[OBSOLETE] Chapitre 9 - La bougie (II)

Par Daichi

Julie était couchée, et Neila testait le moelleux du canapé. Une planche de bois n’aurait pas pu être moins confortable que ce lit de fortune, mais elle s’en contenta d’un sourire remercié à l’égard de l’homme. Celui-ci avait remis sur son épaule la bandoulière de son fusil, le visage crispé.

« Je ne vous attache pas, je ne veux pas que Julie ait ce spectacle à son réveil. J’espère très sincèrement que la confiance que je vous accorde n’est pas vaine. C’est également un spectacle que je souhaite lui éviter » finit-il en caressant le manche de son arme.

Neila, assise sur le canapé, le comprenait. Elle ne savait comment lui exprimer sa gratitude, ni comment lui prouver sa bonne foi. Quand, alors qu’elle admirait l’unique photo présente dans cette maison, une photo d’un père et de son bébé, elle retira sa lunette.

« Tenez, dit-elle en lui tendant l’objet. Peu de chance que je tente quoi que ce soit, en n’y voyant rien. »

L’étrange objet en main, le père de Julie resta pensif. Il refusa son offrande, lui remettant lui-même la monture sur le nez.

« Si vous m’accordez autant de confiance que je vous en accorde, j’imagine que nous pouvons être quitte. Vous pourriez vouloir lire un peu avant de dormir. Considérez ça comme un remerciement pour le gâteau ! »

Neila retint un rire, puis finit par pouffer, accompagnée de l’adulte. Elle était flattée de la confiance qu’il lui donnait. Dans quelques heures, sûrement qu’ils ne se reverraient plus jamais. Et elle avait pour autant l’impression de s’être autant rapprochée de lui que de son père de substitution.

« Je ne lis pas, mais c’est très gentil à vous.

— Pas de soucis. Bonne nuit dans ce cas. Si vous avez le moindre problème, toquez tout doucement. Elle a le sommeil lourd, mais pas moi, je vous entendrais.

— D’accord… Ah, laissez un peu de lumière, s’il vous plait !! »

Surpris, l’homme rit doucement, sans doute plus par affection que par moquerie, et la laissa seule, accompagnée d’une unique lampe de chevet. Elle s’installa sur le canapé, fixant le plafond oxydé du salon. Elle n’était pas exténuée, malgré ce qu’elle avait vécu. Sans-doute la sieste à l’hôtel l’avait décalée. Après plus de deux heures à tourner sur son lit de bois, elle se leva et fit les cents pas dans la pièce. A pas de velours, ne souhaitant pas retirer des heures de sommeil à l’adulte qui dormait auprès de sa fille.

Elle analysa la photo de famille. Il n’y avait qu’un seul parent, près du petit enfant. Il s’agissait là de l’unique souvenir que Julie aurait de sa famille. Ne pas connaître ses parents, c’est une expérience que chaque orphelin peut vivre de manière différente. Mais ne pas connaître sa mère, comme unique parent disparu… Qu’est-ce que cela faisait ? Que cela procurait-il dans le cœur de cette petite fille ?

Neila avait trouvé une famille, à l’orphelinat. Elle avait peiné à l’accepter, mais le départ de Shelly lui permit de se lier avec ce monde d’enfant qui l’entourait. Si son père disparaissait, Julie trouverait-elle une autre famille, elle aussi ?

Neila n’avait pas la motivation de répondre à cette question. Elle se contenta d’observer tout ce qui pouvait l’être dans cette petite pièce. Un dessin de gâteau, une station de radio, un papier-peint déchiré, trois paires de chaussures, un amoncellement de lettres près de l’entrée. Tiens… Elle fut prise d’un élan de curiosité, face à elles. Non, c’est mal… Hmmm… Juste un coup d’œil…

Elle ne résista pas à parcourir les quelques mots qui parcouraient certaines enveloppes, plus par ennui que par vice.

Relevé d’imposition d’août.

Grand gala de couronnement la semaine prochaine !

