Lyron vérifia que le fourreau de son épée était bien fixé contre sa hanche, puis ajusta sa cape violine. Elles étaient les symboles de ses deux vies. L’épée offerte par Selverin quand il l’avait fait chevalier. La cape offerte par Malek Mancor quand il l’avait fait Protecteur. Lyron ne concevait pas l’une sans l’autre. En ce jour, c’était peut-être ce qui lui sauverait la vie. Il l’espérait, en tout cas.
Une main plaquée sur son pansement, il se glissa dans le couloir. Son silence se mêla à celui des fantômes d’Essiel et Violetto, qui se chamaillaient en désignant une étagère débordant de poussière. Un peu plus loin, ils partageaient un rire. En bas des escaliers, il trouva leurs visages défaits, Essiel sanglotant dans les bras de l’Érudit. Lyron marqua une pause, observa la nuance dorée accrochée à leurs silhouettes. Avenir, sans aucun doute. Fallait-il renoncer pour autant ? Au-dehors, la Rochelune faiblissait afin de laisser place au bleuté de l’aurore. L’air étouffant de la nuit se chargeait d’une brise marine, comme un signe des Fondateurs. Ils l’accompagneraient jusqu’au Fort des Braves. Lyron prononça quelques mots de prière avant de s’avancer en boitant sous le regard des Dieux. Puisse Violetto lui pardonner : il devait au moins essayer.
Une foule bigarrée emplissait l’avenue, dans un flux permanent de vivants et de fantômes. Les spectres étaient toutefois plus nombreux, pesant de leur silence sous son regard. Lyron remonta les rues de Solastène en direction de la porte Nord. Il suffirait de quelques heures de marche le long de la Baie des Lumières pour atteindre le détroit. Une randonnée qu’il aurait pu éviter en récupérant Ébène aux écuries, si Violetto n’avait pas donné l’ordre aux domestiques de lui en interdire l’accès. Il faudrait négocier un cheval à la sortie de la ville pour épargner ses forces. Sa cicatrice le tiraillait et il ne savait pas combien d’hommes il faudrait affronter pour récupérer Windane. Sa magie serait-elle suffisante pour les sauver tous deux ? C’était ce qu’il espérait. Ce en quoi il voulut croire, jusqu’au moment où les spectres disparurent autour de lui.
Le fantôme d’un enfant, d’abord, courut devant ses yeux et explosa dans un nuage d’étincelles. Ses couleurs se dispersèrent, chassées par un vide qui venait à sa rencontre. Lyron tomba en arrêt, gagné par un sentiment de solitude. Il ne pensait pas ressentir un jour une telle angoisse à voir s’effacer les ombres qui le hantaient. Un flot invisible les arrachait au temps et étouffait la chaleur. Lyron frissonna sous sa cape, pivota pour chercher la cause de son malaise. Aucun vivant, aucun témoin. Les volets étaient clos, les pavés silencieux… à l’exception de ces pas qui approchaient. Il serra les doigts sur le pommeau de son épée en apercevant une cape émeraude. Son adversaire laissa tomber sa capuche pour dévoiler un visage anguleux, un cou noirci de tatouages qui remontaient en tourbillons. Ses yeux sombres, enfoncés dans leurs orbites, étaient cernés et fatigués, son crâne parsemé de cheveux pâles et rêches.
— Quel maléfice portes-tu donc, garçon ? souffla Lyron.
Le jeune homme, à peine une vingtaine d’années, s’arrêta face à lui. Les plis de sa cape émeraude dessinaient la silhouette d’une épée.
— Confondre maléfice et don des cieux… La magie-flamme vous aveugle, vieux maître.
— Sais-tu au moins à qui tu t’adresses ? Je suis Maître de la Pléiade, devin du Roi Thylmor, Élu des Fondateurs ! Qui es-tu pour t’avancer armé devant moi ?
— Un Protecteur déchu au service de l’invalide, voilà ce que tu es. Un simple caillou sur le chemin du nouveau monde.
