Chapitre 10 – Nim - 1942
Nim tournait en rond, cherchant une faille, une manière de l’empêcher d’y aller. Lui voler la lettre n’avait servi à rien. Supprimer la convocation ne changerait rien : ils viendraient le chercher. Partir ? Mais où ? S’il disparaissait, ils prendraient quelqu’un d’autre. Peut-être elle. Peut-être leurs parents.
Alors une idée insensée s’imposa à elle. Une idée qui lui coupa le souffle tant elle était brutale et simple.
Si son frère devait partir… pourquoi ne pas prendre sa place ?
Le soir venu, Nim attendit que l’appartement s’apaise. Son père lisait le journal à voix basse, comme pour conjurer l’angoisse. Sa mère cousait, mais sa main tremblait à chaque point.
Son frère, lui, était enfermé dans sa chambre.
Elle inspira profondément et entra sans frapper.
— Il faut qu’on parle.
Il leva à peine les yeux. Il était assis sur son lit, un livre dans les mains.
— Nim, pas maintenant.
— Justement. Il ne reste plus beaucoup de temps.
Elle referma la porte derrière elle et s’avança. Son frère la regarda enfin, et elle sut qu’il avait déjà pris sa décision.
— Tu vas y aller, dit-elle, la voix sourde.
— As-tu une meilleure solution ?
— Moi.
Son frère fronça les sourcils.
— Quoi ?
— Je vais y aller à ta place.
Il éclata d’un rire incrédule.
— Arrête tes bêtises.
— Ce n’est pas une blague. Écoute-moi.
Elle s’assit en face de lui, les yeux brûlants d’une détermination qu’elle ne savait pas encore si elle pouvait tenir.
— Je suis plus jeune. Plus maigre. Ils n’ont pas encore mon nom sur une liste. S’ils prennent quelqu’un, autant que ce soit moi.
Il secoua la tête, stupéfait.
— Non. C’est hors de question.
— Alors quoi ? Tu veux y aller et ne jamais revenir ? Tu crois qu’ils vont te laisser en vie ? Et les parents ? Tu es un garçon tu as plus de droits que moi alors tu peux les protéger contrairement à moi.
Le silence tomba entre eux comme un couperet.
Son frère détourna le regard. Il savait. Mais il refusait de l’admettre.
— Ça ne marchera pas, murmura-t-il.
— Bien sûr que si. J’irai à Dossin. Je dirai que je suis toi. Dans la confusion, personne ne remarquera.
— Tu es une fille, Nim.
— J’ai les cheveux courts mais s'il le faut je les couperais encore. J’ai tes vêtements. On n’a pas le choix.
Il passa une main tremblante sur son visage.
— Papa et maman ne laisseront jamais faire ça.
— Ils n’en sauront rien.
Il secoua la tête, furieux et paniqué à la fois.
— Tu es complètement folle.
Nim se leva, s’approcha et posa une main sur son bras.
— Si tu m’aimes… laisse-moi faire.
— Je te l'ai dit, je refuse ! De toute façon j'irai que tu le veuilles ou non.
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Les jours s’étaient écoulés comme du sable entre ses doigts, trop vite, trop inéluctablement. Trois jours. C’était le temps qu’il lui restait avant la date fatidique inscrite sur la convocation. Trois jours avant que quelqu’un passe la porte de cet appartement pour partir vers l’inconnu.
Et ce quelqu’un, ce serait elle.
Son frère refusait de la regarder depuis qu'elle avait soumis son idée. Il était resté muré dans un silence dur, comme s’il espérait que, en ignorant son plan insensé, il cesserait d’exister. Mais Nim savait qu’il finirait par comprendre qu’elle ne changerait pas d’avis.
Elle devait partir.
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Nim voulait lui en parler la première. Parce que Chloé vivait encore dans un monde où la guerre n’était qu’un bruit de fond, un brouillard lointain qu’elle effleurait du bout des doigts sans vraiment le toucher.