Un remerciement de vos collègues.

Un cadeau pour la petite Julie.

Cette dernière lettre piqua son intérêt. Elle prit l’enveloppe en main, puis la fit tomber presque au même instant, d’effroi. Il lui fallut de nombreuses secondes pour oser relire le nom qui décorait l’enveloppe.

De votre obligé, Victor Owlho.

La vue de ce nom lui rappela les trois tombes du cimetière, tout particulièrement celle de Rosie Owlho. D’une seule image, son esprit remplaça ce nom par celui de Julie. Bien que divaguant, son inconscient lui intimait de partir.

Un doute persistait cependant : l’enveloppe avait été ouverte.

Neila ne put résister. Elle se pencha, sur un laps de temps qui aurait pu durer la moitié de la nuit, et attrapa l’enveloppe du bout des doigts. Elle sorti la lettre, qui à l’inverse des autres était en écriture manuscrite, malgré les pattes de mouches qui avaient escrimées le papier.

« Très cher commissaire,

J’apprends en retard l’anniversaire de votre fille. Vous m’en voyez donc terriblement navré de ne point lui promettre un présent à la hauteur de l’attachement que je ressens pour elle. Vous qui lirez cette lettre le trente septembre, je vous écris ainsi une petite histoire, dans l’espoir qu’elle borde la première nuit du huitième automne de Julie.

Il s’agit de l’histoire d’une pâtissière. Elle voulait, pour la fille du commissaire envers qui elle avait tant d’affection, lui offrir le plus grand des gâteaux. La plus merveilleuse des pièces montées qui ne fut jamais donné de voir à tout le village. Elle s’y prit une semaine à l’avance : elle rassembla tous les ingrédients, et tenta toutes les recettes imaginables. Mais, rien ne pouvait la satisfaire. Il manquait selon elle un ingrédient secret. L’unique ingrédient qui changerait sa cuisine.

Sous les conseils de sa jumelle, qui avait déjà trouvé le cadeau adéquat, elle partit dans la forêt à la recherche de cette rare denrée. Là-bas, elle rencontra une chouette. Celle-ci, fort bavarde, lui apprit alors la vérité sur l’ingrédient secret. ‘‘Pour donner à ce gâteau la splendeur divine que tu cherches, il te faudra voler ! C’est dans l’interdit que réside le succès.’’ La pâtissière ne la crut pas, et revint chez elle, démunie. Mais la date butoir approchait, et son gâteau était fade. Oh oui, il lui manquait quelque-chose.

Elle avait promis à la petite fille de lui offrir le plus grand des gâteaux. Mais elle faillait à sa tâche. Ainsi, la veille de l’anniversaire, elle se prit à voler. Une lanterne, un pistolet, une clé, des lunettes, tout ce qui lui passait sous les yeux. Rien ne permettait pourtant de cuisiner un gâteau ! Tous les ingrédients, c’est elle qui les possédait. Ne pouvant se voler elle-même, elle subtilisa la seule chose qui était à sa portée. Le seul ingrédient qui avait de la valeur, autant à ses yeux qu’à ceux de sa cuisine.

Lentement, de son couteau à tarte, elle ouvrit les côtes de sa sœur. A l’intérieur, un cœur, énorme ! Sans attendre, elle le vola, et l’incorpora à sa recette. Oh que ce gâteau était merveilleux. La plus grande splendeur de la pâtisserie moderne, qu’elle se disait alors.

Sous l’horreur du présent, la petite fille pleura. La pâtissière ne comprit pas : le gâteau n’était pas assez beau ? Pas assez gros ? Il y avait pourtant le meilleur des ingrédient dedans : tout son amour, tout son cœur. Elle ne pouvait y mettre le sien, celui de sa jumelle était le même. Mais ! elle comprit. Il manquait l’amour de la petite fille. Elle prit son couteau, et s’approcha de la fillette en sanglot.

