On était le vingt-sept mars, en deux-mille vingt. Elle était seule, attrapée par la peur. À côté d’elle, le corps chaud de son mari fut secoué par les spasmes d’un sommeil ivre et agité. Enfin lâché par le quotidien, Patrick avait sombré. Dans la pénombre, Sophie l’observait essayant d’ignorer l’agaçant ballet du drap qui s’élevait avant de retomber sous l’effet du souffle laborieux de l’homme. Elle n’avait pas réussi à le quitter dans les temps. Les autorités – allez vous faire foutre ! - lui avaient damé le pion en annonçant un lock-down quasi total du jour pour le lendemain. Encore et encore, elle faisait et refaisait ses petits calculs. Il y a vingt ans exactement que leur rencontre avait eu lieu. La date anniversaire de leurs vingt ans : c’était précisément le soir où elle avait prévu de rompre. Le compte rond lui donna le courage de planifier la rupture. Et la prophétie de Francine l’aida à ne pas dramatiser outre mesure : “vingt ans c’est rien, tu verras on oublie tout“. Francine, la grande amie de sa mère, dont elle s’était rapproché à son décès, l’avait mise au parfum : si demain ça s’arrêtait avec Patrick, il était tout à fait plausible sinon probable que de cette histoire d’amour il ne restât rien : ni bibelot, ni morceau fétiche, ni discussion au coin du feu, ni voyage au bout du monde que l’on ferait un jour, ni même aucun souvenir en fin de compte. Francine possédait un vécu solide en matière de séparation. À soixante ans passés, elle s’était séparée de six voitures, de cinq emplois, de huit appartements, de huit chats, de trois smartphones, de trois canapés, de six télévisions et enfin de douze amoureux auxquels elle avait dit à chacun d’une voix claire et sincère je t’aime. On oublie tout, c’est vrai. N’en déplaise à cette grande romantique de Jacques Brel, disait-elle en riant. C’est la raison pour laquelle on se jette à nouveau dans la gueule des volcans. Pour elle, c’était on ne peut plus évident. Elle prenait pour exemple l’histoire de l’un de ses maris dont elle avait découvert la tromperie par le plus grand des hasards. Un été, il était très embêté car il était dans l’impossibilité d’aller chercher sa mère à l’aéroport. Sans hésiter, Francine avait proposé d’annuler un rendez-vous médical qu’elle avait eu pourtant beaucoup de mal à obtenir pour réceptionner sa belle-mère à Roissy. Bloqué au travail, le fils avait accepté. Pendant qu’il ôtait son pantalon, son téléphone resté dans sa poche déclencha un appel qui confirma qu’il était bloqué certes, mais entre les jambes d’une autre. C’était triste et abject, et elle avait été une loque toute une année, d’un été à l’autre se souvenait-elle, et pourtant, il y en avait eu d’autres des passions après lui. Et aujourd’hui, elle était incapable de dire s’il s’agissait du cinquième ou du septième de ses amoureux. De toutes les manières, c’était un numéro perdant avait-elle confié à Sophie en s’éclaffant.
