Paradis piégé

Par Bleiz

5 février : Ah, lecteurs. Je crois que j’ai trouvé le sens de la vie : l’argent. Ou plutôt ce que l’argent peut offrir : le luxe. Y’a pas à dire, la première classe est un autre monde. Quel confort ! Mon dos est habitué à être courbé comme un fer à cheval, et je crois que ce dossier me redresse à lui-seul ma colonne vertébrale. Un jus de fruit dans la main droite, ma main gauche calée sous mon menton, je peux me reposer et laisser mon esprit gamberger. La sécurité a fait le tour de l’avion une demi-douzaine de fois et m’ont assuré que nous serions hors de danger pour l’entièreté du voyage. Maintenant que j’y pense, j’ai l’impression d’être restée dans cet avion plus d’une heure… mais ça n’a aucun sens, l’Espagne n’est pas si loin. Je dois être vraiment fatiguée, pour ne plus saisir la notion du temps. J’entendis alors des pas feutrés se rapprocher de mon fauteuil et quelqu’un me demander à voix basse :

—Pythie ? Vous êtes réveillée ?

—Élias ! répondis-je en m’étirant. Quoi de neuf ?

Il me sourit avec ce calme qui ne le quittait jamais vraiment et s’accroupit pour me faire face. 

—Pas grand-chose. Je voulais juste vous remercier pour les billets d’avion…

—Oh, remercie Charlotte. C’est elle qui s’est chargée de tout !

—Je voulais aussi vous dire encore à quel point j’étais heureux de faire partie de la Quête. Qui eut cru que cette aventure nous emmènerait aussi loin !

—Ce n’est pas une si grande distance… murmurai-je distraitement, portant mon verre de jus à mes lèvres.

—Tout de même, insista l’Assassin aux yeux brillants. Je n’étais jamais allé au Nicaragua avant ! 

Mon corps entier se crispa d’un coup. Mes muscles se tétanisèrent et je sentis ma main serrer le gobelet de plastique un poil trop fort. Il avait dit quoi, là ? Je répétai lentement :

—Le Nicaragua…

—Oui, Granada, au Nicaragua ! J’ai vu quelques photos. Ça a l’air très coloré, très vivant. J’ai hâte d’y être.

—Mmm, bien sûr. Excuse-moi un instant, tu veux ? dis-je en me levant de mon siège. J’ai besoin de discuter avec Charlotte… urgemment ! 

Sans plus de cérémonie, je le laissai planté dans le couloir. Je zigzaguai entre les passagers et les hôtesses de l’air jusqu’à trouver mon maudit agent. Je m’arrêtai en face de son siège et sifflai :

—Charlotte Marchand !

—Quoi, j’ai fait quoi ? demanda-t-elle aussitôt, sur le qui-vive.

Je jetai un coup d’œil à droite, à gauche, pour vérifier que personne ne nous écoutait, avant de me pencher et de murmurer avec hargne :

—Pourquoi as-tu acheté des tickets pour l’Amérique du Sud ? 

—Qu’est-ce que tu racontes, encore, râla Charlotte en retirant ses écouteurs pour de bon. J’ai pris des billets d’avion pour Granada, comme tu m’as dit.

—Oui, Granada en Espagne, pas Granada au Nicaragua ! chuchotai-je, sentant ma voix monter dangereusement dans les aigus. 

Charlotte écarquilla les yeux et sa mâchoire se décrocha. Nous nous fixâmes l’une l’autre pendant une poignée de secondes, moi me retenant de lui faire avaler sa natte, elle réalisant l’ampleur de sa bêtise.

—Oh.

—Oui, « oh » ! On peut dire ça, oui ! persiflai-je avec un haussement de sourcils.

