Page blanche

Notes de l’auteur : Un petit texte aux mots obligatoires : Canard, crème, doudou et jardin<br />Ambiance : Au choix

Le jardin était paisible, affreusement paisible. Ses allées vides, ses grands arbres couverts de feuilles d'un vert tendre, son lac artificiel, sans canards, mais hérissé de roseaux, on entendait rien d'autre que le chant du vent dans les branches et les rubalises...¶   Au centre de la zone délimitée par les bandes jaunes, les affaires oubliées par les protagonistes de la scène jonchaient la pelouse, émaillant l'herbe verte et les allées droites de tâches de couleurs un peu incongrues. De là où il était, il pouvait voir une nappe, des livres et des cahiers, une poussette remplie, heureusement, que d'un doudou abandonné – son ou sa jeune propriétaire devait bien le pleurer à l'heure qu'il était – et puis des vêtements, surtout. Tout le monde s'était levé en panique dès les premiers coups de feu avant de fuir... enfin tout le monde... certains s'étaient redressés, perplexes, figés par la stupeur ou l’incompréhension, avant de s'effondrer, un trou rond au milieu du front et de la bouillie à la place de l'arrière de la tête.   Le sniper n'avait pas fait dans la différence...¶   Femmes, enfants, adolescentes, adultes...   Les balles avaient fauchées les vies comme une serpe du blé, sans se soucier de savoir si ce dernier était plus ou moins mûr.¶

   Même si une bonne huitaine d'heures s'étaient écoulées depuis, il avait toujours l'impression de sentir l'odeur de la poudre, la peur de la foule, d'entendre le bruit des balles et des corps en train de chuter. Le choc, sourd et dérangeant, d'un humain qui s'effondre pour ne pas se relever.¶   Et il avait aimé ça.¶   C'était risqué de revenir sur les lieux, sachant que la police patrouillait encore, mais, dissimulé parmi les milliers de badaud venus morbidement se rincer l’œil, il était assez anodin pour se le permettre. Il fallait juste qu'il prenne garde à ne pas bander...¶  

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Armand recula sa chaise avec agacement, hésitant fortement entre arracher la prise de l'ordinateur ou simplement effacer l'intégralité de son premier jet : le texte, comme l'idée, était tout simplement MAUVAIS ; cliché, sans âme, sûrement repompé quelque part dans une de ces mauvaises séries sur le FBI qu'il aimait regarder lorsque l'inspiration refusait de venir, loin, très loin du talent dont il avait fait preuve lors de la rédaction de ses deux premiers romans. C'était désespérant...

- Sérieux... fait chier.

Quittant sa place, il se massa les yeux, s'étira, regarda avec angoisse la petite horloge de son bureau indiquant 5h du matin, décompta mentalement le nombre d'heures restant avant le rendez-vous avec son agent littéraire, sentit une petite bouffée de panique l'étreindre, et quitta rapidement la pièce à la recherche de quelque chose à manger. Peut-être que son syndrome de la page blanche passerait avant 15h ? Que s'il trouvait la bonne chose à manger, le bon produit à boire, il aurait une illumination, un vrai projet ou scénario à proposer à son agent plutôt que le ramassis de conneries stockées sur son ordi et qui était tout ce qu'il avait réussi à sortir durant ce dernier mois ? Bon sang... comment avait-il fait pour sortir les deux précédents volumes ? Est-ce qu'il avait eu des éclairs de génie ? Une ambiance peut-être ? A moins que ça ne soit tout simplement qu'il écrivait sans pression, sans se dire « il faut que je finisse » ?...

Avec un gros soupir, il ouvrit son frigo, grimaça en en voyant le contenu – bordel, c'est vrai qu'il n'était pas sorti depuis presque une semaine – et se rabattit sur un tupperware dont le contenu n'avait pas l'air d'être devenu vivant, évitant sagement le lait qui depuis le temps qu'il était ouvert devait être passé à l'état de crème, puis de fromage, et maintenant d'entité intelligente.

Pendant que le micro-onde bourdonnait, il alla ouvrir les fenêtres, faisant entrer l'air de la nuit et l'odeur de la pluie, pour s'en griller une sur son minuscule balcon aux plantes négligées depuis une semaine, le regard perdu dans la ville en train de s'éveiller.

Peut-être qu'il devrait reporter le rendez-vous...

Ou tout simplement en parler à son agent littéraire...

Après tout, il serait pas le premier ni le dernier à avoir un blanc... peut-être que discuter lui donnerait des idées... oui... voilà, c'était ça qui lui manquait : les brainstorming, les discussions endiablées avec les copains, les idées qui fusent, les commentaires, les remarques, les conneries...

Il regarda sa montre.

5h15.

Dans deux heures tous les copains devraient être levés. En attendant...

En attendant, le micro-onde bipait dans la cuisine, demandant son attention, et ses pages n'allaient pas se remplir toutes seules. Il avait encore le temps de pondre un ou deux scénarios médiocres pour se dérouiller les doigts et peut-être se donner des idées.

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