Monsieur Nicolino était assis dans la salle d’attente chez le vétérinaire. À côté de lui, sur le siège en plastique dur, il avait posé un gros sac ajouré où se trouvait son chat.
Les assistantes le connaissaient bien, il venait très souvent au cabinet pour faire soigner son cher trésor. Paloma était une petite chatte tigrée tricolore, avec la gorge et les pattes blanches, et de jolies tâches noires sur la tête. Un amour de félin, mignonne, qui ronronnait à la moindre caresse, facile à vivre et affectueuse. De temps à autre, tandis que Monsieur Nicolino attendait patiemment son tour, il se penchait vers le sac et murmurait quelques mots de tendresse à travers la paroi du sac. Il avait donné à Paloma un nom qui suggérait la paix et l’oiseau qui l’apportait. Bien que ce fût étrange pour un chat, l’idée d’associer une colombe à son animal favori lui plaisait. Le nom lui était venu spontanément à l’esprit quand il avait rencontré Paloma, alors il avait obéi au destin.
Comme à son habitude, il était inquiet. Chaque visite chez le vétérinaire était source d’angoisse. Les assistantes lui parlaient gentiment et s’efforçaient d’aller vite pour raccourcir l’attente. Mais rien de ce qu’elles disaient ou faisaient ne pouvait le rassurer. L’une d’elle vint chercher le sac qui contenait Paloma et l’emporta vers les salles de soins où seul le personnel du cabinet avait le droit de pénétrer. Parfois, des cris déchirants s’échappaient de derrière la porte et le cœur de Monsieur Nicolino se serrait.
– Et si elles faisaient du mal à Paloma ? pensait-il, mais il regrettait bien vite de douter de l'habileté des jeunes femmes avec les animaux.
Les minutes passaient et ses craintes augmentaient. Il observait autour de lui les autres personnes qui avaient amené leurs bêtes à soigner. Ses yeux s’attardaient un instant sur une cage dans laquelle il apercevait un chat lové à l’expression étonnée, ou sur un chien recroquevillé sous une chaise, puis il retombait dans son mutisme. Ne sachant plus où regarder, il se mettait à contempler ses souliers, imaginant peut-être que ces derniers avaient des informations à lui donner.
Il était veuf. C’était un petit homme âgé, menu, aux cheveux blancs. Derrière ses lunettes cerclées d’acier, il cachait sa timidité. Il était toujours soigneusement habillé et chaussé, sans élégance et sans ostentation. Tout frêle et tendu, il s’impatientait. Cette attente durait trop longtemps, c’était une torture de ne rien voir ni savoir. Il se mit à tordre ses mains, son souffle devint court et nerveux. S’il avait pu fondre sur place sur son siège inconfortable et disparaître aux yeux des clients, il n’aurait pas été plus heureux.
Sa femme était aussi de petite taille. Sa longue maladie l’avait rendue acariâtre, elle qui était si douce et si agréable quand elle était en bonne santé. Pendant de longues années, elle était restée dans son lit à souffrir, incapable de se lever. Il s’occupait de tout, les courses, les repas, le ménage, le linge et les papiers. Il l’abreuvait sans cesse de ses conversations pour la distraire. Il lui racontait absolument tous les petits événements insignifiants de son quotidien. Ses bavardages comblaient le vide sidéral dans lequel le couple s’enfonçait jour après jour. Quand elle fut partie, la sensation d’abysse augmenta encore. Hébété et pétri de douleurs, il ne parla plus à personne, pas même aux commerçants. Un doigt tendu par ici, un autre par là, il obtenait tout ce dont il avait besoin. Il ne prononça pas un mot pendant des mois. Parfois, il se demandait s’il serait encore capable d’articuler des sons. Rien ne le tirait de la profonde léthargie dans laquelle il était plongé.
Ils n’avaient pas eu d’enfants et, au fil du temps, s’étaient résignés. Quelle tristesse ! Depuis qu’il vivait seul, il se complaisait dans un isolement absolu. Finalement, c’était plus simple de ne pas échanger avec les autres. Pour dire quoi ? Des banalités sans queue ni tête, des bêtises, des lieux communs sans aucun intérêt. Il préférait se concentrer sur ses rêveries et méditer sur sa solitude.