Cette fois, c’était la fin. J’étais complètement foutue. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire en Amérique du Sud ? Pas étonnant que le vol dure si longtemps, on partait à l’autre bout du monde ! C’était à s’arracher les cheveux. Je pouvais sentir les problèmes à venir apparaître dans mon esprit comme des bulles, explosant dans un bruit de funeste fanfare. Foutue ! J’étais foutue ! À jamais on me connaîtrait comme la devineresse qui savait démêler les fils du future, mais pas ceux de l’aéroport. Je n’avais même pas songé à regarder mon billet avant de m’installer dans l’avion. Urgh, quelle idiote ! Toujours assise, Charlotte me chuchota :

—Je ne comprends pas comment c’est possible… J’avais pourtant vérifié les billets, deux fois. Il y a dû avoir un problème avec la réservation… J’écoutai ses excuses, blasée, jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Elle finit par murmurer : Ça va aller… Ça doit pas être si compliqué à arranger, comme problème. Après tout, le Nicaragua, c’est un peu pareil que l’Espagne, non ?

—Marchand, je me retiens très fort de ne pas te jeter de l’avion. Ne me fais pas changer d’avis.

Soudain, Tristan, dont j’avais complètement oublié l’existence, se joint à la conversation :

—Ingrid, on peut rien faire maintenant. On est coincé dans le ciel. Va te rasseoir, et on trouvera une solution à l’atterrissage !

—Il sera bien trop tard, à l’atterrissage ! chuchotai-je avec rage.

Pourquoi ne comprenaient-ils pas ? On allait arriver dans un pays inconnu, avec une langue qu’aucun de nous ne parlait, sans hôtel et sans but ! Non, non, je ne pouvais pas me laisser abattre. J’allais trouver une solution, comme d’habitude. Mieux encore, j’allais utiliser le temps qu’il me restait pour réfléchir à un plan de secours. J’étais la Pythie, bon sang ! Évidemment que j’allais m’en sortir comme une chef !

Nous sommes désormais dans l’aéroport de Managua, au cœur du Nicaragua. La chaleur est étouffante et une sorte d’humidité rentre dans le bâtiment par intervalles, au rythme de l’ouverture des portes automatiques et des passagers. Nous nous trouvons à une heure et demie de distance de Granada et malgré les vingt heures et quelques de notre voyage, je n’ai pas d’idée. Ou plutôt, disons que je n’ai pas trouvé de moyen qui me permette de garder le secret et de garder la face. Je suis dans une impasse. Et à voir les mines déconfites de mes deux acolytes, ils n’ont pas eu beaucoup plus d’inspiration… 

Note pour plus tard : Je commence à perdre le fil de ce journal de bord. Ce n’est plus une légère correction qu’il va falloir pour garder la face, c’est une réécriture !

Tant pis. Aux grands maux, les grands remèdes. Je m’éloignai des Héros, assis à une table et sirotant un café hors de prix, et dégainai mon téléphone. J’allais devoir utiliser mon arme secrète. 

—Allô, maman ? J’ai un problème.

—Dis-moi que personne n’est mort, soupira-t-elle dans un grésillement.

J’expliquai rapidement la situation. Comme vous pouvez l’imaginer, ma mère n’était pas du tout impressionnée.

—Ingrid Karlsen, tu me donnes des cheveux blancs. Comment avez-vous pu vous tromper de destination comme ça ?

—Maman, je ne sais pas, mais c’est trop tard ! Il y a urgence, j’ai besoin de conseils. Je ne sais pas quoi faire. S’il te plaît, maman…

—D’accord, ma chérie, ne t’inquiète pas. On va trouver une solution.

—Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda mon père, sa voix presque inintelligible.

Ma mère lui raconta toute l’affaire en quelques mots. Il s’exclama alors :

—Mais je connais quelqu’un là-bas ! Il pourrait les héberger, je pense.

—C’est pas vrai ? Dis-moi que c’est vrai ! m’exclamai-je en m’accrochant au téléphone à deux mains.

