Paroles d'heures perdues

Par Nqadiri
Notes de l’auteur : La petite fille, Rouquin et Blairounet sont 3 personnages que j'ai utilisé dans le passé pour des contes philosophiques écrits pour mes enfants. Ils sont trois parties de ma personnalité. Je les ai lâchés depuis un an, je souhaite les retrouver

Il est des jours où les horloges pleurent leurs minutes inutiles. La petite fille les ramasse, une à une, précieuses comme des diamants noirs.

Dans la rue principale, les gens marchent sans se voir. Leurs yeux glissent les uns sur les autres comme des gouttes de pluie sur une vitre. La petite fille observe leurs trajectoires soigneusement calculées pour éviter toute collision d'âmes.

Les cafés sont pleins de gens seuls ensemble. Ils partagent l'air mais pas les regards, l'espace mais pas les histoires. Leurs solitudes se frôlent sans se mêler, comme des bulles de savon qui refusent de fusionner. Les tasses refroidissent comme des promesses oubliées, pendant que les écrans brillent d'une vie par procuration.

"Pourquoi personne ne se regarde plus dans les yeux ?" demande-t-elle à l'homme assis seul. "Les yeux disent trop de vérités", répond-il en baissant les siens.

Au parc, un vieil homme nourrit les souvenirs qui viennent picorer dans sa main. "autrefois", commence-t-il, mais le vent emporte la suite de sa phrase vers d'autres oreilles qui n'écoutent plus.

Les rues s'étirent comme des rivières de regrets. La petite fille y pêche des fragments de vie : un rire abandonné au coin d'une bouche, une larme cachée derrière des lunettes noires, un rêve échoué sur un banc public.

Au jardin des possibles, elle plante des graines de peut-être. "Ce sont les dernières", explique-t-elle aux passants pressés. Mais ils préfèrent leurs certitudes en plastique, leurs vérités préemballées.

La ville respire au rythme des tramways. Inspiration : une foule s'engouffre. Expiration : des ombres ressortent, un peu plus transparentes à chaque voyage.

Dans la bibliothèque des moments perdus, elle archive nos absences :
•    Le silence entre deux "je t'aime"
•    L'espace entre deux mains qui ne se touchent plus
•    Le vide entre deux regards qui s'évitent

La nuit arrive comme une encre qui se dilue dans l'eau. Les réverbères dessinent des îles de lumière où s'échouent des ombres pressées de rentrer chez elles.

Puis les soirs tombent comme des feuilles mortes. La petite fille les ramasse, y lit nos histoires inachevées, nos amours en suspens, nos courages remis à demain.

"Que cherches-tu ?" lui demande l'oiseau de nuit. "Les morceaux d'âme que les gens laissent tomber sans s'en apercevoir." "Et qu'en fais-tu ?" "Je les garde au chaud, pour le jour où ils viendront les réclamer.

Les matins se lèvent comme des questions sans réponse. La petite fille compte les battements de cœur qui résonnent dans le béton.

Sur les écrans géants, des visages sourient sans raison. Dans leurs yeux vides, elle voit défiler nos peurs en haute définition.

"Savez-vous encore rêver ?" demande-t-elle au businessman qui court après sa propre ombre. "Les rêves ne sont pas cotés en bourse", répond-il en consultant son emploi du temps.

Dans les parcs, les enfants jouent à être grands. Leurs jeux ont le goût amer des ambitions précoces. La petite fille dessine des marelles où chaque case est un monde possible.

Les vieillards sur les bancs égrènent leurs souvenirs comme un chapelet usé. Elle s'assied parfois près d'eux, écoute les histoires qu'ils racontent au vent.

"Autrefois, les gens dansaient sous les étoiles", murmure un ancien. "Les étoiles sont toujours là", répond-elle. "Mais qui lève encore les yeux ?"

Dans les supermarchés de l'âme, on solde les derniers fragments d'authenticité. Les gens remplissent leurs caddies de bonheur en promotion, de sens en pack de six, d'amour longue conservation.

La nuit s'étale comme une tache d'encre. Au coin des rues, la petite fille allume des lanternes de peut-être. Leur lumière vacille, fragile comme un dernier espoir.

"Que vois-tu quand tu nous regardes ?" demande une femme aux yeux tristes. "Des constellations d'histoires inachevées, des galaxies de possibles endormis."

Les heures coulent entre ses doigts. Elle en garde quelques-unes dans ses poches, précieuses comme des pierres rares. Le temps a un goût différent quand on sait qu'il ne reviendra pas.

