Ombre et Flamme

Le livre d’Ombre claque lorsqu’elle le referme. 
Elle parcourait sans enthousiasme une romance qui n’a pas su la satisfaire. Elle connaît la fin, Roselynd l’avait lu. Elle le repose là où elle l’a trouvé, à même le sol, entre un placard et une fenêtre. La chambre de Roselynd existe à peine : une armoire installée ici, un lit là, des bouquins s’empilent quelque part. Les meubles flottent entre les murs blancs, sans liens entre eux. La maîtresse des lieux n’avait jamais investi cet espace. 
L’entité tousse, la quinte de toux sèche l’oblige à s’asseoir. Ombre ne croyait pas que Roselynd était une mage médiocre. Elle incrimine la maladie qui ronge les poumons de son hôte, qui contrariait chacun de ses entraînements. Les flammes de Roselynd volaient l’énergie nécessaire à son corps pour combattre l’infection. 
Frustrée, Ombre décide alors de sortir récupérer quelques livres.

Contrairement à la veille, elle ne risque pas de croiser quelqu’un. La nuit enveloppe un palais ducal assoupi. 
Ombre préfère éviter le sommeil. Elle ne l’admettra jamais, mais dormir l’effraie. Quelque chose dans cet état, peut-être l’oubli de sa propre identité et l’absence de sensation qui lui rappelle les limbes. Lorsqu’elle s’allonge, c’est à contrecœur et avec la peur fébrile disparaître. 

L’entité s’engage dans le parc du domaine avec une destination claire en tête : la bibliothèque des Harriot. Elle remercie les feuilles d’érable qui éclaire son chemin sous cette nuit sans lune.
Les deux ailes du palais, placées en demi-cercles devant le fanal de Roselynd, ont des fonctions différentes. L’aile à gauche de la tour est réservée aux membres de la famille ducale et à leurs proches. Elle abrite leurs chambres, salons et salles à manger privés. Roselynd en est exclue depuis neuf ans maintenant, à peine moins que la moitié de sa vie. Clarisse avait décrété que l’air du fanal lui ferait le plus grand bien. Et même si elle n’est pas une adepte, lorsque la maîtresse de maison décide, on exécute. La partie gauche, la vitrine du palais, héberge les salles de réception, les chambres d’invités et les divers salons et la bibliothèque du château, sa destination. 

La porte d’entrée reste grande ouverte. Pourquoi la fermer ? Aucun intru ne pourrait arriver ici. Cependant, qui oserait s’infiltrer dans le domaine des ducs de Harriot ? Les feuilles d’érable s’endorment au pas de la porte lorsque Ombre s’y engouffre.
Là, sous un sol d’obsidienne, l’image d’un oiseau d’or à la traîne scintillante la poursuit. Ombre le sens animé de la même magie et des mêmes intentions que les feuilles à l’extérieur. Le volatile, plane dans le sol noir, illumine d’une douce lueur les couloirs éteints du château. Des pierres éclairent d’une lueur bleue les allées interminables du palais. Des tapisseries que Ombre devine rouge et or décorent les murs. Rouge, comme Harriott. Or comme Êlo. Des couleurs réservées aux Harriot. Des toiles pleines d’Histoires la regardent, silencieuses, la longue lignée de duc et duchesse la juge peut-être…

Ses béquilles raisonnent sur le sol lisse alors que l’Entité évolue entre les rayons de lumière timide et les grains de poussière en suspension. Les couloirs hauts et larges dégagent la même impression de taille à même la roche que la tour de Roselynd, avec des angles arrondis et une pierre qui semble avoir été fondue puis façonnée. Quelque chose s’exhale de ces murs, comme la fumée d’une pièce forgée qui n’a pas tout à fait refroidi. Ombre aime cette sensation, lorsque le corps qu’elle occupe perturbe le courant surnaturel du domaine.  
Derrière de grandes portes en bois ocre, aussi vieilles que l’Empire, se cache sa destination : la bibliothèque du palais. 

Le Duc se prétend intellectuel et porte le titre de « chercheur émérite au sein de la Guilde de la Magie ». Un titre bien pompeux selon Ombre. Il se consacre à quelque chose qui touche à l’art, si elle en croit Roselynd. 