Du coin de l’œil, je voyais que mes amis m’observaient, de plus en plus curieux. Je leur tournai le dos et insistai en baissant d’un ton :

—Papa, ne me donne pas de faux espoirs. J’ai cinq Héros, deux assistants et moi-même à loger. 

—Oh, c’est pas la place qui lui manque. Sa voix devint brusquement plus claire et plus forte ; il avait dû récupérer le téléphone. Je vais l’appeler. Il me doit une faveur, de toute façon, donc il ne refusera pas. Toi et tes amis, prenez le bus pour Granada. Il y a une heure de trajet, non ? Il vous attendra à l’arrivée.

—Papa, tu me sauves la vie. Dès que la Quête est finie, je te filerai ces tickets pour la croisière que tu voulais faire avec maman ! promis-je en me retenant de sautiller sur place.

Une fois l’appel terminé, je retournais vers mes compagnons de voyage, la tête haute. Tristan donna un coup de coude discret à Charlotte en remarquant mon changement d’attitude, et ils semblèrent se détendre tous les deux. J’ouvris les bras en grand et déclarais :

—On peut y aller ! Il y avait un léger souci avec le logement. L’hôtel que Charlotte avait réservé est malheureusement… impossible d’accès, pour le moment. Ne vous en faites pas, je nous ai trouvé un endroit où vivre pour le reste de la seconde Étape ! Il ne nous reste plus qu’à attendre notre hôte à l’extérieur.

—Oh, très bien, fit Gemma en se levant. En revanche, je suis surprise : je m’attendais à plus de caméras… À Marseille, c’est tout juste si les journalistes nous laissaient respirer. Quoique je ne vais pas m’en plaindre.

Je hochai la tête tout en les poussant vers la sortie. Plus de temps à perdre : direction Granada !

Note pour plus tard : Pas très important, mais je le note ici pour ne pas l’oublier. Pendant tout le trajet, Charlotte a eu le nez dans son téléphone. Elle est persuadée de n’avoir fait aucune erreur lors de l’achat des billets. Elle se serait bien battue avec le service client de l’aéroport mais nous n’avions aucun réseau. Est-ce que ce serait aller trop loin de penser qu’on a essayé de nous mettre des bâtons dans les roues, encore une fois ? Non, c’est ridicule. Quel intérêt de nous déplacer ? Il n’y a rien de particulier au Nicaragua, à ma connaissance. Je deviens parano.

L’idée de rencontrer un ami de mon père me rendait curieuse : à quoi ressemblerait-il ? On ne dirait peut-être pas comme ça, mais mon père est assez excentrique. Entre sa drôle de personnalité et ses horaires de travail infernaux, je n’aurais jamais pensé qu’il avait des amis. 

Mais une fois arrivée à Granada, pas le moindre signe distinctif d’une telle personne. Il y avait deux femmes âgées qui papotaient avec véhémence, une famille avec plusieurs gosses plus jeunes que moi… 

—Ce serait pas lui, là-bas ? suggéra Martin en pointant du doigt un homme, à moitié dissimulé derrière un arbre.

Comme s’il nous avait entendu, l’individu tourna la tête et sursauta en s’apercevant que nous le fixions. Il sembla hésiter un instant, puis décida de sortir de sa cachette. Se balançant légèrement d’un pied à l’autre, il n’avait de toute évidence aucune intention de venir vers nous.  Rien qui puisse m’arrêter, cela dit ! Je fis un geste à mes amis et nous nous dirigeâmes vers l’homme. Une fois face à lui, je lui dis de mon ton le plus sympathique :

—Excusez-moi, monsieur ? Je m’appelle Ingrid Karlsen. Mon père-

—Oui, il m’a appelé. L’homme posa enfin son regard sur moi, avant de le détourner presqu’aussitôt. Tu lui ressembles un peu.

J’acquiesçai avant de me tourner vers mes Héros et de les présenter :

—Voici mes amis : Baptiste, Gemma, Martin, Élias et M. Froitaut. Je montrais ensuite mes deux amis, ainsi que Tristan et Charlotte.

