Papa est parti

Je n’ai jamais connu mon père biologique, jamais vu de photo de lui. Je n’ai jamais insisté pour le voir. Ma mère ne m’a jamais dit de bien de lui. 

Je suis le plus petit de ma fratrie; mes parents se sont séparés peu de temps après ma naissance, de ce que j’ai compris. On en parle très peu, et quand on en parle, ça ne dure jamais longtemps. Mon beau-père nous a élevés. Aussi loin que je me souvienne, il a toujours été là, mais ça a été différent pour mes frères et sœurs. Ils ont dû le voir apparaître. Je le considère comme mon père. 

Mes souvenirs de cette période sont très flous. On dit que le cerveau efface ce dont il ne veut pas se souvenir. Un jour mon beau-père est parti sans prévenir. Il avait pris toutes ses affaires sans presque rien laisser. Ma mère était chamboulée, elle n’avait pas l’air de savoir comment réagir. Mon frère et ma sœur étaient en colère. Je ne savais pas quoi ressentir et penser. Je me disais que si tout le monde autour de moi avait des émotions fortes, je devais équilibrer en faisant comme si je ne ressentais rien. Ca me protégeait aussi du choix entre la tristesse de ma mère et la colère de mes frères et sœurs. 

Quelques semaines ou mois plus tard, je me retrouvais dans l’appartement qu’il avait loué dans une ville voisine, à quinze minutes à pied. Ma mère avait trouvé l’adresse dans un courrier quelconque qu’il avait oublié. Je me demande encore aujourd’hui s’il a fait exprès de le laisser pour qu’on sache où il était. Je passais quelques fois par semaine, mais ne restais jamais pour dormir. Je ne me sentais pas comme à la maison. Et puis il cuisinait mal. Il me donnait de l’argent, comme pour se faire pardonner (d’être parti, pas de mal cuisiner), même s’il n’en avait pas beaucoup, voire pas du tout parfois. 

Ma mère m’envoyait récolter des informations. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à leur poser des questions à tous les deux pour voir si leurs réponses étaient les mêmes. Leurs réponses n’étaient pas les mêmes, mais les questions qu’ils me demandaient de poser à l’autre l’étaient. J’ai aussi commencé à me poser des questions. Le fait de voir ce couple, qui était à la base de qui j’étais, s’effondrer, m’a fait repenser toute mon éducation jusqu’ici. J’ai pensé que c’était pour cette raison que mon frère et ma sœur n’ont pas remis en question la leur. Je voyais mes parents comme des êtres indestructibles. J’ai profité de leur séparation pour m’engouffrer dans la faille et dire tout ce que je taisais.