Elle la retrouva à la sortie de son cours de piano, une leçon que sa mère lui imposait encore malgré les temps troublés. Chloé descendait les marches du conservatoire, son cahier de partitions sous le bras, quand elle aperçut Nim.
— Tiens, qu’est-ce que tu fais là ?
Elle souriait, comme toujours, avec cet air niais. Nim lui rendit son sourire tel une mère a son enfant.
— Il faut que je te parle, répondit-elle en l’entraînant dans une ruelle plus discrète.
Chloé la suivit sans protester, un peu intriguée.
— Nim, qu’est-ce qui se passe ?
Nim inspira profondément.
— Je vais partir.
Chloé haussa un sourcil, confuse.
— Partir où ?
— À Dossin.
Le visage de Chloé perdit toute couleur.
— Quoi ?!
— La convocation de mon frère est dans trois jours. Mais c’est moi qui vais y aller à sa place.
— Nim, c’est insensé !
Nim s’y attendait.
— Si je n’y vais pas, ils viendront le chercher. Et peut-être qu’ils prendront toute ma famille avec.
— Mais… mais ils vont se rendre compte que tu n’es pas lui !
— Pas tout de suite. Dans la cohue, ils ne vérifient pas tout. Et je préfère prendre le risque plutôt que de le laisser y aller.
Chloé la fixait, les yeux brillants d’incompréhension et d’angoisse.
— Non… Non, Nim, tu ne peux pas.
Elle lui saisit le bras, comme si elle pouvait la retenir physiquement.
— Tu vas mourir là-bas, tu le sais !
— Mon frère aussi, si j’abandonne.
— Il y a peut-être une autre solution… Il faut que tu réfléchisses encore.
Nim secoua la tête.
— J’ai déjà réfléchi.
Chloé ouvrit la bouche, la referma. Elle ne trouvait plus les mots. Elle semblait chercher une faille, un argument, quelque chose pour la convaincre de renoncer.
Mais Nim ne lui laissa pas le temps.
— Je voulais juste que tu saches.
Puis elle tourna les talons et partit, laissant Chloé seule, bouleversée...
Anna réagit différemment.
Elle ne cria pas. Elle ne paniqua pas comme Chloé.
Elle se figea, son regard se durcissant immédiatement.
— Tu es folle.
Elles étaient assises sur un banc, dans un petit parc où elles se retrouvaient parfois avant la guerre. Anna serrait ses gants entre ses doigts, son corps tendu comme une corde prête à rompre.
— Je suis réaliste, corrigea Nim.
— Tu veux dire suicidaire ?
— Si je ne fais rien, ils prendront mon frère.
— Et toi, ils te tueront.
Nim haussa les épaules.
— Peut-être pas tout de suite.
— Bien évidemment puisqu'il prendront un malin plaisir à te torturer !
Anna ferma les yeux une seconde, comme pour garder son calme.
— Écoute-moi bien, Nim. Si tu fais ça… si tu te livres à eux, tu ne reviendras jamais.
Nim secoua la tête.
— Je ne veux pas me cacher. Je veux agir.
Anna la fixa longuement, puis soupira.
— Tu crois vraiment que c’est ça, agir ?
— Au moins, je ne reste pas là à attendre qu’ils viennent.
Un silence pesant s’installa.
Puis Anna murmura, presque douloureusement :
— Si tu pars… je ne te reverrai plus jamais.
Nim sentit son cœur se serrer, mais elle n’en laissa rien paraître.
— Alors écris-moi.
Anna la regarda, bouleversée.
— Nim…
Mais Nim se leva.
— Je devais te le dire.
Anna ne tenta même pas de la retenir. Peut-être savait-elle déjà qu’aucun mot ne la ferait changer d’avis.
Alors Nim s’éloigna, le cœur lourd, mais l’esprit décidé.
Dans trois jours, elle partirait. Rien ni personne ne l’en empêcherait.