Un épais tapis de neige recouvrait la ville fantôme dans laquelle ils venaient d'arriver. Pas un bruit ne circulait dans les rues, seulement le doux craquement des flocons sous les pas de Louna et de Neuf qui se promenaient entre les immenses immeubles se dressant jusqu'à très haut dans le ciel. Tout semblait figé autour d'eux. Le halo de leurs lanternes se perdait dans la brume restée en suspension dans l'air et rien ne bougeait. Les voitures étaient garées sur les bas-côtés et recouvertes d'une épaisse couche de poudreuse, les portes des grandes battisses semblaient impossibles à ouvrir et aucun des néons qu'arboraient fièrement les commerces qui pouvaient se les payer n'était allumé. Marchant au hasard dans les rues, ils débouchèrent finalement sur une large place. L'eau de la fontaine qui occupait le centre était suspendue en l'air et de longues coulées de glace retombaient dans le bassin d'eau gelée. Les dossiers de certains bancs publiques jaillissaient de la neige, des arbres dépouillés de leurs feuilles se dressaient hors du sol, recouverts de givre. Et toujours cette épaisse brume qui donnait à l'ensemble une ambiance si particulière. Les deux seules silhouettes qui arpentaient la place s'en éloignèrent à la recherche d'un immeuble dont la porte n'était pas bloquée. Il leur sembla marcher très longtemps tant la ville étant grande. Et autant ça ne posait aucun problème à neuf qui était très léger, autant Louna en avait marre de monter très haut les jambes à chaque pas pour sortir ses pieds de la neige.
Ils trouvèrent finalement un immeuble dont l'entrée avait été protégée par une voiture mal garée. Ils contournèrent cette dernière et ouvrirent la porte avec grand mal, mais moins que ce qu'ils n'avaient prévu. Elle était un peu rouillée, mais n'était pas hors service. Ils pénétrèrent alors dans la hall où régnait une douce chaleur inexplicable. L'absence de brume devait sans doute réchauffer l’atmosphère, mais cela leur sembla étrange malgré tout. Un ascenseur, très certainement non fonctionnel, était situé sur le mur d'en face, à côté de la cage d'escalier. Sur la droite un petit bar et quelques canapés d'où jaillissaient des reflets multicolores que les bouteilles diverses et variées lançaient un peu partout. Tout ceci baignait dans la lumière blanche et crue que projetaient les fenêtres situées plus en hauteur. Louna se dirigea la première vers l'escalier et neuf lui emboîta le pas. Ils passèrent devant plusieurs portes fermées à clé avant de pouvoir rentrer dans l'un des appartements du troisième étage. Là si Louna n'osa pas fouiller, neuf s'en donna à cœur joie. Il trouva l'endroit pittoresque. Le sol était jonché de bazar, de fatras de feuilles, de cartons ayant une forme plus ou moins géométrique, de caisses, de bouteilles et de vieux jeux en bois. Marcher dessus semblait être une mission impossible alors que l'on devait éviter au mieux les peluches moisies et les morceaux de verre à chaque pas. Alors que Louna se dirigeait vers la salle de bain pour vérifier si de l’eau coulait toujours dans les tuyaux, neuf explora un peu plus la cuisine sans vraiment faire attention où il marchait et cassa ainsi plusieurs petites choses sans y prêter le moindre intérêt. Tout ce qu'il voulait c'était faire un tour d'horizon de la nourriture à leur disposition. La plupart des conserves qu'il trouva était périmée depuis bien longtemps déjà, étaient vide, ou s'étaient faites écrasées et laissaient s'échapper les aliments goutte après goutte, morceau après morceau. Bredouille, il retrouva Louna dans la cuisine avec en main un bocal de maïs, soit la seule et unique boîte mangeable qu'il avait dénichée. Les tests de robinets avaient également été infructueux alors ils se dirigèrent vers la sortie. Louna poussa la porte et passa la première, tourna sur la droite et rentra dans quelque chose. Elle prit un coin de caisse dans les côtes et eut un mouvement de recul avec l'impact, puis reprit ses esprits. Elle n'avait pas percuté quelque chose mais quelqu'un, une jeune fille d'à peu près sa taille dont le buste disparaissait sous un informe pull à rayures et qui se confondait en excuses.