Le Séide glissa sa main dans l’air, laissant entrevoir une lueur rouge sous le tissu. Lyron se concentra sur ses yeux, chercha à lire au-delà de ce sourire ironique qui fendait son visage émacié. Une lumière blanche l’aveugla aussitôt, chargée d’un courant électrique qui l’arracha à son esprit. Ce n’était qu’un mirage de douleur, mais c’était suffisant pour empêcher Lyron d’user de magie sur ses pensées.
— Ne crois pas que tu puisses user de tes talents contre moi, serviteur des flammes. La marque de mon Maître me protège !
Le Séide tira sur son col pour dévoiler sa nuque. Lyron écarquilla les yeux devant le tatouage incrusté dans sa peau. Des branches et des volutes encadraient des runes, pareilles à celles qu’apposaient Osmund.
— Par quel sacrilège…
Son adversaire ne le laissa pas finir sa phrase. D’un éclat de rire dissonant, il leva son épée et s’élança à une vitesse que Lyron n’avait pas anticipée. Le choc des épées résonna dans ses bras.
— Tu ne sais pas ce que tu fais, gamin, s’exclama Lyron en le repoussant. Qui que tu serves, il s’est détourné de la lumière ! Quel châtiment crois-tu que les Dieux te réserveront pour avoir attaqué un de leurs descendants ?
Le Séide recula en poussant un cri incongru. Un rire ? Lyron en profita pour attaquer à son tour, mais il ne fut pas assez rapide. L’autre esquiva sans difficulté avant de reculer d’un pas. Il ne cherchait pas à fuir, trop confiant qu’il était.
— Tu ne connais rien des Dieux ! siffla-t-il. Tu te crois Élu des Fondateurs, par ton sang, par tes ancêtres ?
Il fonça sur Lyron, plaqua son épée contre la sienne pour lui crier au visage.
— Tu n’as jamais vu leur visage, ni entendu leur voix ! Tu voulais savoir qui je suis ? Je suis Sunva, fils d’Hosgen ! Fils du dernier Dieu vivant !
Il relâcha enfin sa prise pour écarter les bras d’un geste théâtral, paumes vers le ciel. Ses poignets ! Des pierres rouges étaient incrustées entre ses veines, cerclées de sang coagulé. C’était ce qui lui donnait ce teint blême et maladif. Les talismans scintillaient faiblement, comme nourries par les flammes.
— Un démon ? souffla Lyron.
Sunva s’esclaffa.
— Es-tu donc si corrompu que tu ne peux reconnaître la pureté de mon pouvoir, vieux maître ? Je porte dans mon sang le pouvoir de mon père, je porte sur mes bras la Rochelave créée de ses mains ! Ensemble, nous éradiquerons l’illusion qui gangrène ce monde !
Le regard de Lyron passa des pierres à son visage, refusant l’évidence. La Rochelave était un talisman contre le mal. Une pierre magique sensée protéger son porteur du pouvoir de la magie-flamme. Comment aurait-elle pu effacer la lumière des Fondateurs ? Et pourtant Sunva se tenait là, au cœur de cette zone de vide, arrachant la magie à chacun de ses pas, effaçant l’avenir.
— Alors c’est pour cela que l’on t’a envoyé.
— Je n’ai pas été envoyé ! rétorqua aussitôt le Séide. Je suis ici de ma propre volonté, pour mon père !
La rage le poussa à bondir. La colère l’avait rendu moins habile et Lyron l’évita sans difficulté malgré sa douleur à l’abdomen. Il repoussa le garçon, qui perdit l’équilibre. Que lui avait-on fait pour le rendre si violent ? Il était certain qu’on l’avait endoctriné plus que de raison, jusqu’à le pousser à se croire fils d’un Fondateur. Lyron avait sous-estimé le fanatisme de ces hommes en vert émeraude. Et de penser que Windane se trouvait entre leurs mains… Il prit une longue inspiration, resserra sa poigne sur le pommeau. L’heure n’était plus à la pitié. Il tint à deux mains la garde de son épée, qu’il cala dans le prolongement de sa jambe gauche, avant de se ruer en avant pour passer à l’offensive.
