(Paradoxe)

 

 

Maintenu par son amant, Uzu réagit enfin, l'œil agar. Une douce lumière, la présence de Gabriel et le bruit de sa propre respiration agitée, c'est tout ce qu'il y a dans leur chambre cette nuit. Une fois assis, Gabriel dirige lentement la tête de son copain pour la lui mettre entre ses jambes.

- Respire doucement, laisse ta tête baissée, calme toi, respire, respire...

Il ne dort plus, pourtant les images continuent de s'imposer à lui, nettes, réelles, trop pour n'être qu'un songe. Il prend conscience des souvenirs qui l'envahissent. Son cœur s'emballe, ses yeux sont grands ouverts sur une autre réalité, la sienne, un passé qu'il a si longtemps refoulé.

Il ferme les yeux, il doit retrouver le fil de son histoire.

Il perdit connaissance quelques minutes, suffisamment pour ne pas savoir comment il était arrivé là. Il ne put que deviner ce qu'il se passait. La voiture, la route, un passage entre les tours de la cité, le dos du conducteur, les rues qui défilent, où l'emmenait-on ? Le sauvait-on ou au contraire...

Personne ne parlait plus, seul le bruit du moteur se faisait entendre. Le voyage dura une éternité. Le temps de bien prendre conscience des douleurs torturant l'ensemble de son corps. On s'arrêta subitement et puis là, le choc !  Alors c'était lui son sauveur, quelle blague ! Ce Rachid, cette vision lui donna la nausée. Le type se pencha afin de le sortir de l'habitacle. De quel droit osait-il porter la couronne du héros ? Enfin, il le voyait, enfin il se souvenait, quelle horreur, quelle déception.

Il le hait, il le sait à présent, doit-il être reconnaissant ? Jamais ! Celui-ci, il le reconnait, il était présent cette nuit là, contrairement à l'autre type.

- Je me souviens... Ce ne sont pas des mauvais rêves, ce sont les réminiscences de ce qui m'est arrivé, c'est terrifiant, je me rappelle de tout !

- Calme-toi, explique-moi.

- Il faut que j'appel Liam. Le type de la lettre, c'est celui qui m'a sauvé !

Il saute en bas du lit, tourmenté.

- J'croyais que c'était un d'ceux qui...

- Oui...L'un deux, c'est ça, oui...Il faut... Il faut que j'appelle.

Mais il stoppe là, au milieu de la pièce, le regard perdu.

*

Un peu plus tôt dans la soirée.

- Je ne sais pas pourquoi il m'énerve autant, quoi qu'il dise, dès qu'il ouvre la bouche, j'enrage ! Je ne suis pas très sympa de base mais franchement là, je ne me reconnais plus !

Dans sa chambre Yann fait les cents pas de long en large, l'oreille collée au téléphone. Il est tard déjà, qu'importe, Marie est de bons conseils.

- Je vais te faire de la psychologie à trois balles, je crois que ça n'est pas après lui que tu en as.

- Après qui alors ?

- Après toi-même, après ses sentiments qui se développent pour ce mec qui te juge pourtant stupidement. Tu ne veux pas d'eux, ils t'insupportent. Du coup dès que l'objet de ceux-ci, se pointe, ouvre la bouche et te les fait ressentir, tu le repousses. De cette manière là tu te protèges. Puis il n'y a peut-être pas que ça, si tu n'as plus confiance aux mecs, le simple fait d'éprouver un truc te fiche les j'tons !

- Là, j'avais fait un effort, je me suis juste enfuit. Je lui avais rien dit ! En rentrant j'ai craqué, avec ce qu'il m'a balancé... Je suis fatigué de subir ses interrogatoires, ses suppositions et ses changements d'avis. J'attire toujours les mecs qui ne savent pas ce qu'ils veulent.

- Ça, par contre, c'est sûrement dû à ton comportement.

Il est déjà très tard lorsque Yann redescend dans le salon, il trouve Liam assis sur le canapé devant une émission de variété. Il hésite, puis se lance.

