“On disait que Pycstas savait lire le vent - non celui qui gonfle les voiles, mais celui qui renverse les royaumes.
Né avec un nom plus lourd que l’or, il apprit la rhétorique avant la loyauté, la tactique avant l’honneur. Très tôt, il devint un stratège hors pair. Il vit naître le Protectorat comme on assiste à la construction d’un palais sur le sable : splendide, mais instable. Il sourit pendant la Guerre des Chaînes car il savait qu’un monde nouveau se forgeait dans le fer et le sang, et qu’il y aurait des sièges à prendre quand le feu se calmerait. Il offrit de l’or à des pirates, des peuples entiers à la servitude. Quand l’Archonte s’éleva, Pycstas tenait l’échelle.
La Confédération du commerce fut son chef-d’œuvre. Tout s’y achetait - vies, silences, pouvoir“
Chroniques de l’Archipel, La Voie Errante
An 125 après les Premiers Pas
Commencer à la maison bleue, au bout de la rue. Compter une, deux, trois, quatre maisons. Tourner à droite. Avancer encore, jusqu’à la grande villa de pierre. C’est là qu’il était.
- Tu pars ?
Ce n’était pas une question. Il le savait, mais il voulait en entendre la confirmation de sa bouche. Pélias était agenouillé face à une malle devant son lit, pliait quelques affaires. Il ne prit pas la peine de se retourner.
- Oui.
- Il m’a proposé d’embarquer avec toi.
- Père ?
- Oui. J’ai refusé.
- Tant mieux. J’ai besoin de partir seul.
- Je pars aussi, murmura Réfus. Je ne peux plus rester là-bas.
Sa voix prit un accent douloureux, ses yeux s’accrochèrent aux murs rouges et dorés. Il ne devait pas pleurer. L’espace d’un instant, il crut que Pélias se montrerait compatissant, lui demanderait les raisons de son départ.
- D’accord.
Réfus sentit sa gorge se nouer. Il savait la distance qui le séparait de son frère depuis leur enfance. Aujourd’hui, elle lui paraissait insurmontable.
- Je sais que…tu m’en as voulu, parce que j’ai été là-bas, et pas toi mais…
Pélias se leva brusquement et s’approcha de Réfus. Bien que de trois ans seulement son aîné, il lui semblait immense. Réfus s’était toujours senti chétif à ses côtés.
- J’ai bien fait de ne pas y aller. Quand je vois ce que tu es devenu là bas… Tu t’es affaibli.
Réfus se mordit la lèvre, attrapa le poignet de Pélias, le serra.
- Pélias…Là… Là-bas…
L’aîné attendit quelques instants avant de perdre patience. Il se dégagea de l’emprise de son frère et le repoussa avec force. Réfus manqua de tomber à la renverse, tituba un peu et soupira. Il sentait déjà ses yeux se remplir de larmes. S’il avait su lui dire, peut-être que Pelias aurait pu le protéger. Il était fort. Il était grand. Il était le frère qu’il avait toujours admiré de loin.
- Je pars demain. Nul besoin de venir me voir au départ.
Réfus s’avança doucement, tendit le bras.
- En revoir, Pélias.
Ce dernier l’ignora, sortit de la pièce sans un regard en arrière.
Réfus sortit de sa torpeur. Il aurait dû avoir peur, appréhender ces retrouvailles avec un frère qu’il n’avait pas vu depuis dix longues années. Pourtant, il ne ressentait que la hâte de lui parler, de l’entendre. Lorsqu’il pensait à lui, il ne pouvait se figurer qu’un visage flou, indistinct. Il devait avoir tant changé. Il avait entendu parler de lui partout où il avait été : Pélias Orphane, illustre capitaine de Clytène. Qui après de longues expéditions revenait dans sa cité, enfin.
Réfus frappa à la porte.
Aussitôt, la porte s’ouvrit sur un jeune homme blond, torse nu. Un esclave. Réfus déglutit, balbutia quelques syllabes confuses. L’esclave le toisa, fronça les sourcils et ferma aussitôt la porte.
- Non, je…!
Réfus soupira. Il baissa le regard. Sa tunique était sale, déchirée par endroits. Il porta une main à sa joue. Sur son visage, les plaies finissaient de cicatriser. Il avait une allure de mendiant. Il frappa à nouveau à la porte. Celle-ci prit plus de temps à s’ouvrir, et le jeune esclave le jaugea une seconde fois du regard. Il voulut fermer la porte, mais Réfus s’écria :
- Attends ! Mon… mon frère vit ici.