On raconte que le commissaire intervint, à ce moment-là. Il empêcha la femme aux gâteaux de poignarder sa fille, lui tirant une balle dans l’œil. Mais, sans mourir, elle partit. Car en volant le cœur de sa sœur, elle avait corrompu le sien. Elle ne gagnerait jamais le repos, et reviendrait pour sûr voler le cœur de la petite à chaque anniversaire. La pâtissière borgne était avide de sucreries. Et le commissaire devra la piéger pour l’enfermer.

Je ne suis pas le plus doué pour raconter des histoires, mais à coup sûr que je pourrais écrire une fantastique mélodie là-dessus ! L’an prochain, sans faute, et dans les temps, je vous enverrai une nouvelle lettre.

De votre obligé,    

Victor Owlho »     

Sans surprise, le commissaire se tenait derrière la pâtissière éborgnée. Le cliquetis du chien armé avait immobilisé la jeune femme, qui, le cœur noué, n’avait aucune intention de pleurer ou de crier. Elle déposa lentement la lettre d’où elle l’avait prise, et prit le temps de lever les mains au-dessus de sa tête. Comme aucun autre bruit ne vint l’avertir, elle se tourna en direction du père de Julie, ses joues mal rasées décorées de larmes de silences. Le grand fusil-revolver qu’il tenait était pointé sans faute en direction de l’œil de son invitée.

« Je ne…

— Taisez-vous, chuchota le père. Julie dort encore. »

Il arborait un visage démuni, mais concentré. A la frontière de la résignation.

« S’il vous plait, murmura Neila. Je veux juste partir.

— Et moi, protéger ma fille. On est le premier octobre, rappelez-vous. »

Un coucou cassé sorti de la piteuse horloge, sans piaillement. Neila ferma vivement ses paupières, s’attendant au coup de feu, mais rien ne vint. Pas même quand les cloches de la ville vinrent frapper les murs de la maisonnée, le son en retard. Le père se tenait immobile, mains moites, face à sa cible en joue. Alors que son doigt allait presser la détente, il entendit un bruit de couverture. Suivi d’un bâillement. Les cloches, tout justes éteintes, avaient réveillé la petite Julie.

Le père cligna enfin des yeux, et baissa son arme. « Partez » qu’il dit d’un murmure, laissant Neila tourner les talons sans demander son reste. « Attendez… » Il s’attarda un instant dans la cuisine, puis revint avec un petit balluchon, rempli des restes du gâteau. « Prenez ça. Vous avez l’air de ne pas avoir de quoi vous nourrir. »

Neila prit le petit paquet sans comprendre, ni l’offrande, ni ce qu’elle faisait encore en vie.

« Pourquoi…

— Je ne sais pas qui en veut après vous, mais il vous veut vivante. Si vous devez mourir, ça ne doit pas être ici. Et certainement pas aujourd’hui.

— Papa ? chouina la fillette dans la chambre.

— J’arrive ma puce, je bois un verre d’eau ! » Il reprit ses messes-basses. « Fichez le camps. Je ne compte pas sur vos chances de survies, mais au moins, vous aurez du gâteau. Un anniversaire, après tout… ça ne se fête pas qu’une seule soirée. »

——

Neila était sortie. Même après une heure de marche à l’aveugle, dans la chaleur des fournaises du dessous, un frisson la parcourait. Les mots qui couvraient la lettre étaient encore vifs dans sa mémoire. Voilà qu’Owlho voulait la piéger, en menaçant une petite fille. Était-ce lui, les mines ? Voulait-il la garder quelque-part, cachée, en attendant le moment de lui sauter dessus ? Avait-il prévu qu’elle atterrirait ici, dans les bas-quartiers, dans cette maison ? Que peut-il donc vouloir de moi ? Je n’ai plus rien, lui m’a tout pris…

En pensant au kidnappeur, elle vit un petit oiseau passer au-dessus de sa tête, avant de se poser juste au-dessus d’elle, sur ce qu’il restait d’un vieux lampadaire éteint. Une chouette

Elle entendit un clic. Caractéristique d’un barillet qui tournait. Même exécuté avec grande délicatesse, elle en reconnaissait le son, plus clair que celui qui l’avait menacé il y eut tout juste une heure.