La semaine dernière à vingt heures, le Président lui avait flanqué une frousse telle que Sophie avait renoncé à son projet de rupture de façon instantanée. Face à ce qui s’annonçait un merdier sans nom, elle n’avait pas réfléchi longuement, la carte de la sécurité tomba presque naturellement de sa manche et elle décida d’ajourner sine die leur séparation. En terme militaire, elle avait opté pour le repli stratégique. Et ce soir, au nom de l’entente cordiale, elle s’était même forcée à faire l’amour avec lui. À la guerre comme à la guerre. Pour être tout à fait honnête, elle avait aussi espéré que baiser lui octroierait un répit passager, suffisant peut-être pour oublier la crise pendant quelques minutes. Ça lui aurait fait un bien fou. Mais comme de juste, Patrick avait tout gâché avec sa respiration de chien au bout de sa vie. Elle ne supportait plus de l’entendre haleter pendant l’acte. Il lui rappelait Cactus le labrador de son enfance. Ce vieux Cactus qui galopait sans cesse derrière les bâtons lancés par son père. Le chien finissait immanquablement la langue pendante, épuisé d’avoir couru la fois de trop. Et quand Cactus s’invitait dans ses pensées, c’était foutu et exit le coït. Elle avait donc attendu que Patrick s’épuise. Fort heureusement, il était nettement moins vaillant que Cactus au jeu du bâton et il s’était effondré en peu de temps. Et depuis, elle tournait en rond ne parvenant pas à se désangoisser malgré diverses techniques de méditation auxquelles elle s’essayait. Sa peur prenait le pas sur tout le reste. Elle était terrorisée et depuis les annonces télévisées du Ministre de la Santé, elle n’arrivait pas à passer autre chose. Et pour enfoncer le clou, Madame Carlotta, l'octogénaire cinglée du quatrième, écoutait CNEWS à tue-tête. Elle se força à inspirer et exhaler en profondeur et s’efforça de noter les réactions positives que cela engendrait dans son corps. Rien n’était à signaler car rien n’y faisait. À minuit, elle appellerait SOS Médecin ou elle deviendrait complètement folle. Elle s’entrainait à composer le numéro mentalement et elle ressassait à propos de somnifères périmés qu’elle avait jetés l’été dernier. C’était la mauvaise heure pour se laisser aller à pareilles cogitations, elle le savait et ça l’énervait encore davantage de savoir qu’elle se fourvoyait. Comme elle aurait bien dormi si elle les avait conservés ces saloperies de somnifères. Elle pensa qu’elle pouvait aussi tenter de joindre Francine. Une légère impression de calme l’envahit. Impression qui fut aussitôt chassée par la crainte que son amie ne dormît avec la radio à fond comme elle en avait l’habitude. Dans ce cas, elle n’entendrait certainement pas la sonnerie du téléphone. Non, elle ne pouvait pas compter sur Francine. C’est alors qu’elle revit dans sa tête les images de file d’attente devant les supermarchés. Elle eut un premier haut le cœur, puis un second plus intense, qui se prolongea de très longues secondes et quand elle voulut crier aucun son ne sortit de sa bouche.
Patrick ne trouva pas le courage de parler à Sophie. Tandis qu’il l’entendait se tourner et se retourner dans leur lit, il se concentrait sur la situation. Il n’éprouvait aucun ressentiment à son égard. Plus jeune, il en aurait été autrement pensait-il. À coup sûr, il lui aurait pourri la vie, en l’accusant par exemple de l’étouffer avec ses routines. Il aurait conchié le restaurant japonais du mardi, la pizza devant Koh Lanta ou les vacances en Corse au mois d’août. Autant d’entraves qui lui seraient restées en travers de la gorge et qu’elle aurait fini par payer très cher. Et puis, quand il en aurait eu assez de l’accabler, il se serait enfermé dans leur chambre et aurait fait la gueule pendant des heures entières. Et subitement, il serait parti retrouver ses potes sans lui dire un mot et surtout pas où il n’allait ni quand il rentrerait. Mais ce temps-là était révolu. Il avait mûri. Soi-disant qu’il devenait un adulte comme son psy le martelait à chacune de leur séance de la rue Perche. D’une oreille distraite, Patrick écoutait les explications du professionnel. La plupart du temps, il était plongé dans la contemplation des nervures du bureau en bois massif derrière lequel le thérapeute se retranchait. Heureusement, que ces séances de bavardage étaient remboursées par la sécurité sociale (notre mère à tous !) Il connaissait par cœur l’analyse rabâchée par le docteur toc toc comme il aimait le surnommer : Patrick avait compensé l’absence du père par une dépendance affective doublée d’une peur de l’abandon. Foutaises (et branlette freudienne !). Au fond, il était le même qu’à vingt ans, oui il restait farouchement persuadé que tout était possible. Enfin, que tout RESTAIT possible tant qu’on demeurait libre. Malheureusement pour lui, c’était quasi foutu. Il se rêvait pourtant en Vasco de Gama, en David Bowie ou en Bob Sinclar mais il se réveillait Patrick Ricard, le même que la veille, celui qui était toujours en couple avec Sophie Daurmas, fille encore jolie mais à la beauté déclinante et à l’angoisse radieuse. La vérité c’était qu’il aurait voulu