Première contrariété

À MA SORTIE DU TUNNEL, je n'étais qu'un petit rien de pas grand-chose.  J’étais passé de plume liquide à plume épaisse. Pourtant, je ressentais déjà comme une étrange lourdeur dans mon bassin. Surtout lorsqu’on me déplaçait. Et on me déplaçait beaucoup. Pas le temps de faire ouf. On avait l’air de me trouver de l’intérêt. Tel un bijou précieux, je passais de mains douces en mains douces. Celles-ci n’avaient pas tardé à me palper, à me vérifier en profondeur, avec des gestes vifs, précis et rassurants, qui me laissaient entendre que tout était convenable au niveau de mes abattis. Les multiples contacts de ces peaux sur la mienne m’apprenaient à mesure les secrets de mon anatomie. Une fine pression ici m’avait fait découvrir une oreille gauche. Un attouchement, plus bas, m’avait révélé les pourtours d’un nombril. Mon bedon, mes petons, mes poumons, semblaient être en bon état, imbriqués à la bonne place. Ma vue, mon audition, paraissaient fonctionner à merveille. J’entendais tout ce que je voyais. Et cela m’enchantait.

À part mon instinct, j’avais peu de choses à offrir en spectacle. Mes quelques réflexes archaïques suffisaient cependant à séduire mon public. Ainsi, après m’avoir extrait de mon invisible sphère, on m’avait déposé sur un chemin de peau. Instantanément, j’avais ressenti une petite faim. Et j’avais rampé, bouche inclinée, façon lézard, jusqu’à rejoindre une petite colline blanche, rehaussée d’un cône violacée. J’avais alors mordu dans ce cône, et je m’étais régalé, comme semblait s’être régalée la gardienne de la colline. Puis, un gros doigt était venu titiller le creux de ma paume, et j’avais naïvement agrippé ce gros doigt. Plus risible encore, ce gros doigt avait pressé ensuite la plante de mon pied, faisant d’un coup de baguette se replier mes orteils. Enfin, bras en croix, on m’avait mis debout et, durant quelques secondes, j’avais montré à l’assistance que je pouvais marcher, du moins que je savais pédaler dans les airs, avec une aisance de funambule des nuées.

Somme toute, mon bagage cérébral était encore bien mince. Ma personnalité pour l'heure était comparable à celle d'une goutte d'eau. La caboche aussi pleine qu'un cerceau, rien ne me distinguait vraiment d'un autre bambin.

Proche de la balance à peser, j'avais bientôt surpris le corps allongé d’un nouvel arrivant. Il était frisotté et avait la peau noire. Le pauvre ouvrait alentour de grands yeux hébétés, se demandant qui il était, ce qu'il faisait là. Par instants, fils de soie, nos regards se tissaient à la dérobée. De le voir ainsi anxieux me faisait peine. De me voir plus folâtre que lui ne le rassurait pas davantage. D’une tendre expression, j’avais alors tenté de capter son attention pour apaiser son vertige. J’étais sur le point de mettre un terme à ma prévenance, lorsqu’il se passa cette chose étonnante : nos perceptions se mirent soudain à devenir synchrones. N’ayant aucun repère visuel de nos binettes respectives, il m’avait paru évident que je lui ressemblais à l’identique, comme j’avais cru percevoir en lui qu’il m’imaginait être sa copie conforme.

Ainsi donc, je devais être de couleur noire. Au milieu d’une grosse tête, je possédais un nez joliment épaté. Je n’avais pas de cou. Je remuais de petites jambes sous un torse large et gonflé. L’un et l’autre, nous avions l’aspect de quelque chose de chétif, d’infiniment vulnérable. Nous demeurions dans une sorte de patience  évaporée, de rêve mou, dans l’attente du bon vouloir d’autrui. Des personnes mal intentionnées auraient pu nous écraser d’un coup, s’il n’était notre extrême fragilité qui nous servait de bouclier.

Et puis, des mains était venues subitement retirer mon double à mes regards. L’espace d’un instant, j’en avais été éberlué. Du fait de notre affectueux mimétisme, j’étais persuadé que nous serions soulevés de concert, en frères siamois. J’étais resté confiné auprès de la balance encore un petit temps, avant que l’on me transporte vers mon premier grand voyage, dans un hamac de peau.