L’esclave fronça les sourcils :
- Attends.
Il referma la porte, et Réfus l’entendit s’éloigner. Il attendit quelques minutes qui lui parurent une éternité avant qu’une jeune femme apparaisse devant lui. Elle était vêtue d’une longue robe vaporeuse, un peu froissée, et ses longs cheveux roux bouclés cascadaient sur ses épaules. Lorsque son regard se posa sur Réfus, elle leva les yeux au ciel.
- J’ai fait un don au temple il y a quelques jours à peine. Va là-bas, ils t’aideront.
- Non, je…
Il s’éclaircit la gorge, leva la tête.
- Je suis le frère de Pélias Orphane. Je suis… je suis Réfus.
La femme eut un petit rire.
- Réfus Orphane ?
- Où est Pélias ?
- Il n’y a que moi ici, sa femme. Il est en mer. Comme toujours. Il ne vit que pour elle. Si tu es son frère, tu devrais le savoir.
- Je le sais. Mais j’ai entendu dire qu'il devait rentrer il y a peu.
Elle ignora sa remarque et descendit la marche qui la séparait de Réfus. Elle l’observa, les yeux plissés.
- C’est vrai que tu lui ressembles. Mais tu es beaucoup plus sale.
- J’ai fait un long voyage.
- Je n’en doute pas. Mais tu imagines bien que je ne peux pas te laisser entrer. Je ne te connais pas. Pélias ne parle jamais de toi, Pycstas non plus.
Réfus serra les dents en entendant ce nom.
- Il faudrait que Pélias soit là pour affirmer que tu es bien son frère. Ou Pycstas, pour affirmer que tu es bien son fils.
- Je ne veux pas le voir ! s’écria Réfus.
Il recula d’un pas, tremblant. La femme sourit.
- Dans ce cas… Je ne peux rien pour toi.
Sur ces mots, elle referma la porte, laissant Réfus désespéré. Il avait traversé la mer dans l’espoir de revoir son frère et il se retrouvait seul dans une ville remplie d’inconnus. Il se laissa glisser contre le mur, la tête baissée.
Pil était assis contre un mur des jardins, à l’abri du soleil. Il lisait depuis plusieurs minutes la même phrase en boucle, sans parvenir à la comprendre. Ses yeux vagabondaient au-dessus du livre, happés par les arbres, les oiseaux, les fleurs, les esclaves qui passaient parfois. Il soupira et se frappa les joues. Il devait se concentrer. Il avait de la chance, il le savait : Lire était un privilège rare. Il avait été si heureux, lorsqu’il avait commencé à savoir déchiffrer les petits caractères noirs sur les pages des manuscrits. Son frère n’était plus là pour lui raconter des histoires, mais il pouvait maintenant les lire lui-même. Il passait des heures dans la bibliothèque chaque jour.
Pil se figea soudainement. Une minuscule coccinelle venait de se poser sur la tranche du livre. Elle était d’un rouge éclatant, constellée de six petits points noirs. Il approcha lentement le manuscrit de son visage, retenant son souffle. Elle ne bougea pas. Elle semblait le regarder, elle aussi. Pil sourit. Elle était jolie.
Puis elle ouvrit ses ailes.
Elle s’envola.
Elle alla plus haut que Pil, qui se leva pour suivre son ascension du regard. Elle alla plus haut que le mur, et disparut.
Il avait déjà essayé de grimper le long de ce mur, mais il n’en avait obtenu que des égratignures. Pour partir d’ici, il lui fallait voler. Un jour, se promit Pil, des ailes pousseront dans mon dos. Il sentit une pulsation, une brûlure au niveau de son dos. Peut-être étaient-elles déjà prêtes à sortir et à se déployer. Elles l’emmèneraient loin. Très loin.
Réfus attendait, assis près de la porte de l’imposante villa. L’air commençait à se refroidir. Il soupira. Il portait encore l’espoir ridicule que Pélias allait arriver, le reconnaître et l’accueillir. Comme les frères le font.
- Va-t-en mendier ailleurs !