- Pardon, pardon, je ne t'ai pas fait mal ?
Louna grimaça en massant les os de sa cage thoracique en murmurant que non, tout allait bien. Mais elle semblait vraiment s'en vouloir et continua à s'excuser tout en lui proposant d'examiner ses côtes pour être sûre qu'elle n'avait rien abîmé. Quand neuf apparut dans l'encadrement avec plein de morceaux de verre sur les pieds, elle rougit encore davantage et ne s'arrêta plus de parler. Entre quelques « vraiment désolée ! » elle s'extasia devant le pied de mandarines que Louna tenait toujours dans la main, leur proposa à manger, à boire, de la place autour de la cheminée qu'elle entretenait régulièrement, s'exclama avec de grands mouvements de bras, et par extension par de grands mouvements avec la caisse que Louna voyait désormais d'un mauvais œil, que c'était pourtant très rare de voir des gens dans le coin et qu'après tout ce temps passé ici elle en avait croisé bien peu, les tira par la manche pour leur montrer l'appartement qu'elle s'était attribué et leur apprit qu'elle allait leur présenter quelqu'un. Un peu sonnée par tant d'informations à digérer d'un coup, Louna se laissa entraîner sans trop de résistance, et neuf la suivit par curiosité. Ils montèrent tous les trois à l'étage du dessus et l'inconnue ouvrit la deuxième porte à gauche. L'ambiance était bien différente que dans l'appartement qu'ils avaient pu visiter un peu avant. La lumière froide du soleil masquée par la brume était effacée par les douces lueurs orangées qui s'échappaient du feu de cheminée. Les petites figurines en bois qui traînaient à même le sol dans l'autre habitat étaient ici soigneusement alignées sur les étagères où s'étalaient des livres, des vinyles et des canettes de jus-d'orange. Quelques coussins étaient disposés sur le sol autour des fauteuils et de la table basse, et des tapis cachaient la misère du parquet troué. Même les coups de peintures mal assurés sur les portes rouillées et grinçantes donnaient une âme particulière à l'ensemble.
- Ayotzi ! brailla l'inconnue en entrant avant de se retourner vers ses deux invités, Au fait moi c'est Eddo. Et vous ?
- Elle c'est Louna et moi Numéro neuf.
- Numéro neuf ? Oh c'est curieux comme prénom.
- Normal c'en est pas un mais un matricule.
Eddo déglutit mais l’arrivée de son ami lui donnait une occasion de briser le froid qui tentait de s’installer. Ayotzi sourit à la vue d’étrangers dans l’appartement, dévoilant son immense mâchoire qui semblait être en concurrence avec sa truffe et ses grands yeux pour se faire une place sur sa tête ovale et aplatie, tête de laquelle partaient de très longues oreilles implantées bas sur le crâne, et avec une attache mince, mais qui remontaient très haut sur les côtés. Il était orange de la tête au pied avec quelques rayures en ellipse plus claires sur le front et sur les bras, un orange qui tranchait avec les divers verts et bleus de sa chemise. Il était un peu plus grand qu’Eddo ce qui faisait de neuf l'éternel petit à chaque fois qu'ils croisaient des gens. Il leur serra la main à tous les deux tandis qu'Eddo faisait les présentations.
- Il n'est pas très causant mais vous vous y habituerez !