La pluie tombe sur la ville comme des larmes de verre. La petite fille tend ses mains pour recueillir les secrets que l'eau murmure.

Dans les hôpitaux, elle visite les chambres où le temps s'étire comme un élastique usé. Les malades y cultivent des jardins de patience, arrosés d'espoir et de morphine.

"Que vois-tu dans les miroirs ?" demande-t-elle à une jeune femme qui compte ses cicatrices. "Des versions de moi que je ne serai jamais." "Peut-être sont-elles simplement en train de mûrir ?"

Les immeubles se dressent comme des falaises de verre et d'acier. Dans leurs reflets, la petite fille aperçoit les fissures que personne ne veut voir : des lézardes de solitude, des craquelures d'ennui, des gouffres d'absence.

Au restaurant, les couples mangent en silence. Entre leurs assiettes, des conversations mortes s'empilent comme des feuilles d'automne. Elle ramasse leurs mots non-dits, les range dans son herbier d'instants perdus.

Pourquoi gardes-tu tous ces moments ?" lui demande un chat errant. "Parce que chacun contient un univers entier." "Et que feras-tu de tous ces univers ?" "Je les garde pour ceux qui ont oublié comment rêver."

Dans les gares, les au revoir s'accumulent comme des valises oubliées. La petite fille y trouve parfois des trésors : un dernier regard, une étreinte qui s'attarde, une promesse qui refuse de mourir.

Les saisons changent mais les gens restent les mêmes, prisonniers de leurs habitudes comme des insectes dans l'ambre. Elle seule les voit se débattre doucement contre la transparence de leurs jours.

Le ciel se déchire comme une vieille photographie. La petite fille assemble les morceaux d'un puzzle sans image.

Dans l'amphithéâtre des certitudes, les professeurs enseignent l'art d'oublier. "Voici comment effacer vos rêves", disent-ils en dessinant des équations de renoncement. Mais elle sait que certaines traces ne s'effacent pas.

Les cimetières sont pleins de temps qui ne passe plus. Entre les tombes, elle plante des graines de mémoire. "Même les pierres se souviennent", murmure-t-elle aux fantômes qui dansent dans la brume.

"Que cherches-tu vraiment ?" demande l'oiseau-temps qui niche dans les horloges arrêtées. "Le moment exact où nous avons commencé à nous perdre." "Et l'as-tu trouvé ?" "Il est partout et nulle part, comme l'amour et la peur."

Les jours s'empilent comme des assiettes sales dans l'évier de l'univers. La petite fille lave chaque instant avec soin, y retrouve l'éclat originel des possibles.
Dans sa collection grandissante, elle garde :
•    Le son d'un rire sincère entendu un mardi pluvieux
•    L'odeur du pain qui rappelle à un vieil homme son enfance perdue
•    La chaleur d'une main qui en cherche une autre dans le noir
•    Le goût salé des larmes qui ne coulent plus

Parfois, elle ouvre sa boîte à trésors et les libère dans l'air du soir. Ils s'envolent comme des lucioles, éclairant brièvement les visages des passants qui retrouvent, l'espace d'un battement de cœur, le chemin vers eux-mêmes.

"Est-ce que tout est perdu ?" demande la dernière étoile. "Rien n'est jamais vraiment perdu", répond la petite fille. "Tout est juste en attente d'être redécouvert."

La ville se replie sur elle-même comme un origami fatigué. La petite fille marche sur ses arêtes, là où le réel s'effrite.

Dans la grande galerie marchande, une femme achète des souvenirs préfabriqués. "C'est plus simple ainsi", dit-elle en rangeant ses remords dans un sac biodégradable. La petite fille voit les vrais souvenirs qui s'échappent par les trous de sa mémoire.

Les écrans des téléphones brillent comme des yeux de chat dans la nuit. Chacun y cherche une raison de ne pas regarder ailleurs, de ne pas voir les fissures qui grandissent entre les êtres.

"Qu'y a-t-il derrière les masques ?" demande-t-elle au monsieur qui collectionne les apparences. "D'autres masques", soupire-t-il. "C'est plus confortable qu'un visage." "Même quand ils deviennent trop lourds ?" "Surtout quand ils deviennent trop lourds."

Dans les salles d'attente, le temps se décompose en particules d'ennui. Les gens y vieillissent par petits bouts, perdant un rêve ici, un espoir là. Elle ramasse ces fragments, les range dans son carnet d'impossibles réalisables.