Réfus releva la tête. Un vieil homme se tenait devant lui, un bâton à la main. Il resta bouche bée. Il le connaissait. L’homme lui donna un coup de bâton sur le bras, renchérit :
- Tu n’as pas entendu ? Vas-t-en !
C’était Sim, un esclave que Réfus connaissait depuis qu’il était né. Il cuisinait pour sa famille. Voir des traits familiers dans cette cité inhospitalière lui donna un élan d’espoir.
- Sim ! s’écria-t-il en se levant. Sim, tu te souviens de moi ?
L’esclave plissa les yeux.
- C’est moi ! Le frère de Pélias.
Le regard de Sim s’éclaira :
- Réfus ?! Le petit Réfus ?
Stupéfait, il s’approcha, s’accroupit pour observer le visage de celui qu’il avait cru parti pour toujours.
- Que fais-tu là ? Tu es parti il y a dix ans et…
- Et je suis revenu. Tu es toujours là.
Sim acquiesça.
- Je suis content de te revoir, petit Réfus. Autour de moi les visages changent, mais je n’ai pas oublié le tien.
Réfus entra dans la chambre, s’assit dans le grand lit. Il saisit le livre qu’il avait posé cet après-midi, l’ouvrit. “Le poète, le magicien et le serpent”. Il aimait cette histoire.
- Réfus.
L’enfant se tourna vers la porte. Sa nourrice venait d’entrer. Il referma le livre, se glissa sous la couverture et attendit en souriant. Elle s’approcha, s’assit sur le rebord du lit et caressa doucement la joue de son protégé. Elle commença à fredonner une mélodie, et entoura Réfus de ses bras. Il plongea le nez dans ses longs cheveux bruns, en huma l’odeur avec bonheur. Ce parfum le rassurait. Il se sentait en sécurité, dans ses bras. Elle se détacha de lui, lui sourit. Puis se leva.
- Non, s’exclama Réfus, non. Reste un peu.
Elle se rassit, susurra son nom plusieurs fois, avec cet accent si beau, articulant chaque syllabe.
- Ré-fus, Ré-fus.
Réfus l’enlaça de nouveau.
- Reste avec moi.
- Tu dois dormir.
Il sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle ne pouvait le laisser seul. Il avait peur. Il savait ce qu’adviendrait de lui quand elle partirait.
- Je ne veux pas que tu partes, supplia-t-il d’une voix entrecoupée de sanglots.
Elle le serra à son tour contre elle. L’oreille collée à sa poitrine, Réfus entendait les battements de son cœur. Il ferma les yeux.
- Sér vi nola, murmura-t-elle. Sér vi nola.
Une phrase qu’elle lui répétait chaque soir. Elle signifiait : “Tu n’es pas seul”.
- Sér vi nola. Sér vi nola, Réfus.
- Entre.
L’épouse de Pélias sourit à Réfus et ferma la porte derrière lui.
- Je m’excuse de t’avoir fait attendre dehors.
Elle n’avait pourtant pas l’air désolée, mais Réfus ne répondit rien. Il baissa les yeux, admira la mosaïque sur le sol. Elle représentait des fleurs de multiples couleurs. Le plafond était d’une belle couleur bleue. Réfus eut l’impression de marcher dans un jardin.
L’esclave blond qui l’avait rejeté s’approcha de la femme, lui chuchota à l’oreille. Elle eut un petit sourire, laissa sa main se balader quelques instants dans le dos du jeune homme et le congédia rapidement. Elle se retourna vers Réfus.
- Je suis Amenis Orphane.
Réfus remarqua qu’elle avait changé de robe et attaché ses cheveux.
- Tu peux prendre un bain, je vais demander qu’on t’en prépare un.
- Oui, merci…
Un esclave apparut, invita Réfus à le suivre. Ce dernier fit quelques pas, s’arrêta.
- Amenis ?
- Mmh ?
- Mon…Pycstas ne vient pas ici ?
Amenis eut un large sourire.
- Pourquoi ?
- Je ne veux pas… Je ne veux pas le voir. Pour le moment.
- Sois sans crainte. Il ne vient jamais.
- Non ! hurla Réfus. Ne m’approche pas !
Pycstas avança pourtant, saisit son fils par le bras. Aussitôt, Réfus se dégagea, alla se plaquer contre le mur, le plus loin possible.
- Tu fais l’enfant. Et tu n’en es plus un.