vivre mille vies. Il aurait voulu explorer la vie de fond en comble, être riche pour commencer, célèbre, suivi par cent millions de crétins sur internet, une personnalité iconique en somme, puis… puis au faîte de sa gloire, il aurait voulu basculer dans l’anonymat, et devenir un vagabond, un moins que rien, et un jour, il aurait voulu assassiner quelqu’un dans la rue au hasard, juste pour savoir enfin ce que ça fait en dedans de zigouiller quelqu’un. Et aussi, il aurait voulu être un prince de la nuit à Paris ou à New York, parlant plus fort et surtout parlant mieux que les autres, capable à tout moment d’emballer la plus jolie fille du monde et de s’en désintéresser totalement, sous le regard éberlué et fielleux de ses meilleurs potes. Pourquoi s’arrêter là ? Il aurait voulu aussi monter sur scène, minuscule homme paillette au milieu d’un stade immense, plein à craquer, scandant son nom jusqu’à l’adoration, il aurait livré une prestation mythique de son morceau hymne, entrée dans la postérité grâce à YouTube et ses milliards de spectateurs aux poils dressés. Puis – soyons fou - il aurait filé dans une Bentley noire sur le tarmac d’un aérodrome où il aurait sauté dans un Falcon. Le jour d’après, il aurait dansé en transe au sommet d’un palace à Shanghai ou peut-être qu’en compagnie du Dalaï Lama, il aurait médité sur les contreforts de l’Himalaya, ou encore que quelque part au Pérou, sous l’influence d’une plante sacrée, il aurait vibré à la voix envoûtante d’un shaman sud-américain. Et la nuit venue, se serait endormi sous les étoiles du désert de Gobi. À LA (El Hey !), il aurait pris place dans une fusée Space X pour voyager vers la face cachée de La Lune et se serait retrouver seul face au cosmos, auquel il aurait dit ses quatre vérités et enfin, il aurait atterri dans le Pacifique, pour surfer le long des côtes coralliennes de l’Australie au milieu des grands blancs. Alors, quand il pensait au couple, c’était bien entendu pour y voir un processus d’aliénation ou pire de destruction. Une route à sens unique, une exploration ridiculement petite et bornée du grand Atlas de l’existence. Il est vrai que son égo n’arrangeait rien, lui projetant en boucle un petit film de propagande bien foutu : s’il l’avait voulu vraiment – ah le volontarisme ! – il aurait pu être un grand maître sur l’échiquier de la vie jouant des dizaines de parties à la fois : dix fois, vingt fois, cent fois, il aurait pu être roi, triomphant dans des existences multiples et parallèles, il aurait été vivant comme il lui semblait qu’il aurait fallu l’être pour être heureux. Il aurait voulu tellement plus mais ce moi idéal dont il rêvait, lui avait été refusé, faute de moyens sérieux. Il ne faisait pas le poids en langage clair. Et les années filant, de plus en plus il devenait nostalgique d’une jeunesse qu’il réinventait sans cesse pour qu’elle colla au mythe qu’il s’était construit. Une soirée trop arrosée à l’âge de vingt-deux ans où il avait consommé un peu de drogue et abimé la vielle guimbarde du beau-père devenait un haut fait de gloire, le récit flamboyant d’une époque où il menait sa vie à mille à l’heure. C’était donc mille envies qui se confrontaient, inconciliables, inatteignables. Cela arrive parfois. Il n’y avait donc personne à accuser de cette insatisfaction maladive : quand on a la gangrène c’est aussi imbécile qu’inutile et injuste de couper la jambe d’une tierce personne pour se débarrasser de l’infection. Cela n’avait donc rien à voir avec Sophie ou une autre. Il était comme un accidenté de la route. Il se savait désespéré et il attendait l’ambulance et son injection fatale, celle qui le détournerait enfin et définitivement de ce bourbier. Mais si une ambulance se présentât bien, ce ne fut pas pas pour le conduire au bout du chemin. Déjouant certains de ses pronostics courus d’avance, l’ambulance lui offrit même une nouvelle chance. C’est à elle qu’il pensait en ce moment, à cette nouvelle chance et il exultait à l’idée de la retrouver plus tard, quand le réveil sonnerait enfin. Ça ne faisait aucun doute que c’était son rire qui l’avait excité d’abord. Quelqu’un avait prononcé une parole banale et elle s’était mise à rire. Il l’avait entendue avant de la voir. Et ça, ça change tout dès fois. À sa vue seule, il ne serait rien produit, c’était évident car elle n’était pas exactement le genre de femme dont on remarque la présence en temps normal. On ne gravitait pas autour d’elle ni on ne s’aimantait. Sa corpulence, ses cheveux de paille et surtout son âge n’étaient pas exactement conformes aux plastiques parfaites qui défilaient sur les sites pornographiques qu’il fréquentait ou sur son compte Instagram. Toute sa vie, avait-il dit en rigolant à ses copains, il avait cherché une femme de ménage pour mettre de l’ordre dans sa vie. Il avait fini par la trouver. Elle avait soixante ans, et même si elle avait une hanche en céramique, qu’elle semblait usée et fatiguée, elle était vraie, et plus belle que toutes les femmes qu’il avait aimées jusqu’ici. Et surtout, elle n’en avait rien à foutre de rien et ça lui plaisait au-delà de tout.