Son sang ne fit qu’un tour : elle se baissa, cachée derrière la poubelle qui reçut la balle. Tirée depuis un silencieux. Son cœur hurlait dans sa poitrine, et sa respiration ne lui obéissait plus. Elle tâta sa ceinture par reflexe, mais n’y trouva aucun revolver. Elle était désarmée.

Tentant de calmer sa respiration et surtout son pouls effréné, elle tendit l’oreille. Mais aucune autre balle ne partit. Seulement quelques bruit de pas, qui se stoppèrent non loin. Neila plaça une main sur sa bouche, se retenant de hurler. Pouvait-elle fuir ? Tenter de lui sauter dessus ? N’importe quoi qui lui permettrait de s’en sortir ?

« Bon allez, sors de là ! » dit une voix reconnaissable. Celle d’un jeune homme qui, deux jours avant, l’avait privée d’un cube et d’un revolver.

« Je suis armée ! bafouilla la voix de Neila, qui avait peiné à rendre ses mots intelligibles. Je partirais pas ! »

La chouette vint choir de son perchoir pour lui lancer un regard brillant. Elle voulut l’attraper, mais l’oiseau avait déjà rejoint son maître temporaire.

« Hm. Menteuse. Rien à ta ceinture. Drôlement pratique, ces piafs… Alors, tu te décides ?

— Jamais, approche ! »

La jeune femme restait planquée, sans entendre le moindre bruit de pas. Son agresseur semblait douter. Ne voyant aucune réaction de sa proie, il jeta quelque-chose à terre.

« J’ai jeté mon arme. Satisfaite ? Sors, on peut discuter. »

Il a deux revolvers, se souvint Neila. Et il m’a battue sans bouger, la dernière fois. C’est le cube, qu’il veut…

« T’as tenté de me tirer dessus !

— Les jambes seulement. Si j’avais voulu te tuer, ç’aurait été rapide. Tu as juste à me suivre. »

Neila cogna sa tête contre le conteneur vide, maudissant sa journée. Prise au piège trois fois de suite… Tout ce qui s’approchait de près ou de loin de cette ville lui voulait du mal !

Elle se souvint de la dernière phrase de Suzanne. « Attends ici une fois que tu auras fini ! » Elle aurait donné très cher pour dire à son soi du passé de ne pas écouter ses envies de balade.

« Si je sors… » commença Neila, en entendant les pas décidés du jeune homme, qui cessèrent. « … tu me promets de ne pas me tuer ?

— J’aime pas trop me répéter, à dire vrai. Je veux que tu me suives.

— Pourquoi ? Je n’ai rien sur moi, pas même le cube…

— Je n’ai pas dit que tu avais besoin de comprendre ! Bon, j’en ai marre. Je compte jusqu’à trois, et tu perds tes jambes. Un… Deux… »

Elle soupira un grand coup, et sorti deux mains tremblantes de sa cachette. Serrant les paupières, le souffle coupé, elle priait pour ne pas perdre ses doigts. Aucune balle ne vint les lui arracher, heureusement. Elle sorti le reste de ses bras, se levant avec une lenteur maladive. Elle se tourna, jusqu’à lui faire face, les mains en l’air, le corps tremblant, le visage trempé de sueur. En face, le même homme, mais masqué cette fois. Un masque de carnaval noir, décoré de rouge à sa gauche. Il portait à sa main un revolver, armé d’un silencieux, et se tenait prêt du second qu’il avait lancé. Mais il ne tirait pas.

« Doucement ! cria-t-il en tendant son arme vers elle. Reste là.

— Je bouge plus ! trembla Neila, toute assurance l’ayant quittée. Je te l’ai dit, je n’ai pas le cube… »

Il s’approcha à tâtons, observant les poches de Neila et le contenu de sa cachette. Elle ne mentait pas.