—Ravi de vous rencontrer, monsieur, déclara mon professeur en lui tendant la main.

—…Enchanté. Appelez-moi Amos, répondit-il sans la serrer.

Je voyais bien que les autres étaient choqués de son étrange attitude, mais je n’étais pas étonnée. Je vous l’avais dit, que ce serait un hurluberlu ! D’ailleurs, ça se voyait juste à sa tête. Il était plutôt grand et avait laissé ses cheveux pousser jusqu’à ses épaules, en longues boucles blanches et grises. Il avait une barbe aussi, bien taillée, et d’étranges yeux perçants d’une nuance de marron que je n’avais jamais vue auparavant. Ses yeux étaient par ailleurs à moitié dissimulés derrière des lunettes de soleil noires. Sa tenue était originale, aussi : deux grosses perles en boucles d’oreille, une chemise hawaïenne aux couleurs aveuglantes et une pantalon brun, en lin je crois, car le tissu paraissait très léger. En somme, comme je l’avais prédit, un ami digne de mon père ! Dans une vaine tentative de me débarrasser de ce nuage de gêne qui menaçait de s’installait, je plaisantai :

—Une chance qu’on vous ait repéré, à cette distance ! Si on ne vous avait pas remarqué, on aurait sans doute dû faire demi-tour !

Il cligna des yeux dans ma direction et pendant une fraction de secondes, je me dis qu’il avait peut-être espéré ça. Je restai donc là, la bouche entrouverte dans un sourire forcé et désespéré, jusqu’à ce que Gemma intervienne :

—M. Amos, le voyage a été très long. Quand pourrions-nous partir ?

—Maintenant, répondit-il du tac au tac.

Ce fut le début d’un nouveau voyage en voiture, silencieux au possible cette fois. Entassés dans sa Méhari blanche, seul mon professeur eut le luxe d’un siège : nous autres, pauvre jeunesse, durent se contenter de l’espèce de coffre ouvert à l’arrière. Heureusement que nous voyagions léger ! Il n’y avait pas la place pour une seule valise, alors huit ! Nous dépassâmes Granada rapidement. Il devait vivre en dehors de la ville. Rien d’étonnant, avec un caractère pareil. Je fus soulagée d’entendre notre hôte parler enfin, une demi-heure environ plus tard :

—Nous sommes arrivés. 

La voiture s’arrêta et il en sortit. Je relevai la tête pour la première fois depuis le début du voyage et, alors que je m’apprêtais à le remercier, ma voix s’éteint. J’avais le souffle coupé. Où diable pouvions-nous être ?

—Bienvenue à la villa Guardabarranco.

 

Lecteurs, je pense m’être pincée une dizaine de fois, mais je n’en reviens toujours pas. Cet endroit est une merveille.

Je découvrais une gigantesque bâtisse. Construite en pierre blanche et en bois, elle s’étendait sur plus d’une vingtaine de mètres. Le bleu éclatant du ciel lui donnait une sorte d’aura paradisiaque. L’extérieur était assez simple, au fond, mais était mis en valeur par la flore luxuriante qui l’encadrait. Ce n’était que palmiers et fleurs multicolores, partout. Un tourbillon de vert brillant, de rose, d’orange, le tout explosant en un million de nuances sous les rayons de soleil. J’entrai dans la villa après mon hôte, muette d’admiration. 

—Charles m’a prévenu un peu tard, alors je n’ai pas eu le temps de préparer grand-chose. En revanche, vos chambres sont faites. Vous pouvez utiliser la salle de bain du premier étage. Si possible, évitez d’aller dans l’aile ouest. C’est là où ma femme et moi vivons.

—Oh, vous êtes marié ? s’étonna Charlotte. Où est votre femme ?

—Dans la mer des Caraïbes, en ce moment, soupira notre hôte en tournant dans un couloir. Elle travaille beaucoup, elle a donc décidé de prendre un mois de vacances et de partir en voyage en solitaire en bateau à voile… Elle me manque.

