Sur le chemin qui mène à chez lui Yann ressasse sa colère, celle-ci l'empêchant d'éclater tout simplement en sanglot. Puis il tente de comprendre l'impensable, quand il entend une voix l'appeler dans son dos.
- Yann ! Attend, est-ce que je peux te parler ?
Il reste coi. Laurianne l'a suivit, a-t-elle compris ?
- Je t'ai entendu traiter Gabriel de gamin. Au passage il a dix neuf ans pas dix huit.
- Sauf votre respect ma chère, vous ne savez rien de ce qu'il se passe !
- Tu me prends pour une quiche ? Tu crois que je n'avais pas deviné votre petit projet ? C'était clair depuis le début, que tu ne le laisserais pas repartir si facilement. Et évident qu'il t'aime comme un fou prêt à n'importe quelle bétises pour toi !
- Hé bien la preuve que non ! Vous devez être rassurée, tout-compte-fait il rentre bien gentiment dans le droit chemin !
- Arrête-toi deux minutes. J'aimerais te parler sérieusement. Tu ne connais pas tout de Gabriel, il y a des choses que tu dois savoir pour le comprendre.
- Je m'en fiche, je n'ai plus rien envie d'entendre le concernant.
- Il t'aime, je ne permettrais pas qu'il parte en pensant que tu le détestes et que tout est sa faute.
- Nan mais je rêve.
Ils s'arrêtent contre un massif de bougainvillier le long de la route. Yann passablement énervé, gesticule de long en large sans sembler vouloir se calmer.
- Gabriel ne t'a pas abandonné en décidant de partir. Il n'a simplement pas fait de choix du tout. J'ai espéré qu'il vienne me voir, qu'il me dise qu'il souhaitait rester, qu'il se rebelle. Vraiment j'ai attendu cette confrontation, cette discussion. J'ai cru que tu étais la personne qui lui donnerait cette force.
Le cœur de Yann rebondit, son corps aussi, il se redresse.
- Mais alors tout n'est pas perdu ! Il sourit faiblement malgré lui et se réjouit malheureusement, un peu trop vite.
- Si vous êtes ok pour ça, allez le lui dire ! Si vous l'autorisez il restera. Il a certainement peur de vous perdre ce chéri, il croit que vous serez contre cette idée ! déballe-t-il très rapidement.
- Mais JE suis CONTRE cette idée ! Il n'est pas question que j'accepte que mon frère perde son temps de l'autre côté de la planète, dans un bouge à quatre sous, au lieu de reprendre ses études !
Estomaqué, il la dévisage sans comprendre.
- Là vraiment je ne pige plus rien, vous êtes tous fous, mais de quoi elle me parle celle là ?
- Je suis contre et s'il était venu me le dire je lui aurais dis que je ne suis pas d'accord du tout pour ça. Le véritable problème, c'est que Gabriel a dix neuf ans et qu'il ne se comporte pas comme un garçon de son âge.
- Vous vous serviez de moi pour en faire un homme ? Vous avez un jeune bien obéissant et ça vous pose un problème ? Vous êtes cinglée ?
- Est-ce que tu trouves ça normal ?
- Écoutez, je viens de me faire larguer, je suis pas votre psy ! Laissez-moi tranquille.
- Ne t'en vas pas ! Est-ce impossible d'avoir une conversation ma parole ?
- Regardez-moi bien ! Votre petit frère s'est foutu de ma gueule, point à la ligne !
- Laisse-moi t'expliquer une chose. Tu sais que Gabriel a un grave souci, celui de se retrouver seul, ça lui provoque d'horribles crises d'angoisses. La raison qui l'empêche de rester avec toi, c'est ça et rien d'autre. Il ne réagit pas ainsi ça parce qu'il ne sait pas ce qu'il veut. Il est prisonnier de cette phobie.
- Et après, ça vous arrange non ?
- Non, moi je veux qu'il rentre « parce » qu'il aura compris que c'est le mieux pour son avenir. Pas par facilité ou par dépit.