Réfus sentit une larme couler sur sa joue :
- Tu n’avais pas le droit ! Tu n’avais pas le droit de la faire partir !
- Tu as douze ans, Réfus. Tu n’as plus besoin d’une nourrice pour te cajoler.
- Tu n’avais pas le droit ! répéta Réfus.
Pycstas marcha à travers la pièce, saisit à nouveau Réfus par le bras et le gifla violemment. L’adolescent tomba au sol, la main sur sa joue brûlante.
- Où est-elle ? murmura-t-il, tremblant.
- Elle a été revendue.
Comme il détestait cette voix froide, mauvaise.
- Je te hais, murmura Réfus.
Pycstas tourna les talons.
- Je te hais ! hurla-t-il tandis qu’il s’éloignait.
Les larmes coulaient sur ses joues mais il ne songea pas à les essuyer.
- Je te hais ! cria-t-il encore à l’ombre de son père qui disparaissait.
Réfus avança vers Amenis. Il avait revêtu une des robes blanches de Pélias. Trop grande pour lui, bien sûr. L’épouse de son frère sourit :
- Bien mieux. J’aurais deviné tout de suite que tu étais son frère si tu étais arrivé comme ça.
Cela faisait des jours qu’il ne s’était pas lavé, et des semaines qu’il ne s’était pas changé. Les bottes avec lesquelles il était arrivé à Clytène étaient encore tachées du sang des hommes de la délégation. En y repensant, il frissonna. Depuis quelques jours, leurs visages hantaient ses nuits.
Amenis s’approcha de Réfus, le saisit par le poignet et le fit s'asseoir.
- Tu as faim ?
Réfus acquiesça. Son estomac criait famine.
- Rien n’est encore prêt. Je mange peu, depuis que Pélias est parti. J’ai si peur quand il est au loin, je m’inquiète. Je me languis de le revoir.
Réfus ne put s’empêcher de déceler une pointe d’ironie dans sa voix. Elle s’assit à ses côtés, posa une main blanche sur son genou.
- Raconte-moi. On m’a dit que tu étais parti dix ans. Qu’as-tu fait ? Où as-tu été ?
Il soupira.
- Je…
Elle se releva.
- Oh. Attends. Peu importe.
Il haussa les sourcils, bien que soulagé de ne pas avoir à parler. Amenis frappa dans ses mains, et l’esclave blond accourut presque aussitôt.
- Réfus. Je te fausse compagnie quelques instants, déclara-t-elle avant de s’éloigner, accrochée au bras du jeune esclave.
Réfus resta seul avec ses pensées. Il entendit les rires d’Amenis puis rapidement, ses soupirs langoureux emplirent la maison. Il n’y prêta pas attention.
- Tu devrais faire quelque chose pour tes cheveux.
Réfus ne l’avait pas entendu entrer. Il ne se retourna pas. Cela faisait plus d’une semaine qu’il refusait de parler à quiconque, depuis que sa nourrice lui avait été arrachée. Les pas se rapprochèrent, et il sentit une main s’approcher de son épaule. Il la saisit brusquement et se retourna, tremblant. C’était seulement une esclave.
Il porta une main à son crâne. Ses cheveux crépus avaient poussé et formaient une masse désordonnée sur sa tête.
- Tu veux que je m’en occupe ?
Réfus resta silencieux. L’esclave s’agenouilla devant lui, eut un sourire moqueur.
- Si tu es muet, tu peux juste hocher la tête.
Réfus soupira. Il voulait la chasser, mais elle l’intriguait. Elle était jeune, et son visage ressemblait à celui de sa nourrice. Il était moins doux, plus expressif mais pourtant il la voyait en elle. Elle devait, elle aussi, venir de l’île aux cent lacs. Il hocha doucement la tête. L’esclave monta sur le lit en un bond, derrière lui et lui fit relever la tête. Elle saisit trois mèches de ses cheveux, et commença à les tresser. Il ressentit un fort tiraillement, serra les dents. Lorsqu’elle eut fini ces mèches, elle en prit d’autres, recommença l’opération. Elle passa plus d’une heure à tresser ses cheveux, en silence.
- Voilà. C’est fini, Réfus.
Ce dernier fut étonné : elle connaissait son nom ? Elle eut un petit rire.
- Tout le monde te connaît ici, déclara-t-elle. On m’a dit que tu étais arrivé il y a huit ans.