—J’imagine, oui, fit Froitaut avec compassion. Et quand a-t-elle décidé de reven- AAAAH !

Sous les pieds de Froitaut s’était ouvert une trappe. Une seconde plus tard, il avait disparu.  Aussitôt, nous l’entendîmes hurler de très, très loin :

—Qu’est-ce que c’est encore que ce bazar ?!

—Ah, oui, j’ai oublié de vous prévenir. Il y a des pièges dans la maison, expliqua Amos en se tordant les mains. Il haussa la voix et se pencha légèrement : Mais ne vous inquiétez pas, je vais vous sortir de là. 

—On peut savoir pourquoi il y a des… « pièges », dans votre villa ? s’écria Élias en le dévisageant.

—On ne sait jamais ce qui peut arriver, murmura notre hôte en appuyant sur un bouton, caché dans le mur. Certaines personnes portent de l’intérêt dans mes travaux, trop d’intérêt. Pas que dans les miens, d’ailleurs… finit-il en me donnant un de ses coups d’œil éclairs.

Je fronçai les sourcils. Qu’entendait-il par-là ? Il avait sans doute entendu parler des différentes attaques dont nous avions soufferts. Mais à son regard, je compris qu’il y avait quelque chose de plus. Tiens, tiens. Donc cet Amos avait des informations que j’ignorais… Je le suivis des yeux tandis qu’il remontait mon professeur des entrailles du manoir en appuyant sur une télécommande. Oh, il allait craquer, et vite. Je n’aurais pas à attendre longtemps avant qu’il ne vide son sac. À moi de m’arranger pour que cette conversation ait lieu en tête-à-tête, et pas en face des Héros. Mais je n’eus pas le temps d’y réfléchir : Froitaut remontait grâce à une sorte de plaque montante au fond du trou, et il n’avait pas l’air content. Il commença par pointer un doigt menaçant vers Amos, qui paraissait complètement indifférent à la lueur meurtrière dans les yeux de mon professeur, avant d’abandonner. Il se contenta de dire avec résignation :

—Vous en avez combien, des engins dans ce genre ?

—Un peu moins de soixante. Ils sont disséminés à travers le domaine.

—Le domaine ? répéta Baptiste en baissant la tête, sourcil levé.

—Oui, j’en avais installé quelques-uns dans les jardins. Je vous fournirai un plan demain, se dépêcha-t-il d’ajouter face à nos expressions horrifiées.

Au final, nous ne rencontrèrent aucun autre incident sur le trajet jusqu’à nos chambres. Hormis cette fois où j’ouvris une porte et qu’un drôle de laser rouge s’alluma pour venir se poser sur mon front, mais je refermai la porte immédiatement, donc ça ne compte pas. 

Amos avait beau être étrange, il savait accueillir ses invités. Nous avions chacun notre propre chambre, avec des lits gigantesques et des édredons blancs et douillets. Je me jetai dans les draps frais avec un soupir énamouré. Chacun s’était rapidement enfermé son coin, épuisés que nous étions. J’entendais le ronflement de Froitaut s’élever à l’autre bout du couloir. Mais moi, au bout de deux heures sans but, je commençais à ressentir des fourmis dans les jambes. Je mourrais d’envie d’explorer cette villa immense et pleine de secrets, mais j’avais également aussi de rester en vie. J’optai donc pour la deuxième option : en apprendre plus sur le curieux ami de mon père.

Je n’eus pas à chercher longtemps. Assis à une table en teck, sur une terrasse qui donnait sur des jardins luxuriants, il sirotait un verre de jus avec une grande paille verte. Je m’assis à côté de lui et calai mon menton dans la paume de ma main.

—Votre villa est un vrai dédale, vous savez ?

—Oui, souffla-t-il. C’était le but, quand j’en ai créé les plans.