Ayotzi leur fit un petit signe de la main et tous deux lui répondirent par un hochement de tête. L'atmosphère se détendit peu à peu et Louna finit par presque oublier qu'il neigeait à gros flocons dehors tant il faisait bon dans l'appartement. Elle et Ayo jouaient aux cartes avec des règles qu'elle avait vraiment du mal à comprendre et qui incluaient même quelques unes de leurs figurines de bois, tandis que neuf dévorait tablette de chocolat après tablette de chocolat en écoutant les histoires d'Eddo qui avait visiblement vraiment besoin de les raconter à quelqu'un qui ne ne les avait pas encore entendu. Neuf lui sortit le livre qu’ils avaient récupéré dans le désert pour voir si elle en savait quelque chose mais ce n’était pas le cas. L’île que montraient les illustrations lui disait juste elle ne savait trop quoi mais elle n’avait pas la moindre idée de ce que racontait le texte en une langue qu’elle ne connaissait pas non plus. Ils mangèrent ensuite le contenu de différentes conserves qui une fois vides servirent à déterminer qui aurait droit au lit de la chambre voisine. Ayotzi qui avait plus de force dans les bras les envoya toutes valser avec la balle de jeu et alla se glisser paisiblement dans les draps tandis que les trois autres s’effondrèrent sur les fauteuils. Louna et Neuf s'endormirent rapidement tant leur longue marche dans la neige les avaient fatigués, mais Eddo resta lire au plus près de la cheminée tout en pensant à tout ce qu'elle pourrait faire avec ces nouveaux camarades de galère glaciale. Ayotzi se lassait assez vite de leurs petites virées dans la ville et elle savait bien que d'autres présences allaient le motiver à se bouger un peu. Et elle ne s'était pas trompée.
Au petit matin, alors que Neuf et Louna peinaient à sortir de sous leurs couvertures, Eddo avait essayé de faire du pain et Ayo avait déjà prévu quoi faire pendant la journée. Leurs deux invités eurent du mal à cacher leur déception devant la tête que tirait le pain alors qu'ils avaient été accueilli au réveil par une douce odeur de brûlé. Neuf ne put s’empêcher de comparer avec la cuisine des autres personnes chez qui ils avaient squatté depuis le début de leur voyage, et Louna refusa poliment en disant qu'elle tenait trop à ses dents pour tenter de mordre dans la brique que l'on lui tendait. Eddo mangea son morceau pour faire bonne figure et Ayo ne voyait pas le problème grâce à sa puissante mâchoire, mais ils finirent tous les quatre par se rabattre sur des conserves.
Eddo, qui depuis la veille avait sans doute déjà beaucoup parlé d'elle même, finit par poser la fameuse question « Et sinon vous venez d'où ? » à laquelle Neuf et Louna étaient toujours incapable de répondre.
- Et vous allez où ? demanda-t-elle finalement après un silence gêné
Les intéressés haussèrent les épaules en même temps, puis Neuf sembla réfléchir quelques instants et déclara :
- Là où nos pieds nous mènent.
Et Ayo se mit à rire sans qu'ils ne sachent pourquoi. Alors, Eddo, qui était visiblement plus douée pour parler d'elle même que pour poser des questions aux autres, commença à leur décrire les alentours en tant que destinations potentielles qu’elle appréciait tout particulièrement. Elle leur ramena du chocolat, d'autres canettes de jus et des fruits secs, puis elle disposa quelques carnets devant eux alors qu'ils venaient tout juste de s'installer en cercle sur les coussins qui traînaient au sol. Elle leur parla longuement de la ville fantôme dans laquelle ils étaient et dans laquelle Ayotzi et elle s'était établis depuis un moment déjà tout en leur montrant les dessins que faisait son ami. Neuf était admiratif devant ses aquarelles et ses croquis de bâtiments au fusain tandis que Louna était beaucoup plus attentive à ce qui se disait. Eddo raconta qu’ils n'avaient jamais su ce qui avait poussé les gens à quitter la ville en masse. Elle lui avait semblé figée dans le temps quand elle était arrivé, comme si une bulle s'était construite autour. Elle décrivit alors les différents endroits qui méritaient d’être vus dans cette ville immobile de la petite crypte enfouie qu’ils avaient mis à jour jusqu’au toit de certains immeubles qui donnaient une vue à couper le souffle, elle leur parla aussi de l'étrange forêt en ligne droite plus à l'ouest juste à la sortie de la ville et de l'immense lac gelé entouré de maisons qu'ils avaient découvert à l'est, toujours à grand renforts des dessins d'Ayo. Louna et neuf se contentèrent d’approuver la découverte de quelques curiosités mais Louna précisa, sentant qu’ils voulaient leur faire voir absolument tous les recoins des environs, qu’ils n’avaient pas l’intention de s’attarder de trop afin de repartir vers le Nord.
-Vers le Nord ? Mais il y a une chaîne de montagne vous savez ?