- Je n'ai pas trop envie d'être seul là haut ce soir. Est-ce que je peux ? questionne d'une voix atone l'androgyne en montrant le fauteuil.

- Oui bien sûr, lui répond le blond sur le même ton.

Pendant plusieurs minutes, le silence est pesant. Liam ne supporte pas les conflits.

- Est-ce que tu as envie de mater quelque chose de spécial ? se risque-t-il aimablement. Je n'ai pas vraiment choisi le programme, je zappe de temps en temps.

Yann se détend un peu.

- Non, je m'en fiche regarde ce que tu veux, je vais lire un peu.

Liam parcourt rapidement la jaquette du magasine de rock que Yann à l'intention de feuilleter, puis sort un sourire qui se veut aimable.

- D'accord.

La seule présence de l'androgyne à quelques mètres de lui va très vite le perturber.

- Qu'est-ce qu'il cherche ? Il n'a pas besoin de venir ici pour lire, pour quelles raisons ne pas le faire dans sa chambre ?

Liam se pose aussitôt toutes sortes de questions, Yann aurait-il envie de sa présence ou juste besoin de chaleur humaine ? Est-ce une autre façon de lui tourner la tête, l'aguicher en silence ? À quand la prochaine salve ?

Puis il flaire son odeur fraiche.

- Il sort de la douche. A-t-il lavé ses cheveux ?

Il imagine leur douceur après le champoing, il se voit passer les doigts dedans.

- Sont-ils humides ?

Il ferme les yeux, tente de calmer son trouble, soupire. Il aimerait ne rien avoir dit tout à l'heure. Ne rien avoir fait ce matin, n'avoir ramené personne la veille au soir et même, il se dit qu'il n'aurait carrément pas dû sortir.

Les minutes passent. Sans raison, une question le taraude, alors qu'une chanteuse aux doigts crochus, beugle une reprise de Queen et qu'il fait semblant de s'y intéresser. Il se demande si Yann se fait les ongles ? Il ne se souvient pas avoir déjà remarqué ça.

- Ridicule, quelle importance franchement ? !

Il fait l'impossible pour ne pas tourner la tête, ne pas le contempler, ça devient compliqué. Il ne va tout de même pas lui demander de se cloitrer dans sa chambre ? Il tient ainsi une bonne demi-heure sans se retourner vers « l'objet » de son attirance, seulement du coup, il ne comprend rien à ce qui se déroule devant son petit écran. L'ensemble de ses réflexions vont vers lui, c'est fou, une véritable obsession. Il finit par trouver une excuse pour se lever : prendre une boisson. Et alors qu'il se tourne pensant lui proposer un verre, il se rend compte que Yann s'est endormi. Depuis combien de temps ?

- Quel idiot je suis !

À présent, il peut l'observer tout à loisir.

Son souffle est calme, léger, il ne fait pas un bruit. Il ressemble à une plume, tout juste posé ainsi sur les coussins du fauteuil. Il est rare de le voir vêtu de blanc. Un débardeur un peu trop court, un pantalon large en coton, tout juste maintenu par un cordon, si simple, léger, certainement s'agit-il d'un vêtement pour la nuit. Les pieds nus se chevauchent, les jambes sont repliées sous lui, roulé en boule comme un petit chat.

Son ventre un peu perdu dans l'ombre, apparaissant tout de même derrière ses genoux, il attire irrésistiblement Liam. Le nombril, que le pantalon tombant sous la courbe d'une hanche fine, ne parvient pas à dissimuler, se dessine dans des tons rose.

Liam s'approche du bel endormi à pas de loup.

Il frôle du bout des doigts cette nuque dont il n'a de cesse, dernièrement, de rêver la nuit.

Il détaille ses mèches fines que le moindre courant d'air, le plus petit souffle, soulève. Ses cheveux dont quelques deux centimètres de racine rousse se montrent dans sa couleur naturelle au travers de la teinture noire bleutée.

- Pourquoi cache t-il sa chevelure de feu sous ce charbon luisant ?