J’esquissai une moue admirative. Ça expliquait pourquoi les pièges étaient si bien emboités dans l’architecture. Nous restâmes ainsi dans le silence, moi l’observant, lui fixant l’horizon. J’étais tentée d’essayer de l’embobiner, comme je l’avais fait avec la plupart des gens depuis ma première prophétie. Toutefois, je me retins. Un type comme lui verrait immédiatement à travers mon jeu. Mieux valait l’honnêteté :

—Quand avez-vous rencontré mon père ? Je ne vous ai jamais vu.

—C’est normal. Je ne suis pas rentré en France depuis plus de trente ans. Il s’arrêta et je crus bien qu’il ne dirait plus un mot, mais il reprit : Nous sommes devenus amis à l’université. Nous faisions tout ensemble : projets, travail, quatre cent coups… Nous étions un bon groupe d’amis.

—Groupe ? Qui y avait-il d’autre ?

Son visage s’assombrit brusquement. Ses doigts se serrèrent autour de son verre, au point que ses jointures deviennent blanches. Il déglutit et déclara avec une amertume que je ne pouvais pas ignorer :

—Amos, Charles et Claude. Il se tourna vers moi et planta son regard dans le mien. Claude Vercran. Ton père m’a dit que tu l’avais déjà rencontré.

—Ah, oui, balbutiai-je. Juste après ma première prédiction… Il est à la tête de Star-all, c’est ça ? La boîte d’électronique ?

Il acquiesça. Ça faisait un bout de temps que je n’avais pas pensé à ce sale type. Comment mon père et lui étaient devenus, voilà un mystère que je n’étais pas près de résoudre. Et dire qu’il voulait que je travaille pour lui ! 

Attendez une seconde.

Star-all. Quel était l’emblème de Star-all ? Je n’eus même pas besoin de poser la question : comme dans un flash, l’étoile noire à six branches qu’abordait sa carte de visite me revint en mémoire. La réalisation me frappa comme une pluie de briques.

—Je vois que tu as enfin compris, lança Amos.

—Mais c’est impossible, dis-je d’une voix blanche. Pourquoi… ?

—Parce que tu représentes un obstacle. Tu as refusé de travailler pour lui, correct ? Je hochai la tête. Moi aussi. Et regarde où je suis, désormais.

—Dans un manoir entouré de jardins dignes de Babylone ?  répliquai-je avec tout mon sarcasme.

—Loin du monde, assena Amos en se tournant vers moi. Avant, j’étais un scientifique reconnu. Un ingénieur aux travaux prometteurs, un génie de l’électronique. Après que j’ai dit non à Claude, je n’étais plus rien. Mes travaux se sont retrouvés entre ces mains sans que je sache comment. Il a dû pirater mon ordinateur… Ironique, pour quelqu’un qui était censé maîtriser les nouvelles technologies. Mais ça n’a plus d’importance.

—Bien sûr que ça a de l’importance ! m’exclamai-je, horrifiée. Il a volé votre travail et vous l’avez laissé faire ?

—Je ne dirais pas ça, non, dit-il en riant amèrement. J’ai porté plainte. J’en ai parlé autour de moi. Résultat, mes amis m’ont abandonné, le laboratoire où j’étais embauché m’a gentiment dirigé vers la sortie, et je n’ai plus connu la paix jusqu’à ce que je quitte le continent. Il était déjà riche et puissant, et il l’est bien plus maintenant ! N’empêche que je te plains. Se trouver dans le viseur de Claude Vercran est une voie sans issue. Je parle d’expérience.

—Ça n’a aucun sens. Jusqu’à ce que vous me racontiez tout ça, je n’avais aucune idée de… de ses crimes ! Pourquoi me poursuivre ainsi ? Pourquoi essayer de tuer mes Héros ?

—Il doit vraiment vouloir t’avoir sous sa coupe.

—Mon don de prophétie n’est pas à vendre.

