Durant quatre jours, je fus le témoin direct du dévouement de Holmes envers cette affaire. Je lui avais donné des instructions strictes concernant un régime drastique, lui permettant d’atteindre ses standards de crédibilité. Nous avions convenu qu’un verre d’eau et un petit déjeuner suffiraient pour maintenir la vivacité de son esprit. Il ne dormait que deux heures par nuit et il avait totalement arrêté sa consommation de tabac. Il ne se mouvait qu’en cas de nécessité, laissant son corps s’ankyloser dans des positions propres à lui-même sur son fauteuil. La quiétude apparente de notre appartement laissait transparaître mon inquiétude dans cette affaire. Je vérifiais souvent les constantes de mon ami, veillant à son confort malgré sa dénutrition et son manque de sommeil.
Chaque nuit, je pouvais entendre Holmes réciter des dialogues qu’il comptait simuler à l’asile. Le son de sa voix mélangeait des phrases cohérentes et incohérentes. Je luttais intérieurement pour ne pas intervenir et le laisser gérer sa solitude grandissante. Nous n’échangions que peu de mots dans la journée. Je savais son plan minutieusement calculé.
Au fil des jours, Holmes s’alimentait de moins en moins, et ce malgré mes supplications pour qu’il prit au moins un peu de nourriture ou qu’il bût quelques gorgées supplémentaires. Ce qu’il pouvait être obstiné ! Le voir se négliger de la sorte était contraire à tout ce que je savais de sa nature habituellement si rationnelle et contrôlée. Il mettait à rude épreuve mes principes professionnels et personnels. Cette affliction montrait une volonté de fer, mais également un témoignage du poids de sa solitude dans de tels moments, une solitude que je ne pouvais alléger malgré ma présence constante. Le voir ainsi me causait une douleur aiguë, un sentiment d’impuissance qui m’accompagnait jour et nuit tandis que je veillais sur lui, espérant qu’il sache où tracer la ligne avant qu’il ne fût trop tard.
J’avais confiance en lui, une confiance inébranlable. Nous avions traversé bien des dangers depuis notre rencontre, seulement, cette affaire provoquait chez moi des frissons d’horreurs que même la présence du Pr Moriarty n’aurait pu susciter.
Au matin du cinquième jour, j’observais Holmes dans ses déambulations erratiques au milieu de notre salon, ses mouvements devenant saccadés ou excessivement lents, comme s’il ne contrôlait plus tout à fait son propre corps. Ses yeux, normalement si pénétrants et alertes, se fixaient parfois sur un point invisible au loin, perdus dans le vide. Je le regardais passivement adopter des manières étranges, parler à voix basse ou éclater de rire sans raison apparente. Il devenait difficile, même pour moi qui le connaissais si bien, de discerner où se finissait le jeu et où commençait la véritable aliénation. Il murmurait parfois des conversations entières avec des personnes imaginaires, répondant à des voix que seul lui pouvait entendre. Par moment, il me regardait directement, un sourire étrange et forcé aux lèvres, comme pour me rassurer ou peut-être tester ma réaction à ses performances. Je pouvais presque voir le véritable Holmes derrière ce masque de folie, mais la frontière entre sa feinte démence et la réalité semblait parfois si mince que la peur d’une véritable dérive mentale me saisissait.
Je connaissais les dangers d’une telle immersion dans la folie, même simulée. Chaque jour, j’avais craint que Holmes ne fût pris à son propre jeu, perdant la capacité de se détacher de cette identité qu’il avait créée. C’est avec beaucoup d’anxiété que je rédigeai alors le soir du cinquième jour, mon courrier à mes confrères du Bethlem Royal Hospital dans le but de faire interner le grand Sherlock Holmes.
Assis à mon bureau sous la lumière tamisée de la lampe à huile, la plume tremblait légèrement entre mes doigts. La tâche devant moi est d’une gravité exceptionnelle, et chaque mot que je griffonne sur le papier semble lourd de conséquences. Rédiger une demande d’internement pour Sherlock Holmes, mon ami, au Bethlem Royal Hospital, est un acte qui m’arrache le cœur, même si j’ai conscience de la nécessité d’une telle feinte pour notre enquête.
Je me sens tiraillé entre mon devoir de médecin et mon rôle d’ami et complice de Holmes. Une ironie cruelle qu’après avoir tant combattu à ses côtés contre les injustices, je me retrouve à forger des documents pour prétendre à sa folie. Chaque phrase que j’écris est un mensonge calculé, destiné à convaincre mes confrères du bien-fondé de son internement. « Délire de persécution », « hallucinations auditives et visuelles », « paranoïa exacerbée », « dénutrition », « insomnies », les termes cliniques me brûlent les lèvres alors que je les transcris sur le papier ivoire.
L’angoisse m’envahit à l’idée de le savoir enfermé dans un lieu tel que Bedlam, réputé pour ses traitements brutaux et ses conditions déplorables. La confiance que Holmes place en moi en cette circonstance est un poids immense. Alors que j’appose ma signature à la fin de la lettre, une main décharnée me la subtilise.
« Holmes ! Rendez-moi… »
Je fus frappé par l’étonnante posture de mon ami. Il s’était redressé et lisait attentivement le contenu de la lettre, une pipe aux lèvres. Je l’observai, détaillant chaque contour de son corps comme pour graver dans ma mémoire l’instant où j’allais le laisser.