L'aube arrive comme une question sans point d'interrogation. Sur les quais du tramway, les voyageurs attendent des rames qui les emmèneront toujours au même endroit.
Dans les jardins d'enfants, les parents photographient des sourires qu'ils n'offrent jamais. La petite fille observe ces futures nostalgies numériques, ces moments déjà morts qu'on embaume de filtres.

Les écoles sont des usines à formater les rêves. "Plus petit", disent-ils, "plus raisonnable", répètent-ils. Les enfants apprennent à rétrécir leurs horizons, à tailler leurs ambitions aux dimensions d'une fiche de paie.

"Pourquoi les adultes mentent tout le temps ?" demande-t-elle au professeur de morale. "Pour mieux dormir", répond-il en effaçant ses propres questions au tableau.

Les amis se trahissent avec élégance, les familles s'évitent avec art. La petite fille collectionne ces violences polies, ces assassinats sociaux en gants blancs.

Aux terrasses des cafés, les amoureux s'exhibent pour les réseaux. Leurs baisers ont le goût fade des likes, leurs étreintes la chaleur des écrans.

"C'est quoi l'amour ?" demande-t-elle à un couple qui se photographie. "C'est quand ta photo de mariage fait plus de vues que celle de ta meilleure amie."

Dans les bureaux transparents, on cultive l'opacité. Les open spaces sont des aquariums où les requins portent des cravates. La petite fille compte les âmes qui se noient sous les néons.

"Performance", clament les écrans. "Innovation", hurlent les murs. "Disruption", psalmodient les managers en marchant sur des corps en costume-cravate.

Une femme pratique son rire pour une réunion importante. Dans le miroir des toilettes, elle répète : "Fantastique projet !" seize fois, jusqu'à ce que le mensonge sonne vrai.

"Combien coûte votre dignité ?" demande la petite fille au jeune stagiaire. "C'est inclus dans le package de fin d'année", répond-il en astiquant ses chaînes en or.

Dans les salles de sport, on court vers nulle part. Les gens paient pour simuler le mouvement, transpirent leur vide existentiel sur des machines à rêves brisés.

Les coachs de vie vendent des formules magiques : "Soyez vous-même, mais en mieux" "Vivez vos rêves, mais pas trop" "Respirez profondément, ça remplace le sens"

Au rayon bonheur du supermarché, les gourous en solde promettent l'éveil spirituel en trois séances. La petite fille observe les clients qui empilent du zen préemballé dans leurs caddies.

"C'est quoi le but de tout ça ?" demande-t-elle à l'influenceur qui monétise son authenticité. "D'avoir assez de followers pour ne plus avoir besoin d'être soi."

Dans le métro aux heures de pointe, les cercles de l'enfer se superposent. La petite fille regarde les damnés volontaires s'entasser dans les wagons surchauffés.

Premier cercle : les cadres hypnotisés par leurs écrans, dansant la valse des emails urgents. Leurs doigts tapotent des réponses à des questions que personne n'a posées.

Deuxième cercle : les influenceurs qui se filment en train de se filmer en train de se filmer. Leurs sourires sont des fractales de vide, se multipliant à l'infini dans le miroir des likes.

"Combien d'enfers peut-on empiler ?" demande-t-elle au contrôleur des abîmes. "Autant qu'il y a d'échelons sur l'échelle sociale."

Troisième cercle : les traders de bonheur virtuel, spéculant sur le cours des émotions. Dans leurs tours de Babel en verre, ils transforment les larmes en dividendes.

Quatrième cercle : les architectes du désespoir, construisant des open spaces où même les plantes en plastique se suicident. L'air conditionné y souffle des rêves préfabriqués.

Au plus profond, là où même Dante n'osait regarder, les experts en optimisation du vide tiennent conférence. Ils mesurent le rendement du néant, calculent la rentabilité du désespoir.

La petite fille voit les âmes qui fondent comme des glaces au soleil, leurs couleurs se mélangeant en une boue grise parfaitement instagrammable.

Au fond du dernier cercle, là où même les ombres ont renoncé, la petite fille trouve une fleur qui pousse dans une fissure du béton. Personne ne l'a programmée. Personne ne l'a autorisée.

Dans la salle de réunion, un homme craque soudain. Il dessine des oiseaux sur les graphiques de croissance, transforme les camemberts en soleils. Ses collègues appellent la sécurité. La petite fille vole ses dessins avant qu'ils ne les effacent.

