À l’automne 1894, Holmes semblait s’ennuyer dans notre appartement de Baker Street. Ses trois années d’errance à travers le monde l’avait fait oublié du grand Londres. Ce que je pensais être un privilège devint rapidement une contrainte, puisque l’air maussade qui l’habitait le faisait accéder à des excès de colère. Quand il s’apaisait, il se murait dans le silence le plus total. Bien qu’il soit mon ami, j’étais dans ces instants avant tout, son médecin particulier. Holmes avait la fâcheuse manie de se tourner vers les drogues lorsque son esprit bourdonnait d’ennui. Je priais à chaque instant depuis deux semaines qu’on lui apportât une enquête au plus vite. J’étais résigné à lui en inventer une dans les heures à venir tant son état d’esprit m’incommodait.
Tandis que je me plongeais dans le journal du matin, la voix de Holmes perça le silence de notre salon.
« Watson, on dirait que la chance vous sourit.
— Qu’il y a-t-il Holmes ? Auriez-vous repéré un client ?
— Vous ne croyez pas si bien dire ! Une cliente en l’occurrence. Cela doit être urgent. Elle a oublié de payer le cochet dans sa hâte. Vite Watson ! Saisissez votre carnet et votre crayon ! »
Je retrouvais bien là le Sherlock Holmes d’antan. Son entrain pour les mystères faisait pétiller ses yeux azur. Mrs Hudson fit entrer une jeune demoiselle.
« Bonjour, Mademoiselle, que nous vaut l’honneur de votre visite ?
— Oh, Monsieur Holmes, c’est bien vous ! dit-elle avec soulagement. Je ne le croyais pas lorsqu’une amie m’affirmait votre retour !
— Pourtant je suis bel et bien là. Allons, prenez place et dites-nous l’objet de votre visite. Le Dr Watson ici présent s’enquit de prendre des notes afin que nous n’oubliions aucun détail de votre récit.
— Très bien, merci Monsieur Holmes. »
La demoiselle arborait une chevelure rousse, son teint était blême, et un visage crispé par l’urgence. Sa voix était empreinte d’un trouble profond.
« Voilà, cela fait maintenant deux mois que mon pauvre petit frère a été interné à l’asile de Bedlam, mais il n’est pas fou ! Je vous assure, c’est l’homme le plus intelligent que je connaisse ! »
Un frisson d’effroi parcourut mon échine à l’évocation de cet asile bien connu des Londoniens.
— Ma chère, vous avez devant vous un homme qui aurait très bien pu être interné au Bethlem Royal Hospital et qui est doté d’une intelligence toute particulière, annonçai-je.
— Pourtant Monsieur Holmes n’y est pas mais mon frère oui. Je vous en conjure, il faut le sortir de là. C’est un lieu atroce où même les personnes malades d’esprit ne devraient être enfermées.
— Qu’est-ce qui a conduit votre frère à être interné, mademoiselle…
— Peverell, Elizabeth Peverell, monsieur.
— Mademoiselle Peverell.
— Eh bien, pour tout vous dire, mon petit frère a toujours été en marge de la famille. Dès son plus jeune âge, il ne regardait pas les autres dans les yeux, il a parlé très tardivement. On le croyait idiot, jusqu’à ce que vers l’âge de sept ans, il commence à s’exprimer sur le fonctionnement des trains à vapeur et sur les horaires de la gare de King’s Cross qu’il connaissait par cœur. Il voue une véritable fascination pour le trafic ferroviaire. Seulement, voilà, il y a deux mois, il a eu une sorte de crise. Nous allions nous rendre sur le continent, et lorsque nous sommes montés dans notre wagon en gare de Victoria, on nous a annoncé un problème sur la voie. Le train a été annulé. Il s’est mis dans une colère noire. Il refusait de descendre de notre wagon, nos parents ont tenté de l’en déloger, mais rien n’y faisait. Les contrôleurs ont dû s’y reprendre à plusieurs reprises et il les a mordus aux avant-bras. Finalement, un policier en poste lui a asséné des coups de matraque pour le maîtriser. C’était…horrible.
— Une scène traumatisante pour quiconque en était témoin, en effet, commentai-je. Qu’est-ce qui a pu se produire dans sa tête, à votre avis ?
— Un changement brutal dans l’organisation de sa journée. Certaines personnes détestent le changement, ajouta Holmes, les mains jointes sous son menton. Mademoiselle Peverell, était-ce la première fois que votre petit frère mettait en œuvre ce genre de comportement ? dit Holmes, qui demandait visiblement confirmation de son hypothèse.
