Trois ados et deux Coupoles

Par Bruns

Little Louis, Paris 

1976 

* * *      9      * * * 

La musique et la vie marchent main dans la main. 
Comme deux lignes parallèles. 
La musique c’est l’imaginaire  
qui se puise dans l’âme  
qui vient de plus profond de cœur.  

Jimi Hendrix 

* * * 

 

Septembre 1976, trois adolescents s’amusent à martyriser un vieux flipper. La brasserie des Deux Coupoles, rue Fragonard, était leur repère, assez près de leur lycée respectif et assez éloigné pour ne pas retrouver les ados de leur âge. Ces trois-là s’étaient rencontrés par hasard dans ce troquet autour de ce flipper. Jesse, Cy et Louis aimaient se retrouver dans ce bistrot. Les Deux Coupoles n’était pas un bistrot d’étudiants ou de vieux pochtrons même s’ils y en avaient. Ce bar était un lieu de vie, un point central dans la vie des quartiers alentours. On y rencontrait des familles venues profiter des plats du jour, quelques voyageurs de commerce qui venaient d’endroits lointains pour repartir vers d’autres, quelques voyous qui venaient ici préparer des mauvais coups, quelques anciens se posaient ici pour se retrouver et observer la vie autour d’eux. Il y avait toujours du bruit, ce troquet, c’était la vie. 

 

Jesse, Cy et Louis n’étaient pas destinés à se rencontrer. Jesse était un garçon des rues, fan de rock’n’roll, coiffé gominé, avec une banane à la Elvis qu’il mettait des heures à soigner chaque matin. Il y a longtemps qu’il ne fréquentait plus son lycée et tout le monde s’en fichait.  

Cy était une princesse élevée dans la « haute » comme disait souvent Jesse en rigolant. Elle était jeune et belle mais son regard était déjà mort. Jesse et Louis l’avaient trouvée paumée dans ce troquet et l’avaient immédiatement adoptée. Les deux garçons étaient ses seuls amis.  

Louis, quant à lui, allait au lycée public de son quartier. Les cheveux longs, bouclés, c’était un garçon sans problème, pas trop travailleur et un peu rêveur. Louis ne comprenait pas pourquoi il aimait autant ses deux compères si différents de lui. Que pouvait-il l’attirer de cette façon ? La beauté ou le malaise dans le regard de Cy ? L’insouciance et la rage de vivre de Jesse ? Leur liberté ? 

 

– Aller bouge, s’écria Jesse en frappant le flipper. La machine devait être aussi vieille que le bistrot mais elle tenait encore la route. Même si chaque coup provoquait un mauvais regard du serveur, rien ne pouvait empêcher Jesse de jouer les durs devant ce flipper. Louis et Cy attablés juste à côté regardaient Jesse s’en prendre au flipper à l’effigie de la guerre des étoiles en s’amusant des œillades menaçantes du serveur qui finalement ne disait jamais rien.  

A la fin de la partie, Jesse, frustré de ne pas avoir battu son record retrouva ses amis et commanda trois bouteilles de Coca. 

 

– C’est avec mes dernières tunes, lança Jesse, après il va falloir courir. 

Les trois amis rirent de l’habituelle bravade mais Cy et Louis n’y croyaient jamais vraiment. Jesse s’arrangeait toujours pour avoir quelques pièces au fond des poches. Ils ne savaient pas vraiment comment il gagnait cet argent car sa famille était dans le besoin. Ayant quitté l’école, Jesse faisait peut-être des petits boulots mais il n’en parlait jamais. Louis se doutait que ce silence cachait, peut-être pas un secret, mais tout au moins une vérité que Jesse ne partagerait pas avec ses amis. C’était une part d’ombres derrière ce personnage flamboyant. 

 

Et puis, Jesse devint sérieux, plus sérieux que d’habitude. Il regarda ses amis et leur parla d’avenir. 

– Écoutez moi les gars, est ce que vous n’en avez pas marre de traîner dans ce quartier, sans une tune en poche ? 

Louis et Cy furent surpris de ce discours. Jesse n’avait pas l’habitude de parler d’avenir ni même de choses sérieuses. Il continua. 

– On perd notre temps dans ce quartier. Le 15ème c’est mort. Paris c’est mort. C’est aux States qu’il faut aller. C’est là-bas que tout ce passe, c’est là-bas qu’il faut vivre.  