Sunva se rétablissait tout juste de sa perte d’équilibre que Lyron fondait sur lui, relevant son arme d’un geste ample. Le Séide para le coup. Lyron reporta son poids vers l’avant puis leva le poing qui tenait toujours fermement la garde, en direction du visage de son adversaire. Il n’eut pas même le temps de frapper le nez de Sunva qu’il sentit une main lui agripper le poignet et freiner sa course. Avec un cri étouffé de surprise, il découvrit un sourire sur le visage du garçon.
Une vague de glace pénétrait ses muscles. Même à travers le tissu, Lyron pouvait sentir le fluide acide infiltrer sa peau, paralyser son bras, remonter jusqu’à l’épaule. La peau de sa main avait pris une teinte pâle et bleutée, une couleur de mort. Il envoya son poing gauche dans le creux du coude de Sunva et dégagea son membre engourdi avant de bondir en arrière. L’épée ne tenait plus que mollement dans sa main ankylosée. Seuls des picotements attestaient encore de la présence de son bras. Serrant sa main valide sur ses muscles frigorifiés, il réalisa que sa peau était encore chaude au contact.
— Surpris ? ironisa Sunva.
Fier de son effet, le Séide se délectait de voir l’incompréhension sur le visage de Lyron.
— Je suis descendant direct du dernier Fondateur, l’as-tu oublié ? La Rochelave ne fait qu’élargir mon pouvoir. Même sans leur aide, ta vie va et viens sous mes doigts !
Un Protecteur. Voilà ce qui causait le malaise de Lyron. Comment avait-il pu le manquer ? Ce garçon possédait un pouvoir étrange, si rare qu’il en était devenu un mythe. Lyron avait beau masser les muscles de son bras, la magie peinait à lui revenir. Sunva la lui avait volée d’un seul contact. Même si l’engourdissement n’était que temporaire, il restait dangereusement long.
— Tu comprends maintenant, pourquoi je suis bien au-dessus de vous autres, Protecteurs !
Le moindre contact avec sa peau risquait de paralyser son corps entier. Lyron prit une inspiration et songea à Selverin. Le chevalier lui avait appris, autrefois, à se battre sans magie. Il serra la main sur le pommeau pour se redonner force et attaqua à nouveau. Son bras était suffisamment puissant pour tenir l’épée, ses yeux assez vifs pour prédire les mouvements de son adversaire. Pas besoin de lire l’avenir face à un fanatique : ses gestes manquaient d’adresse et d’expérience. Lyron frappait peut-être avec moins de vigueur, mais il parvenait à le repousser.
— Et combien de temps crois-tu tenir au combat, dans ton état ?
Sunva le jaugeait d’un air mauvais, las de devoir parer les coups. Il n’avait cherché qu’à bloquer ses gestes pour attraper sa peau. Enfin, il semblait avoir repéré la faiblesse de Lyron. Le sang avait fini par suinter de sa plaie à l’abdomen. Le Séide saisit son épée à deux mains et se jeta de nouveau dans le combat. Lyron affronta les coups successifs avec toute la force dont il pouvait encore faire preuve. Le Séide attaquait sans relâche pour l’obliger à prendre appui sur son côté meurtri. Enfin, dans un dernier assaut, il projeta son arme si violemment que Lyron en perdit son épée. Sunva glissa sa lame à la base de son cou pour l’obliger à reculer. Lyron suivit le mouvement, cherchant du regard un moyen de lutter, en vain. Son épée était hors de portée, et Sunva, prudent, l’en éloignait un peu plus. Il fit un geste en avant, faisant croire à Lyron qu’il portait un coup fatal pour l’obliger à réagir. Le Protecteur ne se rendit compte que trop tard qu’il s’agissait d’une feinte. Sautant en arrière pour éviter la lame, il ressentit un éclair à l’abdomen et perdit l’équilibre. Il se retrouva à genoux au sol, face à Sunva qui le jaugeait avec un éclair de joie dans les yeux.
Était-ce ainsi qu’il devait périr ? Sous les coups d’un jeune Protecteur endoctriné par une secte de fanatiques ? En réponse, les Fondateurs lui firent revivre sa vision.
Il se trouvait au bord d’une falaise. Windane était enfin là. Elle regardait vers le ciel, cherchait un signe dans les nuages. Quand elle se tourna vers lui, ce fut pour lui offrir un sourire triste.