- Oui on l’a vu de loin. Elle a l’air assez imposante mais en marchant bien ça doit pouvoir se faire.
- Assez imposante ? Eddo écarquilla les yeux, infranchissable oui tu veux dire. On a essayé avec Ayo déjà, plusieurs fois.
Louna semblait avoir du mal à saisir le problème et Neuf dériva enfin son attention des dessins vers Eddo.
- Mais pourquoi une chaîne de montagne serait infranchissable c’est absurde. S’il y a quelque chose derrière il suffit d’escalader jusqu’au point culminant et de redescendre de l’autre côté, déclara-t-il entre quelques gorgées de jus
- Vous ne connaissez pas ces montagnes. Celles ci on les monte des semaines entières sans arriver à ne serait-ce qu’apercevoir le moindre vallée qui pourrait montrer qu’on est proche de l’autre côté.
- On ne connaît peut-être pas ces montagnes ci mais on en a déjà traversé. On a décidé qu’on irait de l’autre côté de celles ci alors on ira, libre à vous de rester ici mais une fois qu’on aura vu ce qu’il y a à voir on va vers le nord, conclut Louna en reprenant du chocolat.
Eddo et Ayotzi échangèrent un regard perplexe. Eddo avait le sentiment que tout ce qu’elle pourrait dire sur ces montagnes ne les ferait pas changer de cap, quoique cela puisse leur coûter. Elle se sentit alors soudainement lâche d’avoir abandonné la possibilité de partir de cette ville vide coincée dans un hiver éternel dans lequel ils étaient bloqués eux aussi. Et si c’était le bon moment pour retenter ? Ayo n’attendit pas qu’elle formule ses pensées à haute voix et lança :
- Si vous vous sentez vraiment capables de nous amener de l’autre côté on vient avec vous.
Louna haussa un sourcil et fixa Eddo qui hocha la tête en déglutissant.
- On vous montre la crypte et la cathédrale sur la route demain matin si vous voulez et après on va vers les montagnes.
Louna laissa un sourire se dessiner sur son visage et acquiesça. Il fut ensuite décidé de qui porterait quoi entre les provisions et le matériel d’escalade, et les sacs furent bouclés pour le grand départ. Louna et neuf occupèrent le reste de leur journée à explorer les appartements de l’immeuble et à trouver des toits accessibles pour regarder la ville avec un peu plus de hauteur, et Eddo et Ayo ne quittèrent pas leur logement, alternant les jeux de cartes et les prises de têtes sur s’il fallait prendre le risque ou pas. Eddo ne dormit que peu de la nuit, encore très nerveuse, tandis que les deux invités, épuisés par leur promenade dans la neige, s’étaient affalés dès en rentrant et qu’Ayo semblait tranquille dans le lit qu’il avait encore gagné. Elle se tourna dans tous les sens, cherchant une position correcte pour enfin se laisser tomber dans le sommeil. Et si cette fois c’était la bonne ? Et s’ils quittaient vraiment cet endroit sinistre ?
****
- Je savais que c'était une mauvaise idée. J'aurais dû rester là bas.
Eddo grelottait devant le feu qui peinait à brûler les bûches qu'ils avaient entassé à l'entrée d'une grotte. De l'eau tombait du plafond et éteignait de nombreuses braises toutes récentes en plus de transformer le sol en une mélasse légèrement verdâtre. Neuf agitait des pommes de pain au dessus des flammes, espérant pouvoir en tirer quelque chose de mangeable.
- Pourquoi tu as froid ici et pas là bas ?
- Je sais pas, la fièvre sans doute.
- Pourquoi tu as de la fièvre ici et pas là bas ?
- Comment tu veux que je le sache ?
Neuf haussa les épaules et entreprit d'éplucher sa pomme de pain. Il s'ennuyait de plus en plus. Louna et Ayotzi étaient partis depuis quelques jours à la recherche d'un chalet ou d'un abri quelconque, de provisions et du sommet de la montagne pour aller plus vite. Ils avaient beau monter encore et encore, elle semblait ne pas avoir de fin. Il y avait seulement une étendue morne de neige à perte de vue, clairsemée de parcelles de terre aride et d'herbe jaunâtre et le tout noyé dans une épaisse brume.