Liam admire ses traits fins, ses lèvres bien dessinées, pas de sourire en coin quand il dort. Il est si calme. Ses pommettes saillantes, son petit nez saupoudré de taches de rousseur, ses sourcils roux foncé, au trois quart épilés, ses longs cils épais et ses yeux en amande, le tout formant une bouille enfantine. Il observe son cou gracile sans pomme d'Adam protubérante, ses épaules minces qui se soulèvent doucement au rythme de sa respiration légère. Qu'il aimerait glisser ses mains sur ce corps imberbe !

Ses poignets délicats sont serrés l'un contre l'autre, pouces à l'intérieur des mains fermées, comme dorment les bébés.

Soudain, l'observation de Liam s'arrête sur une trace blanche à l'intérieur de l'avant bras où repose sa tête, une petite balafre plus claire. Au départ intrigué, il croit aux marques d'une tentative de suicide.

Liam a l'imagination débordante et pas forcément dans le bon sens.

Elle n'a pas l'air très vieille cette cicatrice, un an tout au plus. En y regardant de plus prêt il en voit d'autres, parfois ressemblant à des sortes de griffures ou coupures, s'agit-il de scarifications ? Il dirige son intérêt vers l'autre bras et se rend compte que les traces apparaissent également sur le dessus de celui-ci. En le détaillant davantage, il en voit d'autres, différentes, des sortes de petites cloques ou boursoufflures, certaines roses foncées, d'autres carrément violacées, elles font croire à d'anciennes petites brûlures.

Liam est navré de voir de telles blessures et cela se lit sur son visage. D'où qu'elles proviennent, il y a forcément eu douleur. Ses sourcilles se froncent.

- Mon dieu... murmure-t-il en glissant le doigt le long de l'une d'entre-elles plus profonde. Tout à son enquête, il ne s'aperçoit pas que l'objet de son inspection a rouvert les yeux.

Calme, Yann ne bouge pas un cil et ne perd rien de la démarche. Liam sursaute au moment où son regard croise le sien.

- Ha ! Tu... Tu es réveillé ! bégaie-t-il mortifié.

Yann se rassois lentement, son rictus moqueur est de nouveau là, Liam en frissonne.

- Tu veux une loupe ?

- Je suis confus, une cicatrice sur ton bras a attiré mon attention, je ne voulais pas... Au départ je me suis levé pour te proposer une infusion. Je n'avais pas vu que tu t'étais endormi. Pardon, je me sens ridicule.

Contre toute attente, son expression se transforme.  La mine fatiguée, il fait l'effort d'un vrai sourire las.

- C'est rien, j'aurais dû aller me coucher. Il se lève nonchalamment de son siège, s'enroulant dans un plaid couleur ivoire trainant sur le fauteuil, il s'apprête à monter se coucher.

- Je sais que je n'ai aucun droit de t'interroger là-dessus, je ne voudrais pas faire un nouvel impair mais c'est quoi toutes ces marques ?

Yann le fixe quelques instant avec la même douce expression avant de lui sortir à voix basse :

- Je suis obligé de répondre ?

- Non bien sûr, désolé.

- Disons juste que ce sont les risques du métier.

Il termine sa phrase par un clin d'œil et se retire dans sa chambre en silence.

*

Vers deux heures du matin, des bruits de voix réveillent Yann. Il entrebâille la porte et écoute Liam en pleine conversation.

Il n'entend pas qui est au bout du fil mais il ne tarde pas à le comprendre.

- Les risques du métier ! Nan mais il me prend vraiment pour un idiot, tu ne crois pas ?

- Je demanderais à Gabriel...

- Vraiment il va me rendre fou, je suis sérieux !

- ...

- Youzeu ?

- Je ne t'ai pas appelé pour que tu te plaignes de Yann. C'est important je ne sais plus quoi faire.

- Pardon.

- De toute façon on va en appel, il espère une remise en liberté avec mise à l'épreuve. Il pensait au départ n'avoir que du sursis. Sauf que malgré le fait qu'il n'y ait pas de preuve de sa participation active cette nuit là, il y a de toute façon "non assistance à personne en danger" puis ensuite je sais plus " complicité avec motif aggravant" ou un truc du genre...

- Le sursis a été refusé ? Il va y aller en taule ? Pas de conditionnelle ?