Jusqu’à l’arrivée de Paloma.
Par une belle journée d’été, il faisait très chaud dans le petit appartement situé au dernier étage d’un immeuble. Plusieurs décennies auparavant, il avait été aménagé dans les combles pour un prix modique et le couple modeste avait pu l’acquérir. Même s’il y avait un ascenseur asthmatique pour parvenir au sixième étage, Monsieur Nicolino montait toujours les marches à pied. Une habitude prise depuis si longtemps qu’il ne songeait jamais à emprunter la cage brinquebalante. Au-dessus des plafonds, la toiture mansardée de zinc ne protégeait pas les pièces de l’ardeur du soleil. Pour avoir un peu d’air, il avait ouvert en grand les fenêtres. Elles donnaient toutes sur un étroit balcon qui courait sur toute la largeur de l’appartement et surplombait le boulevard tout en bas. Soulevés par la légère brise, les voilages gonflaient au dehors, au-dessus de la rambarde.
Le vieil homme s’était assoupi dans son fauteuil, écrasé par la touffeur de l’après-midi. Alors qu’il somnolait encore, il vit comme dans un rêve une petite ombre rebondir sur le balcon. C’était un chat. Sautant du toit, Il avait atterri sans bruit sur ses coussinets et ne bougeait plus. Méfiant et tout en tension, il regardait le vieil homme de ses prunelles dorées.
Monsieur Nicolino émergea lentement de sa torpeur. Il était stupéfait par cette rencontre inattendue avec un chat venu de nulle part. Bien sûr, l’animal avait dû sauter de toits en toits. Il avait fini par se perdre dans l’immensité des toitures et le dédale des cheminées. Mais d’où venait-il exactement ? Il devait manquer à quelqu’un !
Il se leva péniblement et s’approcha du chat qui s’était assis sur ses pattes arrière. Il se mit à gémir doucement.
– Tu as faim ! s’écria Monsieur Nicolino, retrouvant instantanément, à sa grande surprise, l’usage de la parole.
Il retourna dans sa cuisine et remplit un bol de lait frais et de mie de pain. Il le donna au chat qui dévora la nourriture sans en laisser une miette.
– D’où viens-tu ? s’enquit le vieil homme, sans attendre de réponse de la part du félin.
L’animal qui était rassasié s’approcha de Monsieur Nicolino et se frotta contre ses jambes. Il se laissa caresser en ronronnant. Le vieil homme s’aperçut que c’était une petite chatte.
– J’irai t’acheter de la nourriture, dit-il en se baissant pour caresser la fourrure du dos et la tête. Et je t'emmènerai chez le vétérinaire. Il saura bien trouver où tu habites et je te rendrai à tes propriétaires. Imagine, si ce sont des enfants, ils doivent pleurer la perte de leur animal favori. En attendant, comme je ne connais pas ton nom, je vais t’appeler Paloma.
Mais il s’avéra que Paloma n’appartenait à personne. On ne trouva pas de puce ni de référence dans les bases de données sur cette petite chose tombée du ciel. Alors Monsieur Nicolino décida de la garder. Il s’était instantanément attaché à elle.
Soudain, il avait un but, quelqu’un à soigner, à nourrir et à aimer. Elle avait surgi dans sa vie, telle un oiseau et avait tout bouleversé. Il se plaisait à lui parler du matin au soir, à lui raconter toutes les petites choses de sa petite existence. Paloma écoutait toujours et souvent penchait la tête de côté, ses oreilles actives, comme si elle approuvait.
Dans le cabinet vétérinaire, Monsieur Nicolino avait fermé les yeux pour mieux savourer ses pensées. Il les rouvrit brusquement. On ramenait son chat. Tout allait bien, les soins s’étaient bien passés, elle était en pleine forme, propre et vaccinée. Avant de partir, il acheta un petit paquet de croquettes très chères (rien n’était trop beau pour Paloma qui était tout pour lui), et paya la visite. Il avait hâte de rentrer chez lui.
Il trotta jusqu’à son immeuble, le chat dans le sac au bout de son bras. Le temps était clément, doux. Arrivé en haut des marches, il déverrouilla la porte et pénétra chez lui. Il libéra Paloma qui s’enfuit sur le balcon. Les fenêtres étaient demeurées ouvertes et la chatte adorait prendre l’air. Monsieur Nicolino la laissait se promener sur les toits, entre les cheminées. Il savait qu’elle reviendrait toujours pour manger.