"Qu'est-ce qui ne va pas chez eux ?" demande le patron en cuir vegan. "Ils commencent à se souvenir", murmure-t-elle.

Les enfants du quartier inventent un jeu sans règles ni gagnants. Les parents paniquent - comment noter une performance sans métriques ? Les psychologues d'entreprise sont appelés en urgence.

Dans le métro, une femme se met à chanter. Pas pour son compte TikTok. Juste comme ça. Sa voix fêle les écrans des téléphones. Quelques larmes réelles coulent, abîmant le maquillage des certitudes.

"C'est contagieux", s'inquiète le Ministre du Contrôle Qualité des Âmes. "Comme l'espoir", répond la petite fille en semant des graines de chaos dans les jardins municipaux.

Un vieillard refuse son traitement de jeunesse éternelle. Il revendique ses rides comme une carte de ses voyages intérieurs. On le déclare malade d'authenticité.

"Tendance : la révolution intérieure", annoncent les magazines. La petite fille regarde les influenceurs vendre du chaos en édition limitée.

Le cri de la femme du métro devient une sonnerie de portable. On commercialise des larmes authentiques en spray, le vieillard rebelle fait la une de Vogue Senior. Ses rides sont maintenant une marque déposée.

"Soyez unique, comme tout le monde", proclament les panneaux publicitaires. Des startups proposent des abonnements à la désobéissance, des box mensuelles de rébellion sur mesure.

Dans les cafés branchés, on boit des "Latte Révolution" à 15 euros. Les clients postent des selfies avec leur mousse en forme de poing levé. Hashtag "RebelWithoutLikes".

"Regardez comme ils transforment tout en spectacle", soupire un arbre. "Même la fin du monde est devenue une opportunité marketing", répond la petite fille.

Les enfants sans règles sont maintenant une marque de vêtements. Leur jeu incompréhensible est devenu une application qui rapporte des millions. Plus personne ne joue vraiment.

La fleur dans le béton a son compte Instagram. Des influenceurs viennent prendre des photos avec elle jusqu'à ce qu'elle meure, étouffée sous les filtres.

On vend maintenant des stages de "désapprentissage authentique" dans des hôtels cinq étoiles. La petite fille observe les cadres qui paient pour réapprendre à pleurer, en leasing sur 24 mois.

Le vide devient une marque de luxe. "Nothing™, par Calvin Klein". Les gens font la queue pour acheter des boîtes d'absence certifiée, des flacons d'air non respirable.

"Comment vendre sa dépression en NFT ?" titre Forbes. Un trader transforme ses attaques de panique en cryptomonnaie. La côte du désespoir n'a jamais été aussi haute.

Netflix lance une série sur la femme qui chantait dans le métro. Trois actrices se suicident en essayant d'atteindre son niveau d'authenticité. Les audiences explosent.

"La révolution sera sponsorisée", annonce TikTok. "Ou ne sera pas", complète Instagram. "Ou sera en streaming", conclut Amazon Prime.

Les enfants rebelles d'hier portent maintenant des costumes. Ils donnent des conférences TEDx sur "Comment monétiser sa rage contre le système". La petite fille compte les euros qui tombent de leurs mots creux.

Dans les rues, des robots manifestent contre l'authenticité humaine. Leurs slogans sont déjà des memes. Leurs revendications font le buzz.

Le Système porte un costume sur mesure en anxiété pressée. Il invite la petite fille dans son bureau au dernier étage du vide.

"Nous pourrions te donner ta propre ligne de produits", propose-t-il. "La Mélancolie by Little Girl. Des larmes en édition limitée. Des soupirs numérotés."

La petite fille regarde à travers lui. Dans sa transparence, elle voit des milliers d'écrans qui diffusent des vies en streaming.

"Imagine", poursuit-il, "ta solitude deviendra virale. Ton regard triste, une franchise mondiale. Nous vendrons des peluches à ton effigie dans les magasins de désespoir."

Les murs du bureau transpirent des algorithmes. Des âmes reconditionnées servent le café. Le sucre a le goût des rêves broyés.

"Tu es notre dernière authenticité", susurre le Système. "La seule qui nous échappe encore. Nous te ferons reine de l'éphémère."

Dans sa poche, la petite fille serre les derniers fragments de vrai qu'elle a collectés. Ils brûlent comme des étoiles mourantes.