— Non, toute son enfance a été ponctuée de ces sortes de crises. Les changements, les bruits trop forts bien qu’il soit au premier rang lors de concerts philharmoniques, mais aussi face à certaines incompréhensions. Voyez-vous, je n’emploie jamais de sous-entendu avec lui, car je sais que cela provoque de violentes angoisses chez lui.
— C’est étrange… A-t-il pu suivre une scolarité ? demandai-je.
— Oh oui, Dr Watson ! Il excellait même ! Seulement, à la perte de son meilleur ami, il a changé du tout au tout. Comme s’il ne supportait plus le monde qui l’entourait.
— J’imagine que son entrée à Bedlam est liée à son arrestation par la police ?
— Tout à fait, Monsieur Holmes. Durant son interrogatoire, Arthur n’a prononcé aucun mot et il n’a pas regardé les policiers. Ils ont fait venir un médecin qui l’a diagnostiqué débile profond… »
Vraisemblablement, le récit de Mademoiselle Peverell était une regrettable erreur de diagnostic. Toutefois, le comportement de son jeune frère laissait penser à une forme de folie. Ce n’était pas rare de voir de jeunes gens sombrer à la suite de la perte d’un être cher. Je remarquai, dans le regard de Holmes, une certaine lueur qui me fit raviser mon jugement sur la situation. Je raccompagnai Mademoiselle Peverell à la porte, lui offrant notre soutien dans cette épreuve et l’assurance que nous allions enquêter. Lorsque la porte fut fermée, je me retournai pour découvrir le visage lumineux de mon ami. Sa curiosité était piquée au vif, je pouvais entrevoir l’adrénaline couler dans ses veines.
« À en juger par votre regard Holmes, j’en conclus que cette affaire vous passionne d’ores et déjà ! lui lançai-je.
— Watson, le cerveau humain est une matière spongieuse bien mystérieuse, vous en convenez.
— Qu’est-ce qui vous intrigue tant pour que vous acceptiez une telle enquête ? Le jeune Arthur passe un mauvais moment, il sera d’aplomb à sa sortie de Bedlam. »
Que n’avais-je pas dit là ? Holmes me fusilla du regard. Son regard perçant et inquisiteur me fit regretter mes mots.
« Vous semblez ignorant au sujet de cet asile, mon brave Watson. Personne ne sort de Bedlam. »
Le ton qu’employait Holmes était oppressant, lugubre. Je ne lui connaissais pas cet air presque funeste dans la voix. Son regard s’assombrit tandis qu’il se saisissait de sa pipe afin de plonger dans ses pensées. D’ordinaire, nous nous serions lancés à l’aventure, mais en cet instant, Holmes semblait mesurer toute la complexité de cette affaire.
C’est ainsi que résolument je m’installai à nouveau dans mon fauteuil pour continuer la lecture du journal du matin. Je patientais dans le silence, prêt à écouter mon ami lorsqu’il sortirait de sa torpeur réflective.
Ce n’est que tard dans la soirée que je vois le visage de Holmes se transformer à la lueur du premier feu de cheminée. Son expression d’ordinaire impassible se transforme sous la lumière vacillante du feu. Ses traits, souvent aigus et précis, s’adoucissent par la lueur rougeoyante, donnant à son visage une teinte presque dorée. Les ombres dansantes accentuent la gravité de son expression, creusant ses joues et mettant en évidence la détermination dans ses yeux gris aciers. Son regard croise enfin le mien, reflétant une intensité brûlante, un mélange de résolution ferme et d’une légère vulnérabilité que je ne lui connais qu’en des moments cruciaux. Sa mâchoire serrée, une ligne dure qui témoigne de sa tension intérieure me laisse à penser qu’il est sur le point de me révéler son plan. Je reconnais sa témérité, son froncement de sourcils si caractéristique d’une décision mûrement calculée, détaillant chaque conséquence possible. Cependant, je note un léger tremblement de ses mains, une nervosité accrue qui me laisse quelque peu inquiet.
« Watson… commença-t-il le ton grave et solennel. Je crains que vous ne puissiez me suivre dans cette affaire.
— Enfin Holmes ! Vous ne pourrez réussir seul ! Vous m’avez déjà écarté pendant trois années, je refuse que vous fassiez cavalier seul une fois de plus ! m’indignai-je.
– Bedlam n’est pas un lieu sûr, poursuivit-il.
– Raison de plus pour que je vous y accompagne ! m’exclamai-je en me redressant dans mon fauteuil.