- Refusé oui ! Il avait peu de chance de l'obtenir en l'état, même s'il est encore mineur. Il était présent tout le temps, je l'ai reconnu formellement. Mais ils font appel, sous quel motif j'en sais rien encore.

- Le mieux serait peut-être une confrontation non ?

- Il n'en est pas question ! Pour quoi faire ? Non je vais prendre rendez-vous avec mon avocat.

- Youzeu, soit tu laisses les choses comme elles sont et il va en taule, soit tu vois avec l'intéressé ce qu'il veut. Que va faire ton avocat ?

- Laissé les choses ainsi ? Il m'a sauvé...

- Si tout le monde est au courant de son identité, tu vas le mettre gravement en danger. Cette citée c'est le ghetto !

- ...

- Tu vas devoir retourner voir le médecin qui s'est occupé de toi.

- Je n'ai jamais cessé de le voir, j'ai arrêté les séances psy c'est tout, je me contente de l'hypnose.

- Est-ce que tu prends des somnifères, des antidépresseurs ou autres choses ? Pour... heu...pour tes cauchemars ?

- Je ne suis pas comme toi, je ne me défonce pas avec la fée valium.

Liam tousse, piteux, sans pour autant répliquer. Lorsqu'il raccroche, un bruissement le prévient qu'il n'est pas seul. Il fait volte-face et aperçoit Yann au premier, tout juste en haut de l'escalier, assis par terre qui l'épie.

- Ce n'est pas très correct d'écouter les conversations privées des gens.

- Si tu ne souhaitais pas que j'entende, il fallait parler moins fort chéri, éviter de dire que je te prends pour en idiot en réutilisant une de mes phrases et préférer t'installer dans ta chambre au lieu de hausser le ton juste en bas de la mienne.

- J'oublie parfois que je ne suis plus seul. Et s'interrogeant il ajoute :

- Je me demande d'ailleurs comment c'est encore possible, on ne peut pas dire que tu passes inaperçu.

- Comment je dois le prendre ?

- Comme tu veux, ça m'est égal.

- Vraiment ?

- Écoute Yann, il est deux heures trente du mat', je suis crevé et...

- Il lui est arrivé quoi à Youz' ?

- Ça ne te regarde pas du tout.

- Ha allé, peut importe mon choux, je lui poserais la question.

- Si tu fais ça...

- Tu feras quoi ? Tu vas me virer ?

Liam marque une ride sur son front, dubitatif, il monte quelques marches puis le scrute, espérant sans doute découvrir sur son expression ce qu'il s'évertue à prouver quand il demande ça.

- C'est ce que tu cherches ? Que je te renvois dehors ? Si tu as envie de partir, je ne t'en empêche pas.

- Non, ça n'est pas ce que je souhaite, répond Yann un peu apeuré par la tournure de la conversation.

- Alors pourquoi être aussi exaspérant et tout faire pour ?

- Je ne fais pas tout pour.

- Tu veux rire ? Chaque fois tu me balances la même chose "Tu vas me virer maintenant ?" On dirait que tu n'attends que ça !

Sans qu'il ne s'en méfie, la mine de Yann se brouille.

- C'est parce que je sais que je suis limite, je connais les risques, j'ai peur.

- Limite ? Pour quelle raison tu continues dans ce cas ?

Il se contente de hausser les épaules, sans répondre. Liam fait demi-tour, redescend l'escalier.

- Je n'ai pas l'intention de te mettre dehors ! Je ne sais pas combien de fois, il faudra que je te le dise. Et ça, même si j'aimerais que tu sois un peu moins insupportable.

Yann renifle avant de répondre en se levant.

- C'est tout de même fou ça, réussir à dire à une personne qu'on "croit l'apprécier" et le trouver insupportable quelques heures plus tard.

- C'est justement parce que c'est paradoxal que je n'ose pas affirmer que je... t'aime.

Yann pèse un instant le poids du mot enfin sorti de la bouche du blond.

- J'avais bien remarqué que tu avais peur de prendre des risques, raille-t-il, satisfait.

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