Elle s’était d’ailleurs infligé quelques textes prétentieux dans l’espoir d’avoir une conversation avec son père. Un espoir vain. La porte s’ouvre d’elle-même. La lumière de vraies flammes l’aveugle d’abord. Quand la vue lui revient, Ombre découvre des rangés livres. Les rayonnages s’étendent sur plusieurs étages aussi vastes que son ignorance. La faim qui la saisit est insatiable. Avide, l’entité espère grignoter chaque miette de savoir que contient cette bibliothèque, jusqu’à qui ne lui reste plus rien d’inconnu. 

 

Après tout, qu’est-elle sinon du désir cristallisé autour d’une promesse ? 

 

Devant l’entrée, à quelque pas d’Ombre, se tient un lourd autel de marbre blanc, au-devant d’une sculpture : un oiseau aux ailes de feu. 

Kareha, reconnait Ombre, la créature tutélaire de la maison de Harriot. 

De gros rubis remplacent ses yeux. Les gemmes ont aspiré pendant des siècles la magie du domaine. Elles pulsent maintenant d’un halo orangé. Les pierres, déjà précieuses, sont devenues inestimables par la puissance des flammes qui l’habite.
Au pied de la sculpture, sur l’autel et protégé par les ailes de l’Oiseau de feu, s’alignent les six volumes du Livre d’Êlo.
Une bibliothèque n’est pas l’endroit le plus étrange, pour trouver un texte religieux, mais Ombre se demande pourquoi n’ont-ils pas été installés dans un lieu de culte. Elle récupère le premier tome. Roselynd l’avait lu sans l’étudier. Elle sait que les premiers volumes parlent d’Êlo et de sa Naissance de Mère-de-magie. Et raconte comment Êlo s’est lié au premier empereur pour fonder son royaume. Les suivants concernent les cent-une créatures nommées qui lui ont juré allégeance. 

Le sentier de la connaissance commence quelque part et pour Ombre celui du culte Êlori, si central à ces terres, lui semble aussi pertinent qu’un autre. Elle s’installe à un pupitre en bois vernis et entame sa lecture : 

 

« Gloire à Êlo, né de Mère-de-magie, Seigneur de l’Empire. Puisse-t-il nous guider sur le chemin vrai. » 

 

Elle n’a pas le temps de lire la deuxième phrase. D’abord, la lumière qui s’intensifie l’interpelle, puis une vibration étrange dans son dos lui hérisse le poil. 

 

Et sa tête percute la table de bois si fort qu’elle en reste sonnée. 

 

Lorsqu’elle reprend ses esprits, Ombre sent une main calleuse lui enserrer la nuque et la tirer en arrière. 

 

— Oh, Roselynd ! s’exclame une voix féminine. Ne me surprends pas ainsi ! J’ai cru que tu étais un intrus.

 

Qui oserait s’introduire dans le château Harriott ? Les feuilles d’érable et l’oiseau du sol d’obsidienne ne représentent qu’une partie des défenses du palais. La magie épaisse du fanal protège le domaine de toutes intrusions ou attaques extérieures. Les lèvres d’Ombre s’arquent dans un sourire figé. Un réflexe imposé par le corps de Roselynd. Une masse de cheveux bouclés et flamboyants lui tombent sur le visage. Un bras durci par des années d’entraînement suffit à me maintenir. Garance, la seconde fille de Harriott. Si Roselynd exalte une couleur calme, Garance, elle, brûle comme une comète. Elle est une étoile installée dans un corps forgé pour la guerre. Comme j’aurais préféré ce corps, pense Ombre, lui qui respire la puissance et la santé. Elle rejette cette idée, après tout, elle n’est pas en position de faire la fine bouche.  

 

Je crois que le mien était comme cela, autrefois. 

 

La somptueuse robe rouge et armure d’or lui apprend d’où Garance revient. Et le parfum d’agrume que dégage la jeune Harriot, qui n’est pas le sien et que Roselynd aimait tant sur son ex-fiancée, lui révèle avec qui elle était. La seconde fille des Harriot est belle oui, belle comme une tempête. Et Ombre est la barque branlante qui doit l’affronter. Les bras et les jambes d’Ombre s’engourdissent. Son ventre se serre et quelque chose… son cœur, menace de déchirer sa poitrine. Son sang circule plus vite dans ses veines, l’afflux éveille chacun de ses sens. Si son esprit de l’entité cherche la fuite, son corps refuse de bouger.

 

Ainsi fut la première rencontre d’Ombre avec la terreur.

 

Et l’horreur se dilue dans une joie pure : quel délice d’avoir une vie à perdre ! 