Louis connaissait la passion de Jesse pour les États Unis et le Rock’n Roll. Jesse portait cette passion sur lui. Il était toujours habillé comme ses idoles : Elvis, Chuck Berry et d’autres. Toujours classe, il était la vitrine parfaite pour un gala de Rock à Billy, coiffé constamment d’une banane, t-shirt blancs les manches toujours retroussées, ses jeans avec ourlet, d’aucun penserait qu’ils étaient trop courts, montraient fièrement ses mocassins noir et blanc. Bien que gringalet, il portait un poignet de force en cuir et prenait aisément des postures de dur à cuire qu’il copiait de ses idoles aux mauvais genres. Cela suffisait pour impressionner les filles et les poivrots du quartier.  

 

Jesse n’avait pas connu sa mère et il vivait seul avec son père.  

Ce père qui avait été son idole, ce père qui sans le savoir avait tracé la destinée de son fils. Il avait été chanteur à succès dans sa jeunesse. Avec son groupe il avait connu un beau succès en chantant du Rock’n Roll sapé de beaux costards blancs avec des cols pastel. Ce père mordu de Rock’n Roll avait appelé son fils Jesse Garon en hommage au frère d’Elvis. Il se disait que si le jumeau d’Elvis, mort à la naissance, veillait sur son frère, il veillerait également sur son fils. Il avait fait rêver son gamin en lui chantant du Rock’n Roll et en l’emmenant sur les plateaux de télévision. Malheureusement la vie de groupe à succès est éphémère. Quand les producteurs s’étaient lassés, le père de Jesse était passé en quelques semaines de la gloire à l’oubli, des paillettes aux ténèbres. Et ces ténèbres furent si sombres à affronter que ce père admiré était devenu un inconnu, déprimé, se réfugiant dans l’alcool et l’oisiveté, attendant un petit miracle hollywoodien qui ne viendrait jamais. Ce père était maintenant veilleur de nuit dans une station-service. Il avait pris vingt kilos et n’avait plus beaucoup de moment de lucidité. Ce père avait perdu sa carrière, sa fierté et pire que tout, l’admiration de son fils. 

 

  Et Jesse vivait seul tout simplement.  

 

Jesse continuait.  

– Les States les amis, c’est là-bas que nous devons partir. Imaginez Los Angeles, Las Vegas, La Nouvelle Orléans et surtout Memphis. Memphis les amis ! C’est là que tout existe ! 

Cy, que rien ne retenait dans ce quartier sauf peut-être son dealer, ne semblait pas contre l’idée. Mais elle n’était pas dupe. Ce n’était pas la première fois que Jesse tentait de les embarquer dans ses rêves. Elle pensait que si elle et Jesse y croyaient, alors ils seraient plus réels pour Jesse.  

Louis qui était le seul à avoir une vie stable s’inquiétait des rêves de son ami. Le rêve c’est bien, les réaliser c’est autre chose. Les réaliser c’est abandonner sa réalité, c’est prendre des risques, c’est sortir des rails. Louis rêvait de littérature et de poésie. Il admirait les poètes maudits et s’imaginait devenir un poète rangé, rigoureux, efficace. Il ne se trouvait aucun talent et pensait pouvoir combler ce manque de génie par le travail. Louis n’était pas dupe de ce manque d’audace, tout le monde ne peut pas être un révolutionnaire. Jesse était là pour ça. 

Provocatrice, Cy demanda : 

– Et l’argent Jesse, comment on fait pour le voyage ? Et pour vivre là-bas, comme tu dis ?  

Jesse devint encore plus grave. 

– Ne vous inquiétez pas pour l’argent. Dans quelques heures nous aurons toute la thune dont nous aurons besoin. 

Pour une fois, ça ne ressemblait pas à une fanfaronnade. Cy et Louis ne demandèrent rien. Ils savaient que Jesse gagnait sa vie avec « des petits boulots » et il n’en parlait jamais.  

Jesse sauta de sa chaise. 

– Aller ! Pour fêter ça, un dernier flip. 

 Et il sortit sa dernière pièce de 1 franc. Cette dernière partie fut endiablée. Tous motivés par les plans de Jesse, enivrés par une promesse d’un avenir aventureux et purement hypothétique, les 3 amis déglinguèrent le flipper qui ne tilterait plus jamais. Ils furent obligés de fuir le bistrot sous les engueulades du serveur. 

A quelques dizaines de mètres du bar Jesse se retourna et infligea un magnifique doigt d’honneur au serveur qui, ils le savaient tous les deux, ne lui en tiendrait pas rigueur.  

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