Il attrapa le petit baluchon, et l’ouvrit, admirant les parts de gâteau dans le torchon bleu. L’homme se gaussa et referma le paquet, qu’il mit dans sa poche.

« Où l’as-tu caché ?

— Je l’ai vendu.

— Te fous pas de moi. Le centre n’achèterait pas un cube en une journée. »

Neila eu un déclic. Une lueur, inespérée, dans son esprit. Elle baissa doucement les bras, sous l’angoisse visible du jeune adulte.

« Eh ! Relève les mains !

— Pourquoi tu cherches ce cube ?

— Ça ne te concerne pas, relève tes mains je te dis !

—  Et tu ne sais pas où il se trouve ! Sans moi, tu ne le trouveras pas. »

La respiration du jeune homme s’accélérait aussi. Malgré son masque, sa pression était visible. Même avec ses revolvers, il était désarmé. S’il lui tirait dans les jambes, il perdrait un temps fou à la traîner pour trouver la lanterne.

« Eh bien soit ! Indique-moi où il se trouve.

— Sinon quoi ? »

Le bluff de la jeune femme n’eut le temps de prendre : la chouette se mit à s’agiter, palliant à la folie au-dessus de leur tête, avant de foncer dans une direction. Là d’où Neila venait.

Les deux se regardèrent, puis l’agresseur se lança dans un sprint effréné pour rattraper la chouette. Neila ne perdit pas de temps : elle ramassa le revolver à terre et le poursuivi, un mauvais pressentiment lui parcourant le corps. S’il va là-bas… Non, c’est pas possible !!

Pourvue d’une meilleure enjambée que lui, elle le rattrapa rapidement, se jetant à son cou pour l’étaler par terre. Elle se releva prestement, ne se gênant pas pour lui marcher dessus, et continua sa course, observant celle de la chouette. Elle entendit des tirs silencieux derrière elle, mais aucun ne fit mouche. Pas facile de tirer en courant. Et Neila le savait : elle ne pouvait attraper cet oiseau, ni lui tirer dessus en l’état.

Non, il va vraiment chez eux ! Le cube n’est pas là-bas, arrête !

N’ayant plus d’autres choix, leur course meurtrière les rapprochant dangereusement de la maison du commissaire, elle se mordit la joue et stoppa sa course, visant l’oiseau. Elle fit mouche au bout de deux tirs, explosant l’oiseau en vol, mais laissant également le temps à son ravisseur de se jeter sur elle.

A terre, lunette quittant son visage, elle senti un canon froid comme la mort se poser contre sa nuque. Elle vit ses derniers instants dans cette ruelle, faiblement éclairée par la lumière des quartiers moyens, et lâcha une larme. Mourir si près de cette mystique lueur, c’était presque aussi cruel que de la tuer de dos.

Mais aucune balle ne partit. Elle entendait seulement le souffle rauque de son poursuivant. Il ne bougeait pas, le canon posé sur la peau de sa victime.

« Besoin de moi, c’est ça ? devina Neila.

— La ferme ! Putain, la ferme ! Eh merde, merde, merde ! »

Il resta assis sur elle, se lamentant sur son sort. Neila inspira un grand coup, profitant de la fraîcheur du sol contre sa joue brûlante, sentant son pouls ralentir au fil des jurons du poursuivant. Peut-être vivrai-je un peu plus longtemps, après tout.

« En vérité… Je ne sais pas où est le cube.

— Je t’ai dit de la fermer putain » dit l’homme en se retirant, adossé désormais contre le mur de la ruelle, visage entre ses mains. Son masque l’avait quitté, après sa première chute. Entre ses doigts étaient visibles de légers hématomes et une blessure à la lèvre. « J’aurais dû le garder… Non, j’aurais pas dû partir. T’aurais pas dû venir. Rien n’aurait dû arriver. »

Neila se releva difficilement, constatant que son arme était vide. Dans la précipitation, il n’avait sans-doute pas dû penser à recharger ses revolvers. Ces derniers étaient d’ailleurs magnifiques : d’un noir brillant, délicatement poncé, et recouverts de gravures en or. Le barillet était l’élément le plus beau de tous : à chaque bord, il y avait une gravure différente. De la calligraphie, comme un psaume adressé à chaque munition. Sa vue floue ne lui permettait pas de lire, mais elle admirait le tracé.