Réfus se retourna vers elle, l’observa. Elle sourit, amusée. Ses longs cheveux, d’un noir de jais, étaient réunis en une tresse désordonnée. Elle avait la peau pâle, des lèvres minces, un petit nez et les pommettes hautes. Réfus la contempla, eut un sourire amer.
- Tu as les yeux de ma nourrice.
Réfus sursauta. Il avait dû s’assoupir. Toutes ces semaines de sommeil perturbé et d’errance avaient eu raison de lui. Il prit quelques secondes avant de se souvenir de l’endroit dans lequel il se trouvait. Il était chez Pélias, chez son frère. Amenis était en face, à la porte. Les faibles lueurs d’un soleil prêt à rendre les armes épousaient sa silhouette longiligne. Accoudée contre le mur, elle se perdait dans la contemplation du dehors. La brise du soir soulevait doucement sa jupe, mais elle restait immobile. Réfus s’en voulut de l’observer ainsi : il se racla la gorge. Amenis se retourna lentement, avec une grâce calculée. Elle avait une coupe de vin à la main, presque vide.
- Tu peux manger maintenant.
Elle désigna du doigt la petite table de marbre à quelques pas du divan sur lequel était allongé Réfus. Ce dernier se leva, avança maladroitement.
- Tu es plus petit, quand même, remarqua Amenis.
Il ignora la pique. Elle lui importait peu. En ce moment, une seule chose comptait : manger. Il avait terriblement faim, et son estomac n’avait cesse de lui rappeler. Sur la table était posé un plateau de petits biscuits dorés et brillants. Il en saisit un, en prit une bouchée. Aussitôt, une explosion de saveurs le submergea : de l’amande, de la fleur d’oranger, du miel et d’autres parfums qu’il ne savait déterminer. Il engloutit l’entièreté de la pâtisserie, qui fondit dans sa bouche avec douceur. Depuis combien de temps n’avait-il pas goûté de mets aussi fins ? Il en reprit un, le savoura encore davantage. Il ne put s’empêcher de sourire. Il en saisit un troisième.
- Pycstas ! s’exclama soudain Amenis. Quelle bonne surprise.
Réfus eut un sursaut, laissa tomber le gâteau sur le sol. Sans qu’il ait le temps de réfléchir, il entra. Pycstas ne remarqua pas immédiatement la présence de son fils. Réfus voulut hurler. Ce visage. Ce visage. Il n’avait pas changé. Les yeux de Pycstas se posèrent soudain sur lui. Aussi froids que dans son souvenir, aussi terrifiants.
S’il ressentit de la surprise, Pycstas n’en montra rien.
- Réfus, dit-il seulement.
Il avança d’un pas, le menton haut, le dos droit. Réfus recula si vite qu’il se heurta contre une des statues de la pièce. Il ne pouvait y croire. Amenis lui avait promis que…
- Réfus, tu es revenu, ajouta son père.
Il n’était revenu que pour son frère. Son père, il le haïssait autant qu’il le craignait. Voyant que celui-ci avançait vers lui, il cria :
- Ne t’approche pas ! Ne me touche pas !
Pycstas le regarda avec autant de mépris que s’il s’était agi d’une bête agonisante, à sa merci. Amenis le rejoint, posa sa main sur l’épaule de son beau-père.
- Cela fait dix années que vous ne vous êtes pas vus. Vous devriez…
Réfus recula encore.
- Je ne veux pas le voir !!
Ses yeux s’emplirent de larmes, épaisses et brûlantes. Il tourna brusquement les talons et quitta la pièce en courant, heurtant un esclave sans même s’arrêter. Il poussa une porte au hasard, s’y engouffra et s’effondra contre le mur. Son souffle saccadé résonnait dans la pièce vide, ses mains tremblaient violemment. Il n’était pas prêt. Il ne le serait jamais. Il avait voulu l’oublier, l’effacer, et sa présence venait de tout raviver - cette colère, ce rejet, cette douleur enracinée. Sa gorge se serra à l’étouffer. La vue se brouilla. Les larmes traçaient des sillons chauds sur ses joues. Il porta une main à sa poitrine, y planta ses ongles, comme s’il voulait arracher la douleur ou s’assurer qu’il était encore là, tangible, vivant.