Neuf pensait pouvoir compter sur Eddo pour occuper ses journées en attendant le retour des deux autres, il avait pensé pouvoir écouter encore et encore ces histoires qu'elle n'avait cessé de raconter depuis leur rencontre. Mais depuis qu'ils avaient quitté le monde d'en bas, elle semblait en prise à de biens curieux maux qui la rendaient malade. Quand elle parlait elle murmurait des choses qu’il avait du mal à comprendre, sur son enracinement dans cette ville morte, sur combien elle avait aimé s’y installer pourtant. Alors Neuf s'ennuyait. Il repensait à ces longues après-midi sur la péniche où ils jouaient aux cartes assis sur des tonneaux de vin vides sur le pont en mangeant des mandarines et où, le soir venu, ils regardaient le soleil se coucher sur l'horizon, loin, très loin, puis disparaître derrière les vagues. Il repensait à toutes ces nuits à observer les étoiles avec Louna sur le toit de la cabane du bateau pendant que le vieil homme pêchait dans la pénombre. Il repensait à ces douces matinées où il voyait peu à peu la lumière envahir l'habitat tandis qu'il se réveillait doucement dans l'un des hamac accrochés au plafond et où en sortant dehors il était déjà assaillit par des odeurs de poissons grillés et de confiture de mandarines. Tout ceci lui manquait terriblement alors qu'il était assit dans cette grotte devant les petites étincelles d'un feu qui perdait en vivacité minute après minute.
Ayotzi et Louna arrivèrent finalement après plusieurs jours avec une bonne nouvelle : ils avaient trouvé un chalet. Ils prirent la route ensemble, marchèrent longtemps, très longtemps vers les hauteurs et se perdirent dans les nuages. Tout était couvert par la brume et semblait baigner dans un coton grisâtre et humide. Eddo grelottait enveloppée dans une couverture et protégée du vent par les très grandes oreilles d'Ayotzi qui marchait devant. Louna et neuf se tenaient par la lanterne pour ne pas que le plus petit ne s'envole tant il était léger, les lumières les aidant aussi à se diriger. Plus ils montaient plus la neige s’épaississait et recouvrait les rares espaces d'herbe jaunie. Ayo, qui s'y enfonçait plus que les autres, avait de plus en plus de mal à avancer. La main en visière, le vent finit par tourner et lui rabattre les oreilles devant le visage. En partie aveuglé, il tentait tant bien que mal de suivre les deux autres qui étaient repassés devant, tout en ayant Eddo se balançant de gauche à droite sur son dos à chaque enjambées. Quand le chalet se profila enfin au dessus d'eux, perdu dans des nuages de brume, ils n'y crurent pas. Ayotzi et Louna avaient déjà fait le chemin en sens inverse mais le vent s'était levé entre temps et il tombait sur eux une pluie de flocons qui avait effacé une partie de leurs traces. La route leur avait alors parut interminable et Louna se demandait sans cesse s’ils étaient dans la bonne direction. Quand elle poussa la porte de bois avec un pied pour s'engouffrer dans la maisonnette, elle n'y comptait plus. Elle fit rentrer Neuf puis tint la porte pour Ayo qui arrivait en soulevant quelques kilos de neige à chaque pas. Des rafales firent rentrer des flocons à l'intérieur mais bientôt les épais battants de bois qu'ils clouèrent aux murs avec des planches pour plus de sûreté les protégèrent de l'hostilité de la montagne. Le chalet devait être une grange, d'épais tas de pailles étaient formés un peu partout tant et si bien qu'il était difficile de véritablement voir le plancher. Mais leur présence réchauffait l'unique pièce dépourvue de meubles et la faisait baigner dans une atmosphère plutôt agréable où flottait la douce odeur de la chaume mélangé à celle du bois. Épuisés et surtout affamés, Louna et neuf s'allongèrent sur la paille tandis qu'Ayo faisait délicatement descendre Eddo de son dos où elle s'était endormie. Il la coucha à son tour, n'osant pas la réveiller, et aida les deux autres à ouvrir les pots de nourriture malgré leurs mains engourdies. Il mangèrent en gardant en tête la nécessité de ne pas finir les provisions avant d'arriver dans la vallée en contre bas puis imitèrent Eddo et se laissèrent sombrer dans le sommeil.
