Cléandre fixait Miranda, absorbé par l’incongruité de sa situation. La forêt se déployait autour d’elle, un monde d’ombres et de lumière filtrée. Les fougères se courbaient sous le vent, leur frondaison fragile se repliant lentement. Les racines des arbres s'entrelaçaient en une toile d'araignée rugueuse prête à vous attraper à chaque pas. Les buissons se serraient, formant des murs végétaux impénétrables, tandis que les troncs des arbres, drapés de mousse, se dressaient droit vers le ciel comme des colonnes anciennes. Dans cet écrin coupé des misères du monde et du temps, Cléandre bataillait contre le bon sens, avec mauvaise foi et absurdité.
Si je la laisse ici, peut-être qu’elle apprendra à devenir l’un des grands prédateurs de la forêt. Qui sait, un jour, elle pourrait revenir, armée d’une horde de renards et d’écureuils prêts à faire régner la terreur. Et moi, je serai là, écrivant mes mémoires.
Il leva les yeux, son regard se perdant dans les arbres.
Elle est un danger ambulant. Un ouragan miniature. Elle est tellement calme. C’est étrange. C’est un peu comme si elle méditait sur les moyens qu'elle userait pour se délecter de mes viscères. Est-ce que les marmots ont une sorte de mode repos avant de déclencher la fin du monde ?
Il observa les fougères qui se balançaient sous la brise, leurs feuilles s’entrechoquant légèrement ; les racines des arbres s’enfonçaient dans le sol, pareils à des doigts tentant de s’accrocher à la terre.
Elle va se débrouiller. Elle est plus que capable de survivre. Un écureuil éventré sous ses pieds, un signe assez clair. Je l’abandonne dans la forêt, mais en vrai, c’est elle qui m’abandonne à ma vie de fugitif solitaire. Tout est une question de perspective.
Il tourna les yeux vers la petite, figée dans un silence perturbant, mais toujours sans un seul pleur.
Un jour, quelqu’un trouvera cette gamine, élevée par des blaireaux et des champignons. Il écrira un poème sur sa légende. Moi, je ne serai qu’un vil lâche dans l’histoire. Mais au moins, un lâche en vie. J'ai suffisamment de problèmes sans me retrouver avec une crise d'éternuements qui m’attirerait tout un éventail de soucis.
Il prit une dernière inspiration et se détourna.
Peut-être que je suis un monstre ; ou un maître du pragmatisme. C’est selon. En tout cas, je sais quand partir. Et si ce n’était pas la bonne décision… eh bien, je ferai ce que tout homme raisonnable ferait dans ce genre de situation. Je chercherai une taverne pour me cacher et me convaincre que tout ça était inévitable.
Convaincu par ses divagations insensées, Cléandre détala, l'esprit en paix. Après tout, si nul ne semblait se soucier de la fillette jusqu'alors, il n'y avait pas de raison que cela change. En quoi était-ce à lui de veiller sur ce demi-monstre alors qu'il peinait déjà à traîner sa propre carcasse ? Si chaque éternuement annonçait un carnage, il resterait en alerte perpétuelle, et ça, il s’y refusait. Rien n’est plus sacré pour un vaurien que son sommeil.
La forêt s'effilochait peu à peu, laissant filtrer des éclats de lumière vacillants entre les branches dénudées. Chaque pas de Cléandre l’éloignait de l’ombre étouffante, mais un poids invisible s’accrochait à ses épaules. Le vent murmurait aux feuillages des vérités qu’il ne voulait pas entendre.
Le monde s’ouvrait devant lui, mais son esprit, lui, restait enchaîné à l’image de la fillette abandonnée à l’indifférence des bois. Il accéléra le pas, comme pour fuir une silhouette qui, pourtant, ne le poursuivait pas. Mais dans le silence troublé par le frémissement des feuillages, une sensation rampante s’insinuait en lui : l’impression, tenace, qu’il venait de commettre une erreur. Qui laisserait une âme innocente livrée à un tel destin ? Seul un monstre, bien pire qu’un demi-monstre.