Il resta longtemps dans cette position, seul, jusqu’à ce qu’enfin, il respire à nouveau. Il laissa sa tête s’appuyer contre le mur, les yeux vers le ciel. Il avait cru qu’après toutes ces années, ce serait différent. Qu’il avait été naïf. Des pas se rapprochèrent de la porte. Réfus se raidit.
“Il est parti.”
Réfus ne répondit pas à Amenis. Il se traîna vers le lit, s’y allongea. Il ferma les yeux pour effacer tous ces visages d’horreur mais dès qu’il se retrouvait dans le noir, c’est l’ombre qui revenait le hanter.
Réfus voulut hurler, mais aucun son ne sortit. Il ne pouvait que s’enfouir sous sa couverture, pleurer en silence. Il avait mal. La douleur le rongeait de toutes parts. Il griffa ses bras, son visage, son dos, ses jambes, son cuir chevelu - partout, ça brûlait, démangeait, ça criait en lui. Il se redressa lentement, vacilla jusqu’au miroir appuyé contre le mur.
Ce qu’il y vit le glaça. Un spectre. Un enfant effacé. Son reflet lui rendait le regard d’un fantôme. Sur sa peau, il croyait voir les tâches que l’ombre avait laissées. Il avait beau tenter de les frotter, de les laver à l’eau bouillante, elles ne le quittaient pas. Il en était entièrement recouvert.
Une larme coula encore sur sa joue. Il voulut crier. Il voulut mourir.
Il retourna s’allonger, recroquevillé, secoué de sanglots.
Il n’y avait pas de haine, dans ce petit corps brisé. Il n’y avait pas de vengeance. Il n’y avait que la douleur des rêves qu’on piétine, de l’enfance qu’on dérobe. La haine viendrait plus tard. Mais l’enfance, elle, ne reviendrait jamais.
La porte s’ouvrit brusquement. Des pas précipités, un souffle haletant. Puis deux bras l’encerclèrent, fermes, brûlants de chaleur. Réfus, aveuglé par les larmes, reconnut pourtant la jeune esclave qui tressait ses cheveux. Elle le berça sans un mot, le serra contre elle jusqu’à s’en faire mal.
- J’ai entendu tes pleurs… Que se passe-t-il ?
Il ne répondit pas. Juste des larmes, encore.
- N’essaie pas de me berner, je sais que tu n’es pas muet. Tu as parlé la dernière fois.
- J’ai peur, souffla Réfus, haletant.
- Peur ? Pourquoi avoir peur ? Je suis là. Si tu es en danger, je me battrais pour te protéger. Quand j’étais petite et que les autres enfants embêtaient mon frère, je les faisais tous fuir en un rien de temps ! Alors maintenant, tu n’es plus seul.
- Ma nourrice me disait la même chose. Mais dès qu’il fait noir, je suis toujours seul. Et maintenant, elle est partie et…
Réfus s’interrompit, pleura encore. L’esclave le serra à nouveau contre elle. Pour l’apaiser, elle lui raconta des histoires de son pays, de son enfance. Peu à peu, les larmes s’asséchèrent. Quand sa vue s’éclaircit un peu, Réfus leva les yeux. Elle pleurait, elle aussi. Il ne l’avait pas entendu. Elle souriait toujours, malgré les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle se retourna vivement, essuya ses yeux du revers de la main. Réfus leva une main tremblante, la posa sur la joue de la jeune femme, la caressa. Elle ferma les yeux, et une larme coula à nouveau.
- Oh non… murmura-t-il, la voix rauque, brisée. Non, ne pleure pas, Hésione.
Bravo !
Bien joué ! Il fallait l'avoir celui-là... Oui, ce lien est prometteur pour la suite xD
Merci de ton comm !
Merci et bravo !! je me demande ce qui t'a mise sur la piste !
A très vite !
il a apporté pas mal de "réponses" ou plutôt de connexions entre les personnages (Pelias : prisonnier de Casse-Fer qui est le frère de Réfus ainsi que le lien entre Hésione et Réfus). J'avoue que la mention du nom d'Hésione à la toute fin du chapitre ne m'a pas laissée de marbre !
Ce point de vue est toujours assez confus de par les passages avec "Pil" (d'autres points de vue du passé utilisent le prénom Réfus donc pourquoi ce changement de prénom si Pil est bien Réfus ?) mais aussi avec le mystère qui entoure tout le passé de Réfus (mais qui, je n'en doute pas, va être éclairci).
sélection de mes citations préférées pour terminer :
"Sér vi nola, murmura-t-elle. Sér vi nola.