« On en voit pas tous les jours des comme ça » reprit Neila en admirant l’arme. L’adrénaline lui avait retiré toute abstinence à la parole, ainsi que le bon sens. « C’est toi qui les fabriques ? »

Il ne répondit pas, yeux fermés, dévorant la fine peau abîmée entre ses ongles.

« Ce sont des phrases, ici ? La crosse aussi est belle. C’est de l’ivoire ?

— Tu vas la fermer, dit-il d’un ton épuisé, accusant le coup.

— Quoi, tu comptes me tuer ? le nargua Neila. M’assommer avec ? Ça les abîmerait. »

 

Il releva la tête et plaqua son crâne contre le mur, toujours les yeux fermés. Joshua, seul dans cette ruelle, avec une gamine insupportable, et désarmé. De tout. De son âme, de ses angoisses, de ses rêves, de toute ambition. Il soupira, lentement, par le nez, sentant alors son cœur s’alléger. Tellement qu’il pourrait s’arrêter, là, maintenant, tout de suite. Oui, ça serait mieux, finalement.

« Je demande ça parce que j’aime bien ça moi, les revolvers ! »

Bon. Elle n’était pas décidée à le laisser mourir en paix.

« Mon héros en avait un magnifique. Plutôt classique. En argent, assez lourd, mais très agréable à l’oreille. Une belle crosse en chêne. Ouais, vraiment classique. Mais il m’a accompagné partout. Jusqu’à ce que tu le fasses fondre, hein… »

Non. Apparemment, elle ne voulait pas mourir pour de bon, elle non plus.

« Il paraît qu’Evan Buren en a plein, mais que son préféré est un super vieux modèle. J’imagine que le visuel ne fait pas tout. J’en ai pas essayé beaucoup des revolvers. Mais j’ai lu quelques trucs là-dessus. »

A la suite du soupir sonore de son interlocuteur, Neila se baissa, tâtant le sol à la recherche de sa lunette. Quand elle la posa sur son nez, le verre intact bien que sali, elle s’immobilisa. Joshua l’observa, ennuyé. Elle frottait le verre de sa lunette, tout sali, mais elle gardait malgré tout le regard rivé devant-elle. C’est en suivant la direction de ce qu’elle fixait qu’il comprit : une chouette approchait, et rapidement. Sans qu’il n’ait eu le temps de sortir son arme, elle se trouvait devant le visage de la jeune borgne. Mais, le choc étant passé, il constata que les yeux de cet animal-drone étaient violets. Pire : entre ses serres, une lettre. Cachetée du sceau impérial.

Comment… Mais, elle taffe pour lui, elle aussi ? Pourquoi utiliser le sceau de l’Impératrice ?

L’oiseau resta en l’air, près de son visage, piaillant joyeusement en agitant la lettre. L’adrénaline continuant probablement à faire son effet, elle accepta l’enveloppe. Illico, la chouette se posa sur son épaule, et elle afficha une claire expression de dégoût.

Joshua n’osait plus bouger. Rien n’avait de sens… La fille en face d’elle, sa cible et celle du musicien, recevait de lui-même une lettre. Savait-elle seulement à qui appartenaient ces chouettes ? Pourquoi lui envoyait-il une, maintenant ? Quand alors, d’un coup d’œil, il vit l’écriture qui décorait la missive. Un tracé plus qu’élégant, à l’encre bleue sur papier doré.

Il se souvint du paquet de lettres qui se tenait devant le musicien, l’autre jour. Des lettres raturées et corrigées à l’encre bleue, mais à l’origine écrite d’une main d’enfant, à l’encre noire.