- ...
- Quand il avait dix ans, son grand-père est mort presque dans ses bras. Gabriel a été si choqué, qu'il est resté aux côtés du mort pendant trois jours sans bouger, sans prévenir personne. Quand nous sommes rentrés, avec mes parents, on l'a retrouvé à l'hôpital en état de choc. C'est une voisine qui a alerté la police. Après cette histoire, il n'a plus voulu rester seul avec qui que ce soit d'autre que moi. Par la suite nos parents eux aussi, sont morts dans un accident de voiture. Nous étions tout les deux à la maison. Ils étaient seulement sortis pour une séance de cinéma. Ils ne sont jamais rentrés. C'est Gabriel qui a décroché le combiné du téléphone ce jour-là. Il est resté plusieurs jours sans réussir à parler. Je m'occupe de lui depuis ses seize ans mais même avant, il m'a suivit partout comme mon ombre. Tu peux concevoir qu'il ait un problème grave concernant une possible séparation ? Et si tu ne comprends pas peux-tu au moins lui pardonner ?
Yann se contente de détourner la tête, trop perturbé pour réfléchir honnêtement.
- Tu sais, même si je ne cautionne pas votre idée, je te le répète, j'aurais aimé qu'il se sente suffisant sûr de lui pour en prendre la décision. Ou ne pas la prendre mais au moins décider quelque chose. Et je compte sur toi pour venir lui dire au revoir demain, parce que se séparer de toi, ça ne sera pas facile non plus. Crois-le.
*
- Et je ne peux même pas lui en vouloir, avoue Yann à sa meilleur amie, pendu au téléphone.
- Tout n'est peut-être pas perdu, signale-t-elle.
- Il part demain. Je ne vois pas vraiment ce que je peux y faire. Ha c'est bien ma veine ça ! Comment j'y ai cru putain ! J'aurais dû écouter Crystal. Je me retrouve toujours avec des cassos.
- ...
- Ma belle, je souffre, dit quelque chose.
- Pourquoi tu n'utilises pas son angoisse pour retourner la situation ?
- Qu'est-ce que tu racontes ? J'ai la tête en compote et le nez qui coule. Mes idées sont loin d'être claires, il va falloir me faire un dessin là ! renifle-t-il, les yeux rouges.
- En admettant qu'effectivement, il ne se soit pas moqué de toi. Ce qui est tout-à-fait plausible. Il t'aime, donc il a de l'empathie envers toi.
- Continu, s'intéresse-t-il soudain.
- Il ne supporte pas d'être seul mais s'il part qui va se retrouver seul ? Toi !
- C'est pas une grande nouvelle, déclare-t-il déçu.
- Il suffirait d'un déclic !
- Excuse-moi chérie, j'y pige rien.
- Jusqu'à maintenant tu as réagi de quelles manières ? Tu lui en as voulu, tu as rallé ? Et avant, tu as insisté ? As-tu seulement fait remarquer que tu allais te retrouver seul ?
- C'est vrai que c'est pas du tout évident, râle-t-il. Pffff tu n'as pas autre chose ?
- Yaaann ! J'veux dire genre : " Bhou je vais mourir seul sans toi, me laisse pas ouiiiin ! " Ça te dit rien ?
- C'est justement pour n'pas tomber aussi bas et me mettre à chialer ce type de phrases débiles que je me refuse à aller lui dire au revoir demain ! Et toi tu me conseilles le contraire !
- Putain pour une fois dans ta vie Yann, mets ton fichu orgueil de merde de côté ! Tu l'aimes, tu veux le garder alors dit le lui !
*
La tête de Gabriel est vide. Pendant des jours, il s'est posé des tonnes de questions, s'en est fait plus que de raison, c'était stérile. Son esprit ne réagit pour ainsi dire, plus.