 

Les yeux de Garance, deux soleils, se posent sur Ombre et la frappent comme une journée aride.

 

— Tu dois rester en sécurité, en haut du fanal, enjoint-elle à sa « grande sœur » sur un ton froid. Tu as de mauvaises idées si tu sors…

 

Ombre retient son souffle. Elle sait Garance volatile : le moindre mot a le potentiel de l’enflammer. Roselynd a déjà fait les frais de cette instabilité. 

 

— … et encore essayer de me voler ce qui me revient de droit.

 

Les épaules de l’entité s’affaissent et la tension de ses muscles se transfère sur ses zygomatiques. Ses lèvres s’étirent si fort qu’elle s’en meurtrit les joues. Des larmes tentent d’apaiser la douleur, mais, emplies d’une terreur profonde, elles ne font que glisser sur la grimace du mage. Le danger qu’elle encourt n’échappe pas à Ombre.

 

Roselynd n’a pas obtenu ses blessures par accident. 

 

A priori, la situation compliquée de l’aînée des Harriott en ferait la cible idéale pour un assassinat. Sa seule présence porte toute la honte de Harriott. Roselynd masquait son existence du mieux qu’elle pouvait : hors des esprits, hors du danger. Elle s’encerclait de murs blancs pour qu’ils la protègent et s’était rendu compte trop tard qu’ils l’enfermaient. Ces murs l’avaient empêchée de se lier à une créature magique et devenir une adepte de plein droit. Du haut de ses dix-huit ans, l’hôte de l’entité accumule un retard de deux ans pour sa subjugation. 
Maintenant, que se passerait-il si sa petite sœur atteignait cet honneur avant elle et obtenait une créature si attachée à la famille Harriott que nulle ne pourrait contester ses prétentions ? Aussi Roselynd a tenté ce que certains considèrent comme une hérésie, un pari risqué selon Ombre : une subjugation sauvage. Elle n’avait aucune chance de vaincre Kareha, la lumière de Harriott, et quand bien même, elle aurait eu du mal à surmonter d’un tel tabou. Son combat s’est soldé par un échec avant même d’avoir pu rencontrer l’Oiseau de feu.Elle revit le moment où Roselynd, blessée, fut retrouvée de même que le duel exigé par sa sœur. L’image de Garance qui entonne les trois notes de l’appel à la guerre s’impose à elle. De même que sa propre mort.

 

L’air fuit des poumons d’Ombre alors que cette réalisation la frappe. 

 

Roselynd est morte. 

 

Garance l’a tué. 

 

Et rien ne peut l’empêcher de recommencer. 

 

Elle jette son choc et la colère dans un coin de son esprit. Elle doit éviter de périr une deuxième fois. 

 

— Je pense avoir été assez punie, bafouille Ombre. 

 

Jeter ces mots lui coûte. Elle admet une chose : Roselynd avait raison de fuir la confrontation. Elles ne sont pas en capacité d’affronter les Harriot de front.

 

Pour l’instant. 

 

La soumission apparente d’Ombre rassure Garance, elle s’apprête à la libérer lorsqu’elle remarque l’anneau d’or qui orne les lèvres de Roselynd. L’entité a omis de se maquiller et le regrette. Garance enfonce ses doigts dans la gorge de son aînée. Cette marque… Ah, cette marque ! Cet attribut qu’on lui refuse alors qu’elle est une meilleure mage que Roselynd ! Qu’elle est la fille aimée du Duc ! Qu’elle réussira à subjuguer Kahera, le symbole de Harriott ! Quelle insulte pour son visage dépourvu de tatouage !

 

— Tu vas me tuer ? interroge Ombre. 

 

Surprise par le ton ingénu de la créature habillé du corps de sa sœur, Garance trésaille. Elle penche « Roselynd » en arrière, assez loin pour faire basculer la chaise sur laquelle Ombre est assise. Dans cette position vulnérable, Ombre tente de garder son calme. Garance jubile.
Oui, c’est ainsi que Roselynd doit être : un jouet entre ses mains.

Pourtant, l’expression de l’aînée s’est apaisée. De grands yeux regardent Garance qui s’illuminent même d’une curiosité naïve alors que l’Entité attend les éclaircissements de la cadette des Harriot. Pour celle qui habite Roselynd, la situation est simple : elle ne sait pas, donc elle demande. Est-il bien nécessaire de s’inquiéter si la réponse est non ? Garance lâche Ombre recule si vite qu’elle marche sur les pans de sa robe de soirée et titube. L’entité se relève pour voir le visage de Garance déformé par la terreur. Une terreur qu’elle ne comprend pas. 

