Little Louis, Paris
1976
* * * 12 * * *
Le serpent noir.
Il vient le soir, par une nuit de gibbeuse rousse.
Pour mener les hommes à leur destin.
Vers la gloire ou le chaos.
Vers l’oubli ou l’éternité.
Un vieux bluesman
Croisé à un carrefour
* * *
Après une course effrénée dans les rues du quinzième à slalomer entre les passants et les voitures, les trois ados, Jesse, Cy et Louis arrivèrent dans le parc Batignolles. Ils aimaient se retrouver dans ce parc pour parler de tout et de rien, pour refaire le monde. Mais aucun des ados ne se dévoilaient jamais totalement. Chacun protégeait ses fêlures et ses faiblesses. Ils vivaient un âge où même l’amitié n’abattait pas certaines frontières, qui se consolideraient et qui deviendraient des digues, des murs de prison bardés de barbelés infranchissables sans se blesser, sans s’écorcher.
Les trois adolescents finirent leur échappée sur leur banc favori. Au fond du parc, cachés par la végétation, c’était leur endroit.
Quand ils eurent repris leur souffle, ils s’amusèrent du petit affront fait au serveur des deux Coupoles. Jesse sortit un paquet de Golden Virginia et un paquet de feuilles à rouler. Il roula une cibiche qu’il allait partager avec ses amis. Ce paquet de tabac, à l’emballage vert armée, représentait pour Jesse un petit bout de son rêve américain. « C’est un tabac qui vient de là-bas disait-il souvent. » Outre son paquet reconnaissable, Jesse aimait la texture grasse et épaisse des copeaux de tabac. Son parfum unique emportait les trois adolescents dans un élan de communion qu’ils appelaient « la vie ». Leur vie. Sans se connaître vraiment, partager ces moments les liait à jamais, quoi qu’ils soient, quoi qu’ils fassent.
En tirant sur le mégot tout roussi, Jesse se mit à raconter une histoire.
– Vous savez les gars, quand j’étais minot mon père me racontait une histoire. Je ne comprenais pas tout à l’époque mais j’ai le sentiment que cette histoire est la mienne. Ça date de l’époque où mon père était chanteur de Rock and Roll. Il était heureux. Aujourd’hui il s’est perdu et je ne sais pas s’il cherche encore quoi que ce soit.
Cy et Louis le regardaient et l’écoutaient attentivement.
– Enfin bref ! Cette histoire que mon père me racontait était celle du Dieu Serpent. Cette mention mystique éveillait l’intérêt de Louis mais laissait Cy de marbre. Elle s’intéressait plus à la nouvelle cigarette qu’elle était en train de se rouler.
– Le Dieu Serpent, reprit Jesse, est une divinité qui vient du fond des temps, ou tout au moins d’une époque à laquelle les hommes étaient assez intelligents pour créer de la bonne musique.
– Du rock’n roll quoi ! l’interrompit Louis. Les deux gaillards rirent du parti pris. Cy s’affala sur le banc et se plongea dans les volutes de Golden Virginia. Jesse reprit.
– On raconte que ce Dieu se présente aux musiciens sous la forme d’un serpent noir avec un chapeau rond et des étoiles sur les chaussettes.
– C’est n’importe quoi ton histoire ! Le rembarra Cy.
– Laisse le continuer, dit Louis, elle me botte bien cette histoire.
- Certains disent que le Dieu Serpent est un démon qui accorde des faveurs aux musiciens en échange de leur âme. D’autres racontent que ce Dieu Serpent revient parmi nous tous les vingt-sept ans et qu’il vient chercher les musiciens de génie, des musiciens dont la destinée est de transformer la vie des hommes. Il se dit qu’il amène ces musiciens dans un bar, à Tulsa. Une fois dans ce bar, tous les musiciens à l’âme perdue, seront sauvés par le Dieu Serpent. Il fera sortir le meilleur d’eux-même. Il les fera devenir des légendes et chacun de ces musiciens continuera sa route pour illuminer le monde du Rock’n roll.
Cy, qui n’aimait pas les rêves, ni les siens, ni ceux des autres, s’agaça de ce conte pour enfant.
– Et d’abord, comment il sait ça ton père ? C’est son Dieu Serpent qui l’a fait devenir un poivrot ? Pourquoi il ne l’a pas appelé pour en faire une légende ?
Sans se vexer, Jesse continua.
– Après tout, je n’en sais rien, c’est une légende. Mais je ne pense pas qu’on puisse appeler le Dieu Serpent. C’est lui qui choisit qui doit devenir une légende. Je crois que mon père le savait, et je crois qu’il a vite compris qu’il ne serait jamais choisi et que c’est pour ça qu’il a lâché prise. Il ne voulait pas vivre autrement. En tout cas, je suis certain qu’il y croyait à cette histoire et moi j’y crois aussi !
Comme pour prouver ses dires, Jesse retira sa chemise pour montrer à ses amis que cette histoire pouvait être vraie. Une fois la chemise retirée, Cy et Louis découvrirent le tatouage d’un serpent noir qui s’enroulait autour de l’épaule de Jesse et descendait le long de son bras, jusqu’au coude. Louis eu l’impression que ce serpent plantait ses yeux dans les siens. Il semblait prendre vie, comme s’il tournait autour du bras de Jesse et s’étirait pour atteindre Louis. Ce dernier sorti de sa transe quand Jesse referma sa chemise. Il réaffirma : – Mon père et moi on y croit, alors cette légende peut être vraie. C’est pour ça que je veux partir aux Etats-Unis, à Tulsa, pour trouver mon Dieu Serpent.
Devant l’assurance de Jesse, Cy et Louis n’osèrent pas broncher. Le projet de départ de Jesse commençait à tourner à l’obsession.
Alors que la pénombre du début de soirée commençait à tomber sur le parc, les trois adolescents ne se rendaient pas compte qu’à quelques mètres d’eux, se tenait un type noir, jeune, en costume rayé, trop grand pour lui et qui datait d’une autre époque. Il était dans l’ombre, accoudé à un arbre, le rouge incandescent d’une cigarette posée sur ses lèvres, devant un sourire malicieux.
Les trois adolescents ne se rendaient pas compte non plus que ce soir-là, la lune était gibbeuse, et qu’elle tirait au rouge sang. Elle montait lentement dans le ciel de Paname qui s’endormait petit à petit, quartier par quartier, rue par rue.
Plus tard, Louis quitta ses amis car il était temps de rentrer chez lui sans déclencher les inquiétudes de sa mère. Il passa devant l’arbre derrière lequel se tenait le dandy noir, mais l’ombre avait disparu. Il laissa ses amis seuls dans le parc. Il se doutait bien qu’il devait y avoir une petite histoire entre Cy et Jesse. Ça ne le dérangeait pas. Ce lien entre Cy et Jesse ne se mettrait jamais entre Louis et ses amis, et Louis pensait que ses deux amis, écorchés par la vie, méritaient de se trouver.
En traînant le pas sur les trottoirs de Paname, Louis pensait à cette histoire de Dieu Serpent. Fallait-il être autant convaincu pour se tatouer un serpent sur la moitié du corps ou était-ce pour tenter de donner vie à la légende ? Pourquoi son ami était si persuadé que cette histoire pouvait changer sa vie ? Tout cela le dépassait.