La décision n'a pas eu à être prise, il part demain, tout cela n'était qu'une rencontre de vacances, tel un joli songe. Il lui semble que le corps de Yann est déjà tellement loin. Il se sent dépouillé mais tranquille. Ses paupières brulent, sa tête le fait souffrir, il a tant pleuré ce soir. La douleur aurait-elle finalement disparue ? À présent, il ne ressent plus rien. Il a juste un peu froid et il n'arrive pas à dormir. Demain l'aéroport, il se dit que ça va être étrange de repartir.
- Finalement c'était beaucoup d'histoires pour pas grand-chose !
Tente-t-il de s'en persuader ?
Il sursaute, on frappe à la porte, son cœur se met à battre follement déjà sa gorge se serre, ses larmes reviennent.
- Yann ?
Il ne s'agit que de sa sœur.
- Tu as une minute ? Je peux te parler ? l'interroge-t-elle.
La porte s'ouvre et laisse entrer la lumière. Sa sœur s'assoie à son côté, sur le lit.
- Comment tu vas ?
- ...
- Gabriel, ça me désole de te voir dans cet état.
- J'ai fait quelque chose de mal, je paie.
- Ne dis pas de bêtises !
-...
- Qu'est-ce que tu veux vraiment ?
- Oublier.
- Tu es sûr ? Tu devrais peut-être aller lui parler ?
- Et pourquoi faire ? !
- Ne soit pas agressif avec moi.
- Fous-moi la paix.
- Très bien. Si jamais tu changes d'avis...
La porte se referme
"Je ne sort pas avec les zoreilles.... Par ce que les zoreilles tu vois, ça vient en vacances, ça reste quoi ? Deux mois haha! Et après ça repart... ça repart toujours les zoreilles... Mais moi je reste là."
- Ch'uis vraiment trop nul, affirme Gabriel à haute voix en ressassant ce souvenir pas si lointain.
Comment est-il ce matin après une nuit blanche ? La fatigue lui pèse, ses yeux irrités et rouges le dérangent. La nausée, la migraine et les frisons lui donnent l'impression qu'il est malade. Le ciel est gris et il a cette boule dans la gorge qui refuse de disparaitre.
Non, il ne désir pas prendre de petit déjeuné. Oui, il en est sûr ! Non, il n'a toujours pas envie d'en parler. Oui, il est capable de prendre ses bagages tout seul.
La batterie de son lecteur mp3 est morte.
- C'est bien ma veine !
Il s'assoie à l'arrière de la voiture, seul. Il attend. Dans ses souvenirs, il revoit Yann en fantôme assit contre la vitre, il l'imagine souriant, en train de le contempler. Il secoue sa tête.
- Oublier, je dois oublier !
Il prend une longue inspiration, encore une, il fait ça depuis des heures. Se force-t-il à respirer ? Depuis le matin, son cœur cogne comme un forcené dans sa poitrine, il a l'impression d'être en train de courir et d'étouffer. Ses oreilles bourdonnent et il y a cet étrange sentiment que quelque chose de grave va arriver. Lentement, il tente de se calmer, occupe ses mains, joue nerveusement avec ses doigts, tape du pied, remue sur son siège, balance son corps, rien ne réussit. La crise d'angoisse est là, même si il fait semblant de l'ignorer. Il y a des heures que lentement, elle s'installe. Il a peur, mais pourquoi ? Il reste avec Laurianne, il n'arrivera rien, ni à lui, ni à sa famille, il tente de se rassurer. Tout le monde est autour de lui, cette crise n'a aucune raison d'être, il ne comprend pas.
- Bon ce coup-ci c'est le départ ! Personne n'a rien oublié ? J'ai fait un peu le tour, il me semble que c'est bon ! affirme Laurianne.
- On est dans les temps, même en avance, Gabriel si tu veux qu'on passe quelque part avant de partir ? interroge vaguement Erwan.
Laurianne est étonnée par sa proposition. Il est vrai que son petit frère a l'air si mal ce matin que même Erwan se laisserait fléchir malgré son opinion sur la question.