Une phrase qu’elle lui répétait chaque soir. Elle signifiait : “Tu n’es pas seul”.
- Sér vi nola. Sér vi nola, Réfus."
"Il baissa les yeux, admira la mosaïque sur le sol. Elle représentait des fleurs de multiples couleurs. Le plafond était d’une belle couleur bleue. Réfus eut l’impression de marcher dans un jardin. "
"Les faibles lueurs d’un soleil prêt à rendre les armes épousaient sa silhouette longiligne."
"Il n’y avait pas de haine, dans ce petit corps brisé. Il n’y avait pas de vengeance. Il n’y avait que la douleur des rêves qu’on piétine, de l’enfance qu’on dérobe. La haine viendrait plus tard. Mais l’enfance, elle, ne reviendrait jamais."
tout de même assez déprimant tout ça 🥲
à bientôt !!
Oui, les liens de la grand toile d'araignée commencent à se tisser (=
Eheh ce fameux Pil.... Je te laisse découvrir la suite !
Merci de ton commentaire !!
Merci pour ton appréciation de ces quelques citations 🤭
A très vite !
Si vous continuez comme ça, je vais vous envoyer la facture de mon psy ! Pourquoi tant de souffrance et de tristesse ??
Blague à part, c'était vraiment un excellent chapitre. L'émotion est hyper bien rendue par les descriptions, les fils de l'histoire commencent à se retrouver et à former la tapisserie du récit. Je comprends mieux ce qui se passe, et c'est pas désagréable x) Même si j'ai toujours un doute sur l'identité de Pil, que je continue d'associer à Réfus pour l'instant.
Voici mes petites remarques au fil de l'eau :
"Quand l’Archonte s’éleva, Pycstas tenait l’échelle". --> Peut-être mettre une phrase du style "quand l'Archonte grimpa les marches du pouvoir". Pour bien resserrer la métaphore, mais je chipote
Je sais pas si c'est moi qui perd la mémoire, mais on avait dit avant que Pélias était le frère de Réfus ? J'ai l'impression que l'info vient de cliquer dans mon cerveau.
Je n'aime pas l'épouse de Pélias. Son sourire quand elle lui ferme la porte au nez, sa fausseté quand elle le laisse finalement entrer… Mmmmm.
Je ne sais pas si Pycstas avait été identifié dans les chapitres précédents, mais du coup je suis bien contente d'avoir un rappel. Ainsi donc, c'est son père… Je l'ajoute à ma liste de personnages peu recommandables (elle commence à être longue, dans ce bouquin !)
"Elle s’assit à ses côtés, posa une main blanche sur son genou. " --> RETIRE CETTE MAIN !!!!! Raaaaah je la sens tellement pas, bon sang
"ses soupirs langoureux emplirent la maison." --> ??? Mais ? Devant le frère de son époux ? OK de toute manière, vu leur relation, Pélias ne croira jamais Réfus, mais quand même. Je me pose de sacrées questions là !
"Pycstas ! s’exclama soudain Amenis. Quelle bonne surprise. " --> JE SAVAIS !!!!
je suis sûre et certaine qu'elle l'a prévenu pour qu'il vienne, cette vipère (oui, je m'emporte mais il faut bien que quelqu'un prenne la défense de ce pauvre Réfus)
OK, je sais que dans le dernier chapitre sur Réfus, j'avais lancé l'hypothèse que l'Archonte soit celui qui lui avait fait du mal quand il était enfant, maintenant je me dis que c'est son père, vu la violence de sa réaction… Ou les deux. Ou j'ai perdu le fil encore et en fait, Pycstas et l'Archonte ne sont qu'une seule et même personne x') Mais non, ça ne collerait pas avec le PDV d'Hésione de la dernière fois ! N'est ce pas ?
---> Après avoir vérifié dans les chapitres précédents, Pycstas s'avère être le sale type qui ignore Hésione ! Ma haine n'en est que renforcée !
"mais dès qu’il se retrouvait dans le noir, c’est l’ombre qui revenait le hanter. " --> Ça semble confirmer mon hypothèse. J'ai encore un peu de mal à comprendre où il a été envoyé, du coup, quand il était enfant, et l'origine de l'incompréhension entre lui et son frère… Mais j'imagine que ce sera révélé plus tard ou que je le comprendrai en relisant.