Très malin… Joshua feint de garder sa surprise, voyant la jeune fille faire des aller-retour entre la lettre et son visage – sans qu’il ne sache néanmoins pourquoi.

Parcourant son contenu, Neila fronçait ses vibrisses, relisant encore et encore cette missive inconnue. A la fin, elle tendit son regard en direction du jeune homme, qui avait reposé sa tête contre le mur, paupières closes. Autant que je ne sois pas surpris, qu’elle ne me pose pas de question.

« Eh bien, il m’en arrive des choses étranges, ces temps-ci ! ria-t-elle en rangeant la lettre dans sa chemise.

— La ferme putain.

— Quoi, monsieur la grande gueule n’aime pas écouter les autres ?

— Pas si tu me parles encore de flingue ou un truc du genre.

— Insupportable hein ? » intervint une voix sortie de nul-part. Les deux jeunes ennemis se levèrent d’un seul tenant, pointant dans la direction de la voix leur arme déchargée.

« Je l’ai écouté déblatérer tous ses rêves de jeune fille abandonnée pendant des heures entières, continua la voix qui s’approchait. Bouhou, ma sœur m’a abandonnée, et puis personne ne me comprend, et d’abord j’ai peur du noir, et que mon héros me manque, et puis Evan machin est trop classe, blablabla. »

Devant eux apparu un grand homme, habillé d’un épais et long manteau marron, sale et déchiré. Il portait en dessous une chemise bleu-nuit couverte de suie, et un pantalon qui devait sans-doute être rouge à une époque. Sur son crâne, un simple chapeau en patchwork. Ce qui se distinguait le plus cependant, c’était sa peau de cuivre. Deux yeux d’un bleu brillant, des mains articulées, et une carrure impressionnante.

« Will ?! hurla Neila, abaissant son arme, l’air ahurie. Mais, comment… Comment…

— Roh, non, je n’ai pas la foi d’expliquer, râla le robot.

— WILL !! elle lui sauta dessus, l’enlaçant malgré sa visible réticence. Tu es réparé ! Mais, eh ! » Elle lui frappa la jambe avec son pied, ce qui n’eut absolument aucun effet hormis écraser les orteils de la jeune femme. « Aïeuh… C’est pas bien de te moquer de moi comme ça ! »

Voyant son visage rouge de honte, Will se surpris à ricaner. Il avisa ensuite le jeune homme qui regardait la scène d’un air circonspect.

« J’avoue être surpris de retrouver ce gars-là ici, reprit Will. Je suppose que ce n’est pas un rendez-vous amoureux. Auquel cas je me tire, je souhaite préserver le peu de santé mentale qu’il me reste.

— Il a tenté de me capturer, rugit Neila. Tout ça pour une fichue lanterne !

— C’est peut-être plus que ça » se défendit Joshua, face au grand sinistré qui lui faisait face. Celui-ci attrapa une petite télécommande dans sa poche, appuya sur un gros bouton, et la lunette de Neila fit un petit Bip ! sonore. Oh, discret le radar. Ils sont ingénieux, dans leur bande…

« Je m’en fiche royalement, reprit Will. Suzanne m’a forcé de te ramener, en échange de quoi elle stopperait cette horrible musique.

— Le jazz ? ricana Neila, observant la monture de sa lunette.

— Cette horreur oui ! Te voilà, donc on se tire.

— Attend ! » Neila rendit le revolver à Joshua, qui l’attrapa avec hésitation. Son visage se traduisait d’un grand sourire. « Tu veux nous suivre ?

— Il n’en est pas question ! râla Will.

— Je n’ai pas l’impression que tu ais un endroit où aller. »

Le jeune homme garda le silence, à la vue de son arme rendue. Il la prit doucement entre ses doigts, admirant les psaumes décorant le barillets. Tous portaient un message, et l’un d’eux :

A mon frère, Abel.

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