- De quoi ? sursaute le goth.
- Je n'sais pas, un souvenir de derniers moment ou un au revoir à faire ? insiste le copain de sa sœur.
- Non, soupire Gabriel, qui aimerait au contraire en finir au plus vite.
- Ok, dans ce cas en route !
Les cases défilent devant les vitres de la voiture et son malaise s'accentue, le sang gonfle ses tempes. Il ferme les yeux, passe une main glacée sur son front en sueur et essaie de se contenir, en vain.
- Est-ce que ça va ? Gabriel ? s'inquiète Laurianne en le voyant blanchir à vu d'œil.
Il ne l'entend plus, son souffle est court. Il a ouvert la vitre, rien n'y fait. L'air semble s'échapper quelque part, il a beau inspirer, il étouffe. Le décore tourne, c'est la panique.
- Erwan arrête-toi ! intervient soudain Laurianne.
- Quoi ?
- Arrête toi j'te dis !
Gabriel perçoit la chaleur de ses bras aimants, de son corps, il entend son début de mots doux, quelqu'un est là, contre lui, tout va bien. Sa respiration se calme, ses doigts se décrispent de son teeshirt.
- Gabriel calme toi !
- Yann... souffle-t-il sans s'en rendre compte.
- On est là, avec toi, on est là ça va mieux ? Erwan y'a des sacs en plastique dans ta porte, passe m'en un.
- Hé ben, y'avait longtemps ! lâche le conducteur contrarié.
- Voilà respire, respire, pleur aussi, oui. Si tu en as besoin, il ne faut pas te retenir.
- Bon et maintenant on fait quoi ? questionne Erwan toujours aussi tendu.
- Ca va aller, je monte avec lui à l'arrière.
- T'es sûr ?
La voiture repart. Laurianne lui caresse les cheveux, le maintenant contre elle. Ordinairement, il se serait senti comme dans un nid douillet, ça n'est pas le cas, vidé, il a l'impression qu'il manque une partie de son propre corps.
- Tu vas mieux ? lui demande-t-elle pour la troisième fois.
- Hum..
- Tu nous as fait un petit coup de calcaire là ! On est là tu sais, on ne t'abandonne pas ! Tien prend ça, ça va t'aider, glisse-t-elle en lui tendant un calmant.
- Il va réussir à prendre l'avion ? interroge Erwan.
- On part dans presque de deux heures, il a le temps de se remettre, tu n'crois pas ? Ça ne dure pas !
- D'habitude, ça arrive quand tu n'es pas là ou quand il est complètement seul.
- Les causes sont la séparation et la perte, il ne s'agit pas forcément de moi, lui explique sa copine.
- Je suis désolé, s'excuse Gabriel fébrile.
- C'est pas ta faute, compatit Erwan. Tu nous le dis si vraiment ça recommence hein ?
- C'est pas vraiment passé encore.
- Ha, je vous dépose quand même ? Faut que j'aille à l'agence rendre la voiture.
- Oui, tu nous laisses là c'est bon, on va t'attendre, assure Laurianne.
- Bha, je vais vous aider à rentrer à l'intérieur avec les bagages quand même. Allez donc prendre un chocolat.
Gabriel sort de la voiture, il y a du vent, il a froid, il frisonne.
- Tu peux prendre ta guitare ? Gabriel ?
- Il a les lèvres toutes bleues, remarque le conducteur.
- Gabriel, tu as froid ? s'inquiète-t-elle.
- Un peu.
- Alors vient, secoue toi, faut pas rester dehors si tu as froid, entrons dans l'aérogare.
- Il fait au moins vingt cinq degrés ! Qu'est-ce qu'il lui prend ? lui glisse Erwan tout bas à l'oreille.
Elle ne relève pas, se contente de s'occuper de son petit frère.
- Assieds-toi là, je vais voir où acheter un truc chaud, C'est bon Erwan, laisses les sacs ici, va rendre la voiture.
- Tu le laisses tout seul ?