Les enfants qui habitaient l’appartement au-dessous du sien ne l'aimaient pas. Ils ne le trouvaient pas aimable, effrayant même. Malgré sa petite taille et son visage avenant, ils le prenaient pour un croquemitaine qui se serait déguisé en monsieur gentil. Tout le monde l’évitait plus ou moins dans la cage d’escalier de l’immeuble, surtout quand il avait cessé de parler. Il ne disait ni bonjour, ni aurevoir, ni comment allez-vous ? ni excusez-moi. Néanmoins, il intriguait les gens. Ceux-ci se demandaient d’où venait cette petite chatte qu’il avait recueillie et qu’il transportait dans son gros sac.
Dans le minuscule appartement sous les toits, la vie s’écoulait paisiblement pour Monsieur Nicolino et son cher trésor. C’était un bonheur tranquille, modeste, simple, et qui satisfaisait le maître et l’animal. Les choses auraient pu ainsi durer longtemps, mais un beau jour, Paloma disparut.
Lorsqu’il revint des courses ce soir-là, Monsieur Nicolino trouva l’appartement vide. Il eut beau appeler Paloma, s’époumoner sur le petit balcon et regarder partout, la chatte n’était plus là. Était-elle sortie par inadvertance par la porte lorsqu’il était parti ? C’était impossible, il faisait tellement attention à elle. Pourtant, il devait s’en assurer. Totalement paniqué, il descendit et remonta tous les étages plusieurs fois, vérifia le local des poubelles et la cour à l’arrière. Aucune trace de la petite chatte. Il suffoquait. Et si elle s’était échappée dans la rue ? Elle risquait de se faire écraser, il y avait tant de circulation. Ou bien quelqu’un l’avait volée ! Elle était si jolie, si affectueuse. Non, il ne pouvait pas le croire. Il ne pouvait même pas l’imaginer.
Après un long moment erratique, il accepta l’idée que la petite chatte n’était pas sortie de chez lui. Comment aurait-elle pu ? Il vérifiait à chaque fois qu’il partait qu’elle restait bien à l’intérieur. Il était certain de l’avoir vue au bout du couloir avant de refermer la porte. Il se calma petit à petit en respirant profondément. La mort dans l’âme, il regagna son appartement. Elle avait dû aller se promener sur les toits, plus loin que d’habitude. Il tentait de se rassurer comme il pouvait. Il attendit deux jours, puis trois, essaya d’être raisonnable et de ne pas paniquer. Mais il n’y tenait plus. Il envisageait les scénarios les plus fous. S’était-elle sauvée ? Était-elle tombée du toit ? Quelqu’un l’avait-il enlevée ? Les hypothèses les plus saugrenues tournaient dans sa tête sans trouver de réponse. Son chagrin était immense tandis qu’il imaginait le pire.
Il devait agir, ne pas se laisser déborder par le chagrin. Il punaisa une photo du chat dans le hall d’entrée en précisant son adresse. Il vainquit sa timidité et frappa à toutes les portes de l’immeuble. Personne n’avait vu la petite chatte et c’était tout juste si les habitants étaient aimables avec lui. Lorsqu’il comprit que personne ne s'intéressait à ses problèmes ni ne l’aiderait, il en conçut une grande tristesse. Il remonta s’enfermer définitivement chez lui. C’était bien plus douloureux que lorsqu’il avait perdu sa femme. Cette fois, il ne savait pas si Paloma était vivante ou morte. Qu’avait-il pu se passer en son absence ? Comme il regrettait d’avoir quitté l’appartement ce funeste jour-là ! S’il était resté chez lui, rien de tout cela ne se serait produit et Paloma serait encore là aujourd’hui.
Il était très fatigué, il se laissa aller, il n’avait plus le courage de sortir pour aller faire ses courses ni même de se faire à manger. Il restait assis toute la journée dans son fauteuil et le temps s’écoulait sans qu’il en eût conscience.