Francine ne dormait pas. Elle fumait sur son grand balcon, donnant sur l’arrière de la gare principale. En temps normal, sur cet axe central, défilait jour et nuit un flot ininterrompu de voitures et des deux-roues pressés de rejoindre l’autoroute qui surplombait les voies ferrées. Le calme qui régnait sur cette zone confinée, était plus éclatant encore que sur les collines de la ville, on aurait pu avoir l’impression qu’une catastrophe majeure était survenue nettoyant les rues de toute présence vivante et superflue. Seuls les yuccas géants qui séparaient la route du complexe ferroviaire en contre-bas de l'immeuble semblaient avoir été épargnés. Avec les oiseaux qui s’époumonaient dans la nuit calme, les yuccas étaient les nouveaux maîtres de Nice. Cette torpeur surnaturelle nuisait à ses capacités de concentration. C’était saugrenu comme pensée et Francine ne l’aurait certainement pas verbalisée ainsi mais il lui semblait que le silence l’empêchait de réfléchir. Elle avait constaté par exemple un soulagement dès lors qu’elle poussait à fond le volume de la radio. Une fois le chant des oiseaux entièrement recouvert par la FM, elle pouvait enfin retourner à sa rêverie. La voix rauque d’une journaliste annonçait le bilan mortifère du jour précédent, on approchait de scores alarmants, ceux de l’Italie étaient enfin dans notre ligne de mire. D’ici quelques heures, Patrick quitterait Sophie et leur bel appartement de la rue Paradis. Qu’il était beau son numéro treize. Quelle chance elle avait de fréquenter encore une fois la jeunesse. Hier matin, quand il était apparu dans son survêtement gris de jogger – subterfuge destiné à tromper et la vigilance de Sophie et celle de la police – ses yeux s’étaient émerveillés devant ce corps musclé, et devant l’aisance avec laquelle il se déplaçait et l’entrainait dans son sillage. Lorsqu’ils passaient ensemble d’une pièce à l’autre de son appartement, c’était comme s’ils dansaient avec l’air. Et à peine avait-il franchi la porte d’entrée, qu’il l’avait attrapé et entraîné dans la chambre, quelle incroyable sensation de retrouver d’un coup d’un seul l’usage d’un corps que l’on croyait remisé ou presque, une mécanique usée et branlante qui s’activait soudain comme aux premiers jours de sa mise en service. C’était fantastique ! Et ce sourire enfantin qui barrait son visage, ça lui donnait un air irrésistible de pirate contrebandier, adolescent et invincible. Il était tout à la fois James Crochet et Peter Pan. Elle éprouvait à présent de la joie à chaque fois qu’elle pensait à son âge, car enfin elle triomphait : la société n’en avait plus rien à foutre d’elle et dieu que c’était reposant. Elle pouvait se laisser aller sans retenue, ses pensées s’approchaient enfin de ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même, l’envie d’un rien apaisant et d’un présent sans avenir. Les choses étaient enfin comme elles sont. Elle jubilait, car malgré toutes les embûches qu’une vie chicaneuse avait semé sur son parcours, elle avait réussi à atteindre la vieillesse ! Et ça, c’était une grande victoire que personne ne pourrait jamais plus lui contester. Elle avait triomphé : elle était vieille !
Des coquilles repérées ça et là : et qu’elle aurait fini par payer très chères (payer très cher), muri (mûri), veille (vieille), hanche en plastic (plastique).
Bon dimanche !