Elle a aperçu dans l’expression de sa victime une inquiétante étrangeté, elle a perçu ce « quelque chose » qu’est Ombre dans les traits de sa sœur. Comment garder son calme ? Elle chasse ce sentiment très vite lorsqu’elle détaille la chose qui ramène vers elle ses béquilles. Roselynd reste Roselynd.
Elle reconnait cette bonne vieille Roselynd. L’idiote. L’inutile. Garance s’accroche à cette certitude.
Comment pouvait-il en être autrement ? La vérité, quelque chose possède sa sœur, n’effleure pas son esprit. Même dans un mode de magie comme Êlo, l’existence d’une créature comme Ombre est une aberration que peu d’adeptes envisagent. 

 

Peut-être que notre crainte profonde de ce qui semble humain sans l’être tire son origine de choses comme l’Entité. 

 

Ombre relève le fauteuil duquel elle est tombée, mais reste assise par terre. 

 

— Et, reprend Garance, que fais-tu là ? 

 

— Je voulais lire, articule Ombre, encore sous le choc.

 

— C’est une vraie bibliothèque ici. Père a choisis chacun de ces livres avec soin. Nous ne possédons pas les romances stupides que tu aimes.

 

Son regard se porte sur le Livre d’Êlo ouvert sur le pupitre. Son visage s’illumine lorsqu’elle le récupère.

 

— Tu te diriges vers le temple ? Quelle excellente idée ! Tu n’auras pas à t’obstiner à subjuguer une créature. Et ils sont presque aussi inutiles que toi. 

 

Elle jette le livre sur le bureau, un geste dénué de la révérence due à un texte religieux. Passer l’insulte, Ombre accepte cette remarque perplexe : en temps normal, les mages honorent les enseignements d’Êlo et de Mère-de-Magie. Voyant sa confusion, Garance reprend : 

 

— Je plaisante ! Tu n’as aucun humour.

 

L’entité hausse les épaules et se masse la poitrine. Le contact réveille la douleur des cicatrices de Roselynd, mais le choc ne les a pas rouvertes. Parfait ! Abimer ce corps lui semble irrespectueux envers son hôte. Ombre sens les crevasses ou des morceaux de chair ont été arrachés et si la mémoire de son hôte à censurer ses combats, elle se souvient de la morsure des flammes, des crocs de ses adversaires. Garance jette le Livre sur les genoux de sa sœur. Encore un sacrilège surprenant. Elle fronce les sourcils, renifle avant de lancer :

— Maman à raison. Tu es devenue bizarre.

 

Elle fait demi-tour, Ombre attend de ne plus entendre le martèlement des talons de la demi-sœur pour caler l’ouvrage sous son bras et se traîner jusqu’au fanal.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
MarieZM
Posté le 25/11/2024
Coucou ! Contente de lire ce nouveau chapitre, on commence à en apprendre davantage sur les conditions du meurtre de Rosalynd... Les relations entre sœurs peuvent être compliquées, c'est le moins qu'on puisse dire, ici. J'ai l'impression que la divinité chouette pourra faire alliance avec Ombre, par la suite.

J'ai aussi relevé une coquille de conjugaison : "Lorsqu’elle reprend ses esprits, Ombre sens une main calleuse lui enserrer la nuque et la tirer en arrière." (elle SENT)

Tu as aussi deux point sans leur espacement (j'ai rien trouvé de plus pertinent à signaler haha) ici : "Aussi Roselynd a tenté ce que certains considèrent comme une hérésie, un pari risqué selon Ombre : une subjugation sauvage.Elle n’avait aucune chance de vaincre Kareha, la lumière de Harriott, et quand bien même, elle aurait eu du mal à surmonter d’un tel tabou. Son combat s’est soldé par un échec avant même d’avoir pu rencontrer l’Oiseau de feu.Elle revit le moment où Roselynd, blessée, fut retrouvée de même que le duel exigé par sa sœur. " (c'est entre "sauvage" et "Elle", puis entre "feu" et "Elle".
Pandasama
Posté le 25/11/2024
Salut !

Merci pour ta lecture et d'avoir relever ces coquilles. J'essaie de faire gaffe mais j'en laisse passer 😑
Et oui, la relation entre Roselynd et Garance est... compliqué (doux euphémisme quand tu nous tiens) !
Vous lisez