La lisière s’offrait enfin à lui, promesse d’un ailleurs, d’un renouveau, d’un oubli possible. Les arbres clairsemés dessinaient une arche naturelle, un passage vers un monde où il ne serait plus témoin, où le fardeau d’une fillette égarée ne pèserait plus sur sa conscience.
Mais alors qu’il franchissait ce seuil, un frisson remonta le long de son échine. Chaque pas loin des bois résonnait en lui comme un serment trahi.
Là-bas, sous l’ombre épaisse des ramures, une enfant sans souvenirs, un écureuil éventré à ses pieds, un silence affamé qui guettait le prochain éternuement.
Cléandre s’arrêta net.
Il pouvait fuir. Rien ne le retenait. Rien, sinon cette idée insidieuse : et si cette nuit, dans son sommeil sacré, ce n’était pas le poids des regrets qui venait le hanter, mais le murmure d’un démon réveillé ?
La mort du vieillard méritait une bille noire, mais quel éclat donner à cet abandon, à cette lâcheté ? Une teinte si obscure qu’aucun regard ne pourrait l’embrasser.
Devant Cléandre, les vallons s’étiraient en ondulations douces, drapés d’un manteau d’herbe encore perlé de nuit. La lumière timide de l’aube glissait sur les collines, caressant les courbes de la terre d’un éclat d’or pâle. En contrebas, lové au creux d’une brume qui s’effilochait lentement, un village s’éveillait dans le soupir du matin.
Les cheminées expiraient leurs premiers rubans de fumée, effleurant les toits de chaume avant de se fondre dans le ciel naissant. Loin des bois épais, la vie s’étirait dans la chaleur du quotidien, entre l’odeur du pain tiède et le grincement des charrettes sur la terre humide. Une vision de quiétude, de certitudes bien ancrées, d’un monde où l’on dort sans craindre le réveil.
Cléandre observa un instant ce tableau fragile. Là-bas, tout semblait à sa place, ordonné et paisible. Et lui… lui venait de laisser derrière lui une enfant égarée, un ange endormi sous les frondaisons.
Son souffle se suspendit.
Au cœur de ce tableau parfait, il manquait une silhouette frêle, des boucles en bataille, une innocence accrochée au bord du gouffre.
Il grogna, passa une main lasse sur son visage. Le vent, complice ou traître, portait encore à son oreille le bruissement des bois.
Avec un soupir résigné, il jeta un dernier regard au village endormi… puis tourna les talons.
Je parie que dans dix ans, on chantera des balades sur ma grandeur d’âme… ou sur la façon tragique dont cette gamine m’a bouffé.
"Est-ce que les marmots ont une sorte de mode repos avant de déclencher la fin du monde ?" -> très drôle : il n’existe que deux modes chez ces petites bêtes, "calme" et "tempête". Le mode calme, c’est seulement l’heure après le repas, le reste du temps, c’est l’ouragan.
L’enchaînement entre la description des arbres, des fougères presque menaçantes, et les pensées de Cléandre est très efficace : immersion totale dans la tête d’un grand brigand qui érige la mauvaise foi en discipline olympique ("mais en vrai, c’est elle qui m’abandonne à ma vie de fugitif solitaire" 🤌). Cléandre, c’est le type qui te volerait ta bourse, te convaincrait que c'était ton idée, et repartirait en te faisant croire qu’il vient de te rendre service.
Et puis… surprise : il revient sur ses pas. Il ne savait pas quelle couleur pourrait avoir une bille souvenir de l'abandon d'une "innocente" fillette, alors il décide de ne pas la laisser. On imagine déjà le futur : prier pour ne jamais voir Miranda malade ou en pleine crise d’allergie aux pollens.
L’image finale du hameau paisible st superbe. On visualise Cléandre qui aurait tant aimé s’y poser, à l’auberge, une bière à la main, en train de façonner sa bille noire, entouré d’âmes légères dont la seule préoccupation est le dîner du soir… Et lui qui, désormais, va se promener avec un kilo de mouchoirs et des lunettes de soleil pour éviter l’éternuement fatal.
Très, très bon chapitre. Léger, drôle, et Cléandre qui devient un personnage que j’apprécie de plus en plus ! Ce tiraillement entre humour noir qui gratte et prise de conscience est très fin, et ta dernière phrase est parfaite : incisive comme il faut, sans avoir besoin de sortir les canines.