– Je ne me le pardonnerais jamais s’il venait à vous arriver quoique ce soit, Watson ! tonna-t-il. »
Holmes ne se laissait qu’en de rares occasions envahir par ses émotions. Dans cette intense confrontation, la fermeté avec laquelle Holmes tente de me dissuader de le suivre m’irrite profondément tout en éveillant une angoisse sourde au creux de mon estomac. Je ressens une frustration aiguë. Je me lève brusquement, poussé par une vague de colère et d’incompréhension. Je sens mon cœur battre à tout rompre dans ma cage thoracique et mon sang affluer vers mon visage alors que nos regards se consument. Son regard est marqué par la gravité. Mon amitié pour Holmes, tissée d’admiration et de loyauté profonde, me pousse à insister pour partager son fardeau. Je suis déchiré entre le respect de ses souhaits et le désir ardent de ne pas le laisser s’enfoncer seul dans les ténèbres de Bedlam. L’idée de le laisser partir seul est insoutenable.
À ma grande surprise, ce fut Holmes qui céda le premier.
« Très bien, je consens à ce que vous me rendiez visite une fois par semaine. »
Le ton de sa voix semblait résigné devant ma témérité. Il oubliait parfois mon passé militaire. Je remarquai néanmoins une pointe de regret dans son regard, ses lèvres se pincèrent brièvement, un geste que je savais être son moyen de contenir ses propres appréhensions.
« Puisque vous semblez déterminé à m’accompagner dans cette affaire, il vous faudra me faire vous-même interner au Bethlem Royal Hospital. »
C’était un coup de massue que j’accueillais avec effroi. Bien qu’il s’agît d’un stratagème visant à libérer le jeune Arthur, je ne pouvais concevoir la rédaction d’un tel courrier à un asile où j’enverrais volontairement mon ami.
Holmes déambula dans le salon, portant sa pipe à ses lèvres. Il se saisit d’un de mes ouvrages de médecine, cherchant quelques termes scientifiques pouvant l’aider à feindre sa propre démence.
« Vous conviendrez Watson qu’il faut que je sois parfaitement au clair avec les manifestations comportementales d’une quelconque démence.
— Holmes, lui dis-je, une légère tension dans la voix. Il existe un moyen bien plus sûr de vous faire interner sans éveiller de quelconques soupçons. »
Je peinais à l’admettre, car il s’agissait d’être le plus convaincant possible aux yeux du personnel de l’asile.
« En tant que médecin, en tant qu’ami, je veillerai à la dégradation progressive de votre état. Seulement de votre état physique, Holmes ! N’allez pas consommer des drogues dans mon dos, je connais votre appétence pour l’opium et la cocaïne, vous ne pourrez pas me berner. »
Son regard étincelait d’une lueur de reconnaissance. Un large sourire éclaira son visage. Je connaissais bien mon ami, et bien qu’il fût un véritable caméléon, il préférait incarner son rôle à la perfection. Il me vint alors à l’esprit de l’accompagner dans sa démarche, plutôt que de le laisser sombrer dans des abîmes qu’il avait trop de fois côtoyés.
J'ai beaucoup aimé cette première partie que je trouve extrêmement accrochante, bravo !
Les dialogues sont bien écrits et réalistes et les passages de narration permettent de pleinement se plonger dans l'histoire.
J'ai hâte de lire la suite :)
Le découpage pour lequel tu as opté à l'air plutôt pas mal. Ce premier chapitre nous offre une belle scène d'exposition, on a la présentation d'une affaire assez intrigante, avec tout ce qu'implique un séjour dans un asile à cette époque.
Je trouve que tu manies très bien les dialogues entre les personnages, et c'est bien dosé entre narration et dialogues.
Fait assez rare pour que je le souligne, mais j'arrive à oublier que c'est de la narration à la 1ère personne (en général je n'aime pas trop) et ça ne me perturbe pas à la lecture comme c'est habituellement le cas. D'une part, l’œuvre originale est elle aussi narrée à la 1ère personne à la base (et ça ne m'a jamais dérangé), puis c'est de l'enquête, et on connaît déjà bien le personnage de Watson, donc je ne trouve pas cela gênant du tout.
Dès le début, on sent aussi très bien l'affection que Watson a pour Sherlock, et le lien qui les unit. Les moments plus émotifs / introspectifs sont aussi très bien décrits et on arrive vraiment à se projeter dans le personnage et à partager ses sentiments.
Juste ça que j'ai relevé au niveau de la syntaxe et qui a dû m'échapper à la relecture : « et un visage était crispé » => et son visage crispé
Je suis ravi de savoir que les passages entre narration et dialogues sont bien dosés, ça a toujours été ma crainte.
J'espère que la suite t'a plu / te plaira !