Ils dormirent encore toute la matinée qui suivit mais se réveillèrent à peu près tous en même temps, sauf Eddo qui dormait toujours, et estimèrent qu'ils pouvaient reprendre la route. Tandis que Louna s'étirait après être restée plusieurs heures dans la même position, Ayotzi secoua doucement son amie. Mais elle ne réagit pas. Il insista davantage mais le résultat était le même. Devant le regard interrogateur de Neuf, il essaya de nouveau. La petit créature s'approcha doucement et regarda la jeune fille par dessus l'épaule d'Ayotzi alors qu'il tentait encore de la réveiller sans être trop brutal. Louna vint à son tour mais osa l'agiter avec beaucoup plus de force. Toujours aucune réaction. Alors ils comprirent.
Ils ne prirent finalement pas la route ce jour là. Louna creusa un trou devant le chalet et neuf tenta de former des fausses fleurs avec des brins de paille. Ayo lui, ne bougeait plus. Il s'était roulé en boule dans un coin d'où s'échappaient parfois quelques sanglots mais ne dépassaient finalement de la chaume que sa chemise et ses grandes oreilles, rabattues en arrière. Terré dans l'obscurité, il resta là encore les jours qui suivirent, refusant de manger ou de boire. Louna et neuf avaient fait leur petite cérémonie. Louna profita de cet étrange moment où une ancienne réalité les avaient rattrapé pour enterrer la casquette du vieux pêcheur, à la mémoire de sa disparition inexplicable. Quelque part elle trouvait rassurant de savoir, en quelque sorte, pourquoi cette personne bavarde et joyeuse avec qui ils avaient escaladé la montagne jusqu'ici n'était plus là. Pour le vieux pêcheur ils n'avaient jamais su.
Et Ayo restait roulé en boule dans son coin. Finalement neuf et Louna décidèrent qu'il était temps de partir malgré tout, de tourner la page sur ces quelques jours au chalet dans un silence oppressant et de rejoindre la vallée. « C'est ce qu'elle aurait voulu », lui murmura Louna en s'accroupissant aux côtés d'Ayotzi qui secoua farouchement la tête. « Tu ne veux pas partir ? », un nouveau non de la tête puis encore quelques autres alors qu'elle tentait de le faire venir avec eux, pour peut-être lui changer les idées, mais il refusait d'un lent signe de la tête. Louna et Neuf restèrent à côté de lui sans un bruit, droits comme des i, ne sachant pas s’ils devaient vraiment le laisser là seul dans le froid mordant de la montagne. Et alors qu’ils le regardaient fixement, il se mua soudainement en fumée, puis il n’y eu plus rien sur le tas de paille. Ils eurent un mouvement de recul, puis Neuf se jeta en avant sur l’endroit précis où se trouvait la créature quelques secondes auparavant.
- Ayo ? Ayo ?
Louna serra les poings puis s’avança vers Neuf et lui posa une main sur l’épaule.
- On ne peut rien faire Neuf c’est trop tard, on doit partir maintenant où on se retrouvera bloqués par le prochain blizzard.
Le concerné se releva et ils sortirent tout deux du chalet, jetant sur le pas de la porte un dernier regard vers là où Ayotzi avait disparu, comme le vieux pêcheur avait disparu avant lui et comme d’autres avaient sans doutes disparu avant eux.
Puis ils montèrent toujours plus haut parmi les nuages, toujours plus haut jours après jours, le vent contre eux, la faim au ventre et la fatigue dans les yeux. Toujours plus haut jusqu'à un point de non retour. Dans une trouée de nuages, ils aperçurent enfin un début de descente, et surtout au loin des vallons verts et jaunes au dessus des quels planaient sans se presser des rapaces qui, comme eux, observaient le bas.
Louna prit une grande inspiration et laissa un sourire se dessiner sur son visage, le regard rivé sur la vallée. Bientôt ils seraient en bas. Bientôt ils seraient de l'autre côté de ce gigantesque mur dressé entre ce qu'ils avaient déjà vu et de nouvelles découvertes. Bientôt ils seraient en bas.