Bien qu’il ne fût guère aimé dans l’immeuble, ses voisins s’aperçurent au bout de quelques jours qu’ils ne le voyaient plus. Ils se mobilisèrent pour comprendre ce qui lui arrivait et se réunirent sur le palier du dernier étage. Après avoir frappé sur le chambranle et hurlé dans la cage d’escalier comme des forcenés, ils réussirent à lui faire ouvrir sa porte. Il s’était traîné avec peine jusqu’au battant car il n’avait plus de forces. Lorsqu’ils le virent, les voisins prirent peur. Ils réalisèrent que le vieil homme se laissait mourir de chagrin, à cause de la disparition de son chat. Ils ne pouvaient pas le laisser dans cet état, aussi certains se dévouèrent pour s’occuper de lui. Ils organisèrent le passage d’une assistante sociale et d’auxiliaires de vie.
Pendant des mois, Monsieur Nicolino déclina dans son fauteuil. Rien n’y faisait, il ne guérissait pas de son extrême tristesse. Il avait tellement maigri qu’il flottait dans ses vêtements. Il portait toujours désormais une robe de chambre en pilou car il avait froid malgré la chaleur. Le docteur était venu et avait prescrit des remontants. Les dames qui se relayaient pour le soigner vérifiaient qu’il prenait bien les médicaments et se nourrissait correctement. Les voisins passaient lui dire bonjour et parler avec lui. Seuls les enfants n’avaient pas le droit de lui rendre visite pour ne pas être effrayés, car il était devenu l’ombre de lui-même.
Il était hanté par le souvenir de l’arrivée de Paloma. Tous les jours, il espérait la voir bondir sur le balcon. Mais le chat ne revenait toujours pas.
Dans le cabinet vétérinaire, les jeunes femmes se demandaient pourquoi elles ne voyaient plus Monsieur Nicolino. Elles essayèrent d’appeler pour avoir des nouvelles mais personne ne répondit.
Tous les voisins et les aides médicales pensaient que le chat était mort. Et que, s’il continuait à désespérer, Monsieur Nicolino ne tarderait pas à la suivre. Seul le vieil homme était convaincu que Paloma reviendrait un jour. Le contraire était impossible.
Les jours, les semaines et les mois passèrent. Monsieur Nicolino était désormais très faible, il quittait à peine son lit. Il demandait toujours aux infirmières de laisser la fenêtre entrouverte, même s’il faisait froid.
– Vous comprenez, disait-il, si jamais elle revenait …
Alors personne n’osait lui ôter son espoir. Et il tournait son regard vers les rideaux légèrement agités par le vent.
Et un soir, alors que Monsieur Nicolino était seul dans l’appartement, Paloma surgit sur le balcon. Elle bondit dans la pièce et sauta sur le lit. Elle s’approcha du vieil homme et vint se lover contre lui.
– Paloma, tu es revenue ! balbutiait-il, le cœur empli de joie. Viens, il y a encore des croquettes pour toi à la cuisine. Comme tu es maigre ! Où es-tu allée te promener ? Quelqu’un t’a donné à manger, j’espère.
Paloma n’avait plus que la peau sur les os. Son poil était rêche. Monsieur Nicolino rassembla ses dernières forces et se leva. S’appuyant contre les murs, il se dirigea vers la cuisine, la chatte sur ses talons. Dans l’un des placards, il trouva une boîte de croquettes non entamée. Il en remplit un bol et ajouta une soucoupe d’eau fraîche. La petite chatte dévora la nourriture et but abondamment.
Lorsqu’elle se fût restaurée, le vieil homme retourna se coucher et Paloma le suivit. Le cœur en paix, il resta pendant des heures à caresser la fourrure de l’animal qui ronronnait doucement. Puis il ferma les yeux et s’endormit pour toujours. Paloma s’approcha du visage paisible et frotta sa tête contre les joues ridées. Elle bondit sur le sol et sortit sur le balcon, s’étira, allongea les pattes avant et fit le dos rond. Le vent ébouriffa ses poils. Elle sauta sur la rambarde. Un instant plus tard, une colombe prit son envol dans le clair matin.
Le lendemain, l’infirmière trouva le bol de croquettes et la soucoupe vides, par terre dans la cuisine. Personne ne comprit ce qui s’était passé pendant la nuit. Mais sur le visage de Monsieur Nicolino flottait un sourire de bonheur.