Mon lieu de naissance était beaucoup plus vaste que je ne l’aurais cru. De longs couloirs vert-d’eau succédaient à de longs couloirs vert-d’eau. De part et d’autre, les pièces d’atterrissage semblaient nombreuses. En entraient, en sortaient, tout un tas de géants vêtus de blancs, qui faisaient voyager d’autres moi à travers l’espace. Au fil de la vitesse, des lumières au plafond s’allumaient, s’éteignaient, s’allumaient, s’éteignaient, comme un jeu de splendeur. Parfois des couleurs inconnues venaient embrasser mes prunelles et me donner leur goût sur le bout de la langue.

Enfin, une porte s’était ouverte. Et l’on m’avait déposé à nouveau dans les bras de la gardienne des collines. Immédiatement, je l’avais reconnu à son odeur de rose. Elle m’avait observé longuement, et je l’avais observé minutieusement en retour. Visiblement intimidés l’un l’autre, nous ne savions que dire et, de fait, nous ne disions rien. Je scrutais la forme de sa bouche, la teinte de ses yeux, de ses sourcils, de ses cheveux. De son côté, elle semblait étudier le galbe de mon nez épaté, le crépu qui recouvrait ma tête, mon peu de cou.

Pour dire, je lui avais alors envoyé une risette fraternelle. Suivi d’une seconde. Sourires esquissés, mais non payés de retour ! Ceux-ci avaient suscité chez elle un  attendrissement, mais de courte durée. Son visage s’était soudain transformé en un nuage de pitié. Et je n’avais pas insisté. Ne sachant que faire de moi, elle s’était bientôt levée pour me confier à la couveuse qui résidait au bout du lit. Elle ne m’avait pas adressé une seule parole. Et je m’étais endormi peu de temps après, bercé par son silence.

Le lendemain matin, j’avais ouvert les yeux, sans un zeste de mémoire. Ce sont les éclats d’une grosse voix qui m’avaient réveillé. Ces intonations, ce timbre, je les avais déjà entendus. Ils appartenaient à cet homme qui avait perdu sa tranquillité la veille, dans ma salle d’atterrissage. Plutôt réjoui de me voir, il m’avait soulevé telle une brindille de ses mains puissantes pour me porter haut dans les airs et se réjouir plus encore.

Puis, calfeutré entre ses bras énormes, il m’avait offert mon deuxième grand voyage, arpentant les couloirs vert-d’eau dans un sens et dans l’autre, me buvant du regard. De retour dans la chambre, il avait ouvert la porte d’une petite pièce, au mur duquel trônait une étrange surface, lisse et brillante, qui avait subitement réfléchi nos silhouettes. Et j’avais été surpris de voir un géant tenant contre lui un être minuscule, non pas à la peau noire, mais à la peau blanche.

Une fois disparu le géant, mon hôtesse s'était mise à m'examiner sous toutes les coutures. Mon crâne difforme, les tâches violettes sur mes paupières, ma peau toute fripée, tout en moi paraissait la chagriner.         

Elle n'arrêtait pas d'appeler la sage-femme pour lui poser mille questions à mon sujet, mais les réponses de celle-ci parvenaient difficilement à soulager sa peine. Je l’avais entendu dire, sans rien comprendre, mais en ressentant puissamment sa gêne :

- Il a quand même une drôle de tête, vous ne trouvez pas ? 

- Mais non, il est mignon comme tout !

- À l'occasion, ce serait possible d'en voir un pas mignon, juste pour comparer ?

- Mon cadet aussi était un peu cabossé à la naissance. Et c'est devenu un sacré beau gars. Vous voulez voir sa photo ?

- Oui, à l'occasion, je veux bien.

Plus tard, au bout du bout d'une tétée, j'avais croisé le regard de mon hôtesse dans lequel ne brillait toujours pas la moindre joie.

- Bah dis donc, neuf mois pour ça ! semblaient dire ses tristes yeux.

Je ne saisissais pas encore le sens des mots, mais je percevais déjà assez bien le langage non verbal. Plus je croisais à la dérobée les yeux de mon hôtesse, plus je  comprenais intuitivement ce qui se cachait derrière ses mimiques et ses gestes empruntés. Ses froncements de sourcils me laissaient supposer que je n'étais pas à la hauteur de ses belles espérances. Quelque chose clochait dans mon apparence. Je n'avais pas l’air d’être celui qu'elle attendait.