— Je suis restée pour toi.
Puis elle fixa un point dans son dos et poussa un cri. Lyron se retourna juste à temps pour apercevoir, au loin, les remparts d’un Fort. Au premier plan, une lumière écarlate fonçait sur lui. Un éclair rouge le transperça en plein cœur. Il cracha une gerbe de sang et s’écroula sous le regard horrifié de celle qu’il avait voulu sauver.
Il n’avait pas tenu compte de l’avertissement des Dieux et c’était là sa punition. Il avait perdu Selverin, il avait perdu Felyen, il avait perdu Windane. Fallait-il mourir en ayant conscience de ses échecs ? L’éclair rouge de sa vision n’était autre que la Rochelave au poignet de Sunva. La douleur provenait de l’épée qu’il plongeait dans son cœur. Lyron releva les yeux vers le garçon, mais ne lui offrit pas le plaisir d’implorer sa pitié. Les Fondateurs en avaient décidé ainsi. S’il fallait affronter la mort, alors il la regarderait en face.
Pardon, Windane.
— Ainsi donc, tu n’as pas peur de mourir ? lança Sunva, dont le timbre de voix trahissait l’énervement. Tu devrais, pourtant… Si ce n’est pour toi, au moins pour le sort qui l’attend, elle !
Comme il l’espérait, les yeux du Protecteur se troublèrent de peur et d’hésitation.
— Tu la reverras vite… La démone ne tardera pas à te rejoindre dans les flammes de l’autre monde !
Puis sa lame fendit l’air, droit vers son cœur. Il ne parvint pas à l’atteindre : un choc violent la lui arracha des mains. Sunva chancela, cherchant des yeux son arme tombée au sol. À peine l’avait-il repérée qu’un pied la repoussait à plusieurs mètres. Un pied nu, sali par la terre.
— Pas besoin d’attendre si longtemps.
Sunva releva les yeux et la reconnut sans l’avoir jamais rencontrée. La fille. Celle que son père avait capturé, celle qui possédait le feu du démon. Elle se tenait là, essoufflée. Vêtue de lambeaux, ses cheveux en boucles folles dans le vent, elle dressait l’épée de Lyron dans ses bras tremblants pour le protéger tout en adressant à Sunva un regard assassin.
— C’est impossible ! Tu ne peux pas échapper au Seigneur Hosgen !
— Je n’ai jamais été très douée pour rester à ma place, rétorqua Windane.
Cette arrogance ! Enragé, Sunva se jeta sur elle à mains nues. Elle eut un mouvement de recul, sans pouvoir éviter sa prise. Il serra son poignet, planta son air victorieux dans son regard surpris. Les talismans sauraient la faire taire.
Windane se contenta de pencher la tête de côté, observant son geste avec désinvolture.
— C’est une manière un peu brutale de demander ma main, tu ne crois pas ? Tu pourrais d’abord mettre un genou à terre.
Le visage de Sunva perdit tout sourire quand elle banda ses muscles pour le frapper du pommeau. Il relâcha son bras et tituba sous le choc, cherchant son arme du regard. Comment pouvait-elle riposter ? Pourquoi n’avait-il rien senti dans son poignet ? Il n’avait perçu aucune flamme. Aucune énergie. Il jura en se redressant et bondit vers son épée. Windane ne le laissa pas faire. Elle se sentait incapable de porter l’épée plus longtemps, mais elle pouvait utiliser son poids. Imitant Danakan et sa queue, elle fit tournoyer l’arme et projeta le métal contre Sunva au moment où il se penchait vers la sienne. Sa tête frappa contre le mur voisin avec une telle force qu’il s’effondra sans même un gémissement.
— J’ai appris ça d’un ami, lança-t-elle.
Puis l’arme lui glissa des mains et retomba sur les pavés, sans que Lyron eût réagi un seul instant. Était-ce ses yeux qui le trompaient ? Était-il déjà dans l’autre monde ? Il fixait sans un mot le dos de cette silhouette qu’il avait cru ne jamais revoir.
— Je suis restée pour toi, déclara-t-elle.
Puis elle se tourna et tendit la main pour l’aider à se relever.