« Et bien Watson, vous avez fait du bon travail ! Si vos confrères ne viennent pas me chercher, je mettrais sérieusement en doute vos compétences. Ne vous inquiétez donc pas pour mon esprit, il n’est pas aussi perdu que ce que vous pouvez décrire, bien au contraire. »
Il esquissa un sourire en me tendant la lettre en retour. Je restai ébahi devant sa capacité à incarner des rôles tous plus complexes les uns que les autres. Derrière ce masque si convaincant, il était toujours là.
« Allons Watson, ce ne sont pas cinq petits jours qui vont me faire perdre la tête ! Et puis, vous étiez à mes côtés pour veiller à mon état de santé !
— À partir de demain, je ne le serai plus, dis-je d’un ton grave. Je ne vous demanderai qu’une seule chose.
— Dites-moi.
— Ne prenez aucun risque inconsidéré.
— Ce serait mal me connaître, Watson ! s’étonna-t-il.
— Je suis sérieux, Holmes. Vous serez seul là-bas, tout le personnel vous reconnaîtra et nous soupçonnons de graves affaires en ces murs, depuis des années. Je ne veux pas que…
— Watson, dit-il en posant une main sur mon épaule, mon ambition est grande et les moyens que j’y emploie sont colossaux pour ainsi dire, mais après ces trois années, rien ne saura me briser. »
Le lendemain matin, deux hommes en blouse blanche débarquèrent à Baker Street. Je les accueillis avec une anxiété non feinte. Ils observèrent l’état général de Holmes et prirent la décision de l’emmener. Avec force, tandis que Holmes se débattait frénétiquement, ils lui installèrent une camisole. Deux forces brutes qui soulevèrent le corps de Holmes telle une plume. Je les accompagnai devant les regards médusés des passants, jusqu’à arriver à leur calèche de transport. Ils l’allongèrent, et devant son état d’excitation, l’un d’eux lui injecta un tranquillisant.
« Que lui avez-vous administré ? demandais-je la voix autoritaire.
— Du laudanum, Dr. Watson, rien de plus. »
L’énonciation du laudanum me fit frissonner. Je connaissais ses propriétés tranquillisantes, mais j’avais été directement témoin de ses risques addictifs puisque Holmes en consommait régulièrement. Peu à peu, je décelais un état de sérénité sur le visage de Holmes alors que l’ambulance du Bethlem Royal Hospital quittait Baker Street. Je le regardai partir, serrant ma mâchoire et mes poings dans l’impatience de pouvoir lui rendre visite.
Holmes m’avait laissé ses recommandations pour mes visites. En aucun cas je ne devais emporter avec moi un carnet retraçant nos conversations. En tant que médecin et ami, le personnel de l’asile porterait immédiatement certains soupçons sur ma personne. Je ferais l’objet de fouilles et s’ils trouvaient une quelconque trace de nos rencontres, cela pourrait mettre en péril toute l’affaire. Nos échanges devraient être gravés dans ma mémoire jusqu’à mon retour à Baker Street.
Seulement, les jours et les semaines avançant, Holmes devrait se murer dans le silence et nous ne finirions par communiquer que par clignements de paupières si nous faisions l’objet d’une surveillance accrue. Nous espérions tous deux que sa commedia dell'arte suffirait à détourner les regards inquisiteurs, nous laissant la liberté de nous exprimer verbalement seul à seul. En qualité de médecin de guerre, je pouvais également faire jouer de mon rang militaire au besoin.
Je dois admettre que je n’étais pas préparé à retrouver Holmes dans un tel état une semaine après son internement.
Je crois que je deviens accro à ton histoire-. Ca craint fortement x)
En tout cas, je suis super heureuse d'être tombée dessus, elle est vraiment bien !
J'ai adoré ce passage (même à la première lecture) où tu décris tout le processus de Sherlock pour se fondre dans son personnage. C'est vraiment très fidèle au personnage et à sa façon de se jeter corps et âmes dans chacune de ses enquêtes et son talent pour le travestissement.
On sent vraiment ta passion pour cette œuvre, tu t'es vraiment imprégné du style de l'auteur et tu as parfaitement capturé l'essence des personnages. Même s'il n'y a pas "d'action", on ne s'ennuie pas à la lecture tant tes descriptions et ta narration sont vivantes et prenantes !
Ça a toujours été ma crainte, de ne pas être en mesure de rendre mes descriptions vivantes... En tant que lecteur, c'est ce qui me refroidit le plus souvent. Une description qui ne sert qu'à décrire est une description presque inutile, il faut qu'elle vive, qu'elle ait du sens à mes yeux. Je suis donc ravi de lire que c'est le cas !
En espérant que tu aimeras autant la suite !
Je tiens juste à énoncer dans un premier temps que ton style est très agréable à lire, et surtout dans mon cas, à haute voix. C'est très fluide, globalement (excepté une petite partie minime que j'énoncerai ensuite), et ça sent le détail et la précision.
Pour énoncer le simple propos que j'avais noté auparavant, il en est simplement de la formulation répétée "je ne pouvais alléger", qui est répétée sans complément d'objet, ce qui me fait bizarre, mais je ne sais si c'est volontaire.
Du reste, et de la globalité, je dois noter l'appréciation absolument incroyable que j'ai eu au début, avec cette description si détaillée du processus, qui était assez minutieux, de mon avis assez néophyte. La tension est aussi palpable, elle se sent, et j'ai adoré ça, vraiment. De plus, je sentais le fort intérêt, et je devine, la passion de toute l'écriture. Je tiens donc à dire un bravo pour cette partie !
En tous cas, merci beaucoup à toi d'avoir pris le temps de me lire ! Ton commentaire me fait chaud au coeur !
J'espère que cette entrée dans l'univers de Sherlock Holmes te plaira !