Puisqu'on est sur le thème des fanfiction, continuons avec le POV de Cléandre :
Ah, les marmots… tout le monde croit qu’ils sont mignons quand ils dorment. En réalité, c’est juste une manœuvre militaire : recharge des batteries avant offensive totale. Miranda ne fait pas exception. Et moi, pauvre fugitif solitaire, me voilà condamné à transporter l’équivalent humain d’un orage tropical, avec mon feutre de travers pour seul paratonnerre.
Quant à ce hameau paisible que vous évoquez… oui, j’aurais aimé m’y poser. Mais le destin, ou plutôt un éternuement mal placé, a décidé que je voyagerais avec un œil sur l’horizon et l’autre sur les narines de la petite. Croyez-moi, ce n’est pas de la vigilance, c’est de la survie.
Alors merci pour vos jolis mots. Si un jour vous croisez un homme en lunettes de soleil, avec un kilo de mouchoirs et l’air d’avoir fait un pacte avec le diable en version enfant, venez me serrer la main. Mais de loin. Très loin.
A très vite, entre pulls moches et mouchoirs usagés
Décidément j'aime vraiment beaucoup ta façon de faire contraster (ou s'accorder) les frémissements poétiques de la nature et les péripéties loufoques de l'intrigue. Ça produit une sorte de parodie de lyrisme, un humour subtile auquel je suis très sensible !
J'ai aussi beaucoup aimé les divagations de Cléandre qui finit par se convaincre qu'il y a zéro problème à laisser la petite seule dans les bois. J'ai adoré l'enfant "elevée par les blaireaux et les champignons" XD
Sa conviction n'aura pas tenu très longtemps, quand même...
Je ne suis pas totalement convaincue que cette étape dans l'intrigue vaut un chapitre seul, mais comme tes chapitres sont courts, ce n'est pas vraiment un problème.
Un plaisir décidément !
A très vite !
Content que le parallèle entre l'environnement et les sentiments de Cleandre te plaise. J'ai tendance à un peu abuser de ce procédé. Mais bon, je me fais plaisir en écrivant de la sorte !
Le questionnement de Cleandre sur ce qu'il doit faire de Miranda est pour moi essentiel et bien sûr traité avec humour. Je n'avais pas envie pour cette œuvre de rédiger des chapitres à rallonge (contrairement aux Pérégrinations). Je consacre un chapitre à une idée, d'où la multiplication de chapitres très courts (certains moins de 700 mots). J'espère que ce format te plaira, je trouvais que ça donnait une légèreté et une fluidité à la lecture. Je vais droit au but, pas de superflu !
J'espère que la suite te plaira !
Te voilà pris en otage avec tes remords et le poids de tes billes ! Ta vie va devenir si épicée que j'ai hâte de voir ce que représentera désormais le monde en compagnie de la petite ange.
P.S : Ce n'est pas une plante à arroser, pense à la nourrir régulièrement. L'option du mouchoir pour les éternuements serait à envisager.
Intéressant, ce chapitre. J'aime beaucoup les héros en teinte de gris, et c'est une belle démonstration ici, parfaitement logique qui plus est. En effet, comme indiqué au chapitre précédent, il y a quand même une part de chance dans le fait que la gamine ne se soit pas jeté sur lui. J'entends la proposition sur le sang du vieux qui l'a attirée, mais je me demande si l'écureuil saignait, lui.
Puis elle a dévoré le vieux entier, donc ça promet un bel appétit. Logique donc que Cléandre se tâte à l'abandonner, touchant qu'il voie tout de même en Miranda une figure angélique.
Bref, un chouette chapitre.
Cléandre oscille entre le gris claire et le noir qui dérape. Ce n'est pas un mauvais bougre, disons qu'il se retrouve parfois au mauvais endroit au mauvais moment — un peu par provocation parfois, souvent ?
Le ton du récit va tourner petit à petit vers le comique, parfois l'absurde. Si certains détails sont incohérents, c'était pour privilégier la situation embarrassante et rigolote au détriment du bon sens... J'espère que ça te plaira quand même !
Merci pour ta lecture !