Je crois bien que je me suis dit alors : bon bah, tant pis ! Je suis au chaud, j'ai à manger, c'est déjà pas si mal. On verra un peu plus tard pour la tendresse.

Là-dessus, j'ai fait un petit caca et je me suis évadé comme un bienheureux au pays du lolo.

Du moins, étrangement, je me suis vu m'endormir sur le sein d'une jolie petite femme blonde, comme si je flottais à hauteur du plafond.

           

 

           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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AlaindeVirton
Posté le 04/07/2024
A ce stade-ci, je ressens une certaine tension, une pointe d'angoisse dans l'enrobage d'humour, un équilibre subtil qui fait naître le suspense. On a envie de continuer
Edouard PArle
Posté le 06/09/2021
Hey !
Toujours beaucoup d'humour et de jolies phrases.
J'aime beaucoup celle-ci par exemple : "Par instants, fils de soie, nos regards se tissaient à la dérobée".
Hâte d'avancer un peu dans cette histoire pour voir ce qui m'attends (=
Zultabix
Posté le 15/09/2021
Merci Edouard !
Hortense
Posté le 28/06/2021
Bonjour Zultabix,
On poursuit l'épopée de ce petit bout d'homme avec bonheur, on s'attache à la fraîcheur de son regard, à ses préoccupations existentielles. L'humour est toujours bien présent avec beaucoup de tendresse.

Un petit truc, tu me vois venir avec mes gros sabots , tu utilises beaucoup le plus que parfait, pourquoi ne pas tenter le passé-simple :

- Celles-ci n’avaient pas tardé : celles-ci ne tardèrent pas
- Une fine pression ici m’avait fait découvrir une oreille gauche : me fit découvrir
- m’avait révélé les pourtours : me révéla
- on m’avait déposé sur un chemin de peau : on me déposa
etc

Encore bravo, je vais à la suite !
Zultabix
Posté le 28/06/2021
Merci Hortense !
Oui, le passé simple, j'y ai pensé. J'ai essayé, crois-moi. Mais, j'étais bien embarrassé, car j'ai écrit ce roman sous l'effet d'une sorte de transcendance. Une transcendance assez longue puisqu'elle a couru sur 7 années. ^^ J'ai laissé l'enfant qui "sommeille en moi" dicter le plus possible ses sensations, (d'où le temps passé) et le "vieux con" que je suis devenu lui servait en définitive de scribe. Il y avait véritablement une dissociation en moi. Et c'était la première que j'osais parler à la première personne. Bien sûr il y a eu un travail correctif avec une super correctrice, mais tout le texte est pratiquement le résultat d'un premier jet, comme il fut en quelque sorte rédigé selon la l'humeur fragile et la sensibilité de l'enfant. En fait cet enfant, c'est bien moi ! Et à travers ce "moi, je voulais parler de l'éveil, puisque le roman court de ma naissance à mes 7 ans . Du moins, j'ai tenté d'en parler. " De plus, je n'ai pas une mémoire d'éléphant, donc ce fut un accouchement relativement long. Non pas pour rédiger chaque chapitre. Mais pour passer de l'un à l'autre.

Bien à toi !
Zultabix
Posté le 28/06/2021
et c'était la première fois...
Hortense
Posté le 29/06/2021
Un premier jet comme une nouvelle naissance.
Je comprends, alors ne change rien, la spontanéité de l'écriture est en harmonie avec cette merveilleuse aventure.
Zultabix
Posté le 29/06/2021
Ce qui a déclenché ces mémoires de mon enfance, vues à hauteur d'enfant, c'est une courte nouvelle qui fait 2 pages. Elle s'appelle "Le cabas". Tu ne vas pas tarder à tomber dessus. Elle avait beaucoup touchée ma compagne. J'en ai écrit 3 autres juste derrière. Et ensuite, la panne sèche, je pensais avoir fait le tour de mes souvenirs. Pendant huit mois, plus rien ! Et puis un beau jour, le mioche a de nouveau toqué à la porte du "vieux con" et j'ai fini par écrire 450 pages ! Si ça te plaît, tu verras, cela monte en puissance. Le début est plutôt tranquille, mais à partir de la page 100, cela devient aussi cocasse qu'insolite. De plus, tout est vrai, à peine romancé !
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