"Hésione le serra à nouveau contre elle. " --> !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! (rajouter des points d'exclamation à l'infini)
Bref, vous avez encore réussi votre coup avec ce chapitre, je suis hyper accrochée et j'ai un regain d'affection pour Réfus qui rejoint mon palmarès de personnages préférés (toujours derrière Casse-fers et Hésione, mais une belle troisième place).
J'ai hâte de voir ce que vous nous réservez pour la suite, parce qu'avec tous ces POV, j'avoue avoir un peu perdu la trame unique des évènements. Je sais, je sens que la guerre approche et qu'on va la voir de ces différents POV, mais du coup l'imminence du cœur de l'histoire en est un peu réduite. C'est vraiment le seul "problème" que je pourrais souligner, et franchement ce n'en est pas vraiment un car le rythme de lecture n'en est pas affecté, et le cœur de l'histoire progresse avec les autres personnages.
Allez, je vais aller noyer mes larmes dans un verre de thé. À bientôt !
Oupsii, bon il y aura aussi des moments positifs^^
Content que tu aies apprécié ce chapitre ! Pas mal de connexions se font, en effet. Tout s'éclaircit progressivement avec Réfus.
Non, l'info du lien entre Réfus et Pelias arrive dans ce chapitre. Penses-tu qu'elle devrait intervenir dans la fin du chapitre II de Réfus ?
Eheh, top si Amenis ne paraît pas très nette^^
Ahah la fameuse liste mdr
Intéressantes hypothèses sur le ou les bourreaux de ce pauvre Réfus. Tu nous diras comment elles évoluent par la suite.
Ouiii petite révélation finale qui a son importance, et qui tisse un nouveau lien dans la tapisserie de l'histoire ^^
C'est vrai que la trame unique se dessine de manière pas aussi affirmée dans tous les pdvs, elle va se renforcer au fur et à mesure. C'est vrai que jusqu'ici, chaque personne a un peu "son" histoire sans qu'il y ait tant de liens entre eux. D'autant plus avec le pdv de Réfus qui est assez particulier.
Ah oui, et petite question, quel est ton avis sur le personnage de Pelias à ce stade de l'histoire ?
Merci beaucoup de ton commentaire !!
A bientôt (=
Mon avis sur Pélias... C'est un personnage complexe, pour sûr. D'un côté c'est un marchand d'esclave, de l'autre on sent qu'il y a plus que ça à sa personnalité. Il refuse d'écouter son frère, pourtant je pense que c'est plus dû à ce qu'il ait vécu son départ comme un abandon qu'une vraie haine née de rien. J'espère que vous allez nous le remontrer et qu'on aura par-là quelques indices de plus sur qui il est vraiment. En tout cas je trouve ça bien d'avoir un personnage "mauvais" avec quelques aspects qui le rendent humain, sans justifier ses actes
Okay, oui c'est clairement un perso gris dont la personnalité va s'affiner à mesure de l'histoire. On est pressés de te le faire mieux découvrir...
Désolée pour les dommages psychologiques que nous causons, on a du mal à s'en empêcher.
Trop contente que tu aies apprécié ce chapitre, et qu'il te fasse apprécier Réfus encore davantage !
Oui Amenis est assez "à l'aise" ah ah (c'est vrai que c'est un peu une vipère)
Je suis d'accord, ça part dans pas mal de directions différentes et ça manque un peu d'un fil directeur principal mais comme tu l'as dit ça va venir !
Petite question : que penses-tu du perso de la nourrice et de son utilité dans l'histoire ? Faut-il supprimer certains de ses flashbacks et davantage développer Hésione ?
Merci !!
Du coup, pareil que pour Pélias, mentionner le lien avec Pysctas maintenant est suffisant. À la limite, mentionner qu'il a deux fils dans le chapitre où on le voit pour la première fois pour créer la surprise en réalisant que c'est Réfus après.
Non, j'aime bien la nourrice, elle fait le lien de manière super naturelle avec Hésione. On comprend mieux l'attachement de Réfus, on la voit pas arriver, ça crée la surprise sans sortir de nulle part. Et puis ça permet de glisser l'info sur les Cent lacs aussi, ça rattache au worldbuilding