoi.

- Sur la joue ?

- OUI !

- ....

- Yann...

- C'est moi qui m'inquiète pour lui.

- Si c'est vraiment lui que tu souhaites protéger alors réfléchis d'abords au mal que ça peut lui faire. Tu penses vraiment qu'attiser sa jalousie et sa peur c'est bon pour lui ?

-  Je ne veux pas que tu te moques de lui voilà tout.

- Tu crois vraiment ce que tu dis là ?

- ...

La fièvre avait-elle déformé une partie de la réalité ? Uzu semble cette fois très honnête, Yann se souvient de l'affirmation de Liam : "Uzu ne sait pas mentir." Il le croit aussi.

- Ce que tu as fait, n'était de toute façon pas très malin.

- Ho arrête, puis excuse-moi mais pour ma défense, tu avais l'air pas mal perturbé hein.

- J'avoue...

- Alors potes ? demande l'asiatique la main tendue.

- Mouais mais ne t'avises pas à poser de nouveau tes lèvres lubriques sur ma peau de bébé.

Uzu se contente de lever les yeux au ciel.

Si la discussion a apaisé les tensions, elle ne leur aura pas donné beaucoup de temps pour travailler, qu'a cela ne tienne, ils se trouvent bons de toute façon ! Et c'est joyeusement qu'ils rejoignent les autres membres du groupe pour prendre la suite. Si Gabriel s'aperçu du manque de rigueur de ses "voix" au niveau de la connaissance des morceaux, il n'en dit rien en tout cas. Le fait de les deviner de nouveau en bons termes le rassure davantage.

Le synthé envoie sa pléiades de sons rapides, la batterie le suit de suite, intimant d'autorité un rythme saccadé propre au morceau choisi. La basse résonne à son tour ajoutant son grondement et cette profondeur lourde à l'ensemble. La voix de Uzu emplit aussitôt l'espace, claire, dense et parfaitement maitrisée. Ils rejouent là, quasiment les mêmes morceaux que la dernière fois, pourtant Liam a l'impression de les redécouvrir. Impossible de se lasser de l'expérience. Les voir et les écouter jouer en live rend cette prestation toujours aussi incroyable.

C'est quand Yann se met au micro seul et que Uzu se recul pour ne plus être qu'un chœur, que Liam se sent pris d'un sentiment de fierté qu'il n'a encore jamais ressenti pour personne. Yann joue, le son de sa basse est pesant, lent, imposant. Yann chante, sa voix est tout le contraire, pleine d'une énergie vive et sautillante. Elle ne roucoule pas comme celle de Uzu, elle n'est pas aussi chaude, ne monte pas autant mais sa particularité sonne comme une bouffée d'air frais. Rageuse, aiguë, à demie-cassée, bien qu'elle n'hypnotise pas de la même manière que celle de l'asiatique, son timbre unique donne envie de bouger, de participer. Il s'exécute le sourire aux lèvres, son visage est celui d'un enfant qui s'amuse, son corps remue, électrique. Il dégage un dynamisme qui vaut bien la technique magistrale du japonais. Oublié la fièvre de ses derniers jours, oublié la maladie et la faiblesse, il est simplement stupéfiant de vitalité.

Jusqu'à ce que sa voix ne s'éteigne pour de bon. Le mal de gorge étant loin d'avoir terminé son œuvre, la répétition vocale s'arrêtera un peu sèchement pour lui.

 

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