—Et ton don des mathématiques, à quel prix es-tu prête à l’offrir ? 

Mon cœur s’arrêta de battre. Je le fixai sans un mot. Il s’en aperçut et rit doucement :

—Tu ressembles vraiment à ton père. Vous avez le même regard.

—C’est lui qui vous a raconté ?

—Évidemment. Je te tire mon chapeau, cela dit, et il inclina la tête dans un semblant de révérence. Monter une telle farce, ça n’a pas dû être simple.

—Les Héros ne sont pas au courant, murmurai-je en jetant un coup d’œil à la porte.

—Ton secret sera bien gardé. Mais n’oublie pas : ne sous-estime pas Claude. On ne dirait pas, à première vue, mais il est très intelligent… et prêt à tout pour arriver à ses fins. Tout à coup, il dit : Ingrid, tu ne voulais pas venir ici.

Je me redressai un peu dans mon siège, surprise par le soudain changement de sujet.

—Pas vraiment. Normalement, on était censé aller en Espagne, mais Charlotte s’est trompée en achetant les billets. Vous ne croyez pas que c’est encore un coup de Vercran, quand même ? 

Il se rassit dans sa chaise. Le vent soufflait désormais et agitait ses cheveux, faisant voler des mèches grises. Les yeux de nouveau plongés dans le vide, il dit :

—Non. Je ne pense pas que ce soit lui. 

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Fractale
Posté le 11/05/2024
AH BEN ENFIN !!

Pardon pour cette réaction intempestive, mais je dois dire que j'ai exulté en voyant qu'Ingrid tiquait sur le nom de Claude Vercran… D'ailleurs Star all/l'étoile, je n'avais même pas tiqué, mais c'est vrai que c'est un indice de plus. Un moment j'ai eu peur qu'elle glisse sur le nom sans relever, ou sans faire le lien avec les attaques, je suis contente qu'elle y ait pensé !

Je me demande ce qu'il s'est passé avec l'avion. (Ca leur apprendra à prendre l'avion au lieu du train, aussi !) C'est compliqué à mettre en place comme tromperie et je ne vois pas qui, à part Charlotte ou un employé de la compagnie aérienne, aurait pu le faire. Si c'est Charlotte, elle joue vraiment bien la comédie !

J'ai aimé découvrir la maison d'Amos, construite à l'image de son propriétaire. Je me demande ce qu'ils cachent tous les deux. On détourne le vol d'Ingrid et comme par hasard elle arrive tout près de la ville d'un ami de son père ? Peut-être Amos est-il derrière tout ça mais je vois mal l'intérêt qu'il y trouverait, à moins qu'il n'ait menti sur toute la ligne.
Bleiz
Posté le 18/05/2024
Je ris en voyant ta réaction, effectivement Ingrid n'a pas été des plus rapides sur ce coup là mais soyons généreux : elle a été pas mal occupée ces derniers temps.
L'usage de l'avion n'est pas fameux pour eux, pour sûr (on revient au dérèglement climatique, Ingrid aurait peut-être dû se consacrer là dessus).
Tu es sur la bonne piste, en tout cas : dans un livre qui tourne tout de même (malgré mes erreurs mathématiques) autour des probabilités, ce genre de coïncidence est un peu gros... N'hésite pas à me faire part de tes hypothèses !
Fractale
Posté le 21/05/2024
C'est vrai qu'elle doit avoir pas mal de choses à penser, la pauvre …

Pour l'instant je reste perplexe, j'attends d'en lire plus mais aucune explication plausible ne me vient !
Benebooks
Posté le 27/03/2024
Ainsi donc il y aurait une taupe dans l'équipe ? Je crois que ca parait logique, je m'étais posé la question. Mais sans doute ma liste de suspects n'était elle pas bonne...
Bleiz
Posté le 28/03/2024
Parfois -souvent- Ingrid a un bon instinct mais tourne autour de la réponse... Si ça peut aider ;)
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