AU COMMENCEMENT, il n’y avait rien.
Pas une glace à la vanille. Pas un orgue de Barbarie.
Pas de cheval à bascule. Pas de Petit Poucet.
Ni matin ni soir.
Les forêts, les océans, les squares étaient vides, et les déserts déserts.
Tout était pur dans l’invisible sphère où je laissais errer ma cécité ravie.
Là-dedans, ronronnait un petit vent tiède. Je ne souffrais d’aucune pesanteur. Là-dedans, j’ignorais totalement qui j’étais. J’aurais pu être aussi bien un nougat, un toboggan, une salamandre.
Parfois, je m’imaginais en galaxie spirale, pareil à la Voie lactée.
Privé d’amour, privé de gloire, je n’étais personne. Mais je songeais. Je rêvais le plus souvent que j’étais noir de lumière.
Rien ne me faisait peine. Rien ne me faisait envie.
Et je supposais que j’allais rester dans cette paix d’excellence pour l’éternité.
Et puis un beau jour, je suis né. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais je suis né.
Je suis né, et des parfums de rose sont venus chatouiller mes narines. Et des bruits, bruits, bruits, m’ont fait frissonner la peau. J’ai cligné des paupières, et des mains m’ont souri. Et des visages ont fleuri au bout de mon nez. Des visages qui semblaient m’attendre depuis très longtemps.
C’est étrange, je crois bien que je ne suis pas venu au monde, mais que c’est le monde qui est venu dans mes yeux.
Pour sortir de l’eau tiède, il y eut cependant quelques complications. Comme je ne glissais pas comme une savonnette, un monsieur fort têtu avait été obligé de m’amener jusqu’à la grande lumière, avec des forceps.
Je disais « non », il disait « oui ». Je redisais « non », il redisait « oui ».
Nous avons lutté durant un petit moment avant qu’il ne s’exclame, triomphant : c’est bon, je le tiens !
Si j’étais aussi récalcitrant pour pointer mon museau, ce n’était pas par peur de l’inconnu. C’était tout bêtement parce que de drôles de voix surnaturelles me retenaient dans l’eau tiède, pour me souhaiter bonne chance. Elles semblaient bien me connaître. Elles n’en finissaient pas d’être émues pour me dire adieu.
– Tu as bien tes cinq sens ? s’inquiétaient-elles.
Et bizarrement, je leur avais répondu :
– Oui, oui !
– Ton manuel de curiosité et d’invention ?
– Oui, oui !
– Surtout n’oublie pas, si tu hésites entre deux pensées contradictoires, interroge toujours les battements de ton cœur.
– Les battements de mon cœur ?
– Ta mémoire s’efface doucement, c’est tout à fait normal. Mais elle te reviendra, tu peux nous faire confiance.
– Confiance ?
– Et pour épater tes parents, qu’as-tu choisi de faire ?
– Euh…
– Tu avais choisi de démonter un réveil et d’en remonter tous ses mécanismes vers l’âge de cinq ans.
– Ah d’accord !
– Et pour les flatter jusqu’aux larmes ?
– Euh… je ne me souviens plus trop. Désolé !
– C’est pas grave, ça te reviendra.
– Ah si… Le Petit-Beurre LU !
– Que feras-tu avec le Petit-Beurre LU ?
– Je l’aurai dans les mains… Je l’observerai attentivement...
– Et ?
– Je leur glisserai, mine de rien, qu’on peut lire le Temps dessus.
– Comment ?
– Grâce à ses cinquante-deux dents qui font le nombre de semaines dans une année. Grâce à ses quatre coins qui font le nombre de saisons. Et grâce à ses vingt-quatre petits points qui font les heures d’une journée.
– C’est bien ! Mais, rappelle-toi, tu avais abandonné cette idée trop stupéfiante. Tu l’avais remplacé par la rédaction d’un poème tout en vers sur les animaux.
– Ah oui, c’est vrai, le poème.
– C’est le trac ! Ne t’en fais pas, tout se passera bien.
– J’espère. Et sinon, on se revoit quand, déjà ?
– Eh bien mais... à la fin.
– Mais euh… ça va être long ?
– Ah ça, on ne peut pas te le dire, tu comprends bien.
– Bon, je vais devoir y aller, là, parce que j’ai un peu mal au crâne.
– Allez, courage, mon grand ! Tu vas bien nous manquer.
À cet instant, le monsieur fort têtu a tiré sur mes tempes d’un coup sec.
C’est comme ça que je suis tombé dans la Vie, le 27 septembre 1961, à neuf heures du matin, dans le XIVe arrondissement de Paris.
– Voilà ! C’est un magnifique garçon ! ai-je alors entendu.
Là-dessus, une autre voix d’homme, assez nerveuse, a résonné dans la pièce :
– Magnifique, faut le dire vite !
– Que voulez-vous dire ?
– Il va garder cette tête d’aubergine jusqu’à la Saint-Glinglin ?
– Non, rassurez-vous, cela s’estompera rapidement.
– Il est tout violet. Il respire au moins ?
– Mais oui, monsieur, il respire, voyons !
– Vous êtes sûr ?
– Certain ! Cela vous plairait-il de couper le cordon ?
– Ah non, merci bien, je ne suis pas tripier.
– La nature est ainsi faite.
– Mais c’est quoi tout ce sang qui dégouline de ma femme ?
– C’est le placenta !
– C’est écœurant ! On dirait qu’elle est en train de se vider. Vous ne pouvez pas faire quelque chose ? Éponger ?
– Bon, écoutez, je crois qu’il serait préférable que vous sortiez un petit instant. Votre fils perçoit votre malaise à travers vos intonations.
– Vous en avez de bonnes. Comment il pourrait percevoir mon malaise ?
– Monsieur, je vous demande de sortir.
– Sans problème, je décanille. C’est pas une maternité ça, c’est l’antichambre de Verdun.
– Oh, vous me semblez un peu jeune pour avoir connu Verdun.
– J’ai peut-être pas connu Verdun, mais vous n’êtes pas non plus dans la tête de mon fils. Un enfant, ça ne pense pas à cet âge, ça se saurait.
J'ai beaucoup aimé ce début de roman, l'incipit est très bien. Mon passage coup de coeur c'est quand il discute avec les voix qui lui rappellent ce qu'il devra faire. C'est comique et touchant.
A bientôt !
Joli pseudo !
Bien à toi !
Encore un angle particulier pour aborder le monde... d'où le plaisir renouvelé que l'on a à te lire.
Tu parviens chaque fois à nous surprendre, à titiller notre imagination. Mais vers où ce diable d'homme va-t-il encore pouvoir nous entraîner ?
Déjà l'introduction pose le décor, en deux phrases courtes le ton est donné. A la première sérieuse, philosophico-scientifique s'oppose la deuxième, plus prosaïque, dans le sens références primaires.
C'est drôle et délicieusement décalé. Un bonbon !
Tout est parfait de la première à la dernière ligne. Rien de superflu, ni carabistouilles, ni maladresses... Bravo pour cette mise en bouche !
A très bientôt