"Regarde ce que nous avons fait des autres", dit-il en ouvrant des écrans holographiques. Les rebelles d'hier vendent du dentifrice. Les poètes font de la pub pour des banques. Les révoltés animent des séminaires de management.

La petite fille regarde par la baie vitrée. En bas, la ville pulse comme un organe malade. Des millions d'écrans clignotent au rythme des cœurs artificiels.

"Nous avons déjà déposé des brevets sur tes gestes", continue-t-il. "Ta façon de pencher la tête sera bientôt une marque déposée. Tes silences, une expérience premium."

Dans l'air climatisé, des drones influenceurs bourdonnent, prêts à capturer l'instant où tout sera enfin vendu.

"Même ton refus nous rapportera", sourit le Système. "La dissidence est notre meilleur business model. La résistance, notre marché le plus profitable."

La petite fille sort de sa poche un petit morceau de temps volé. Il bat encore, comme un cœur d'oiseau.

"Nous transformerons ça en montres de luxe", dit-il en tendant la main. "En NFT temporels. En options sur le futur."

Les murs du bureau se rapprochent, tapissés d'écrans qui diffusent déjà sa future déchéance en direct.

"Tu parles trop", lance une voix rousse depuis l'ombre. Le renard taquin se glisse entre les algorithmes comme une ligne de code errante.

"Encore des chiffres qui prétendent tout comprendre", soupire Blairounet, émergeant de sous le bureau en époussetant son pelage gris de poussière d'étoiles.

Le Système fronce ses écrans. "Des personnages non rentables. Des métaphores sans potentiel viral."

"On nous a déjà proposé des rôles chez Disney", ricane le renard en jonglant avec des morceaux d'âmes perdues. "Trop cucul. Pas assez de sang."

"La vraie poésie ne se vend pas", murmure Blairounet en traçant des vers dans la poussière digitale. "Elle se glisse entre les pixels de vos écrans."

La petite fille sent son cœur s'alléger. Ses deux amis, le rusé et le sage, venus des contes qu'on ne raconte plus.

"Vous ne pouvez pas exister", proteste le Système. "Nos études de marché..." "C'est ça le problème avec tes études", coupe le renard. "Elles oublient toujours de compter l'impossible."

Blairounet pose une patte sur l'épaule de la petite fille. "Nous avons trouvé quelque chose que tu devrais voir..."

"Il y a quelqu'un qui comprend encore la valeur du silence", dit Blairounet en guidant la petite fille vers une fissure dans l'algorithme.

"Un fou qui écrit sans compteur de vues", ricane le renard en sautant entre les pop-ups publicitaires.

Le Système tente de les suivre, mais ses capteurs ne détectent que du vide rentable.

Dans un café ancien, où le temps coule encore à sa propre vitesse, Noureddine observe le monde derrière sa tasse fumante. Ses yeux reflètent mille histoires non monétisées.

"Ah, voilà mes personnages échappés", sourit-il. "Je vous cherchais." "Menteur", lance le renard. "Tu sais bien qu'on n'était jamais vraiment partis."

La petite fille regarde cet homme qui tisse des mots comme d'autres respirent. Dans ses poches, elle sent ses collectes de moments vrais qui vibrent doucement.

"Le Système veut m'acheter", murmure-t-elle. "Bien sûr", répond Noureddine. "Il veut tout acheter. Même les questions sans réponses. Même les doutes. Même cette conversation."

Blairounet sort un carnet usé. "Il veut transformer nos errances en parcours optimisés.

Noureddine regarde sa tasse vide comme un oracle épuisé. Ses mains tremblent légèrement sur la table ébréchée.

"Je ne sais plus écrire la vérité", avoue-t-il. "Les mots glissent comme du plastique. Même mes rêves sont formatés en 16:9."

Le renard pose sa queue rousse sur les mains tremblantes. "Tu nous as créés plus vrais que ce monde. C'est pour ça qu'ils nous veulent tant."


"Les algorithmes me proposent des fins alternatives", murmure Noureddine. "Des happy ends rentables. Des tragédies qui font le buzz."

La petite fille sort de sa poche un morceau de temps pur, non contaminé. Elle le pose doucement sur la table, entre les taches de café et les rêves échoués.

"J'ai besoin de vous", souffle Noureddine. "De ta collection d'instants vrais", dit-il à la petite fille. "De ton ironie mordante", au renard. "De ta poésie sans filtre", à Blairounet.

"Le monde est devenu une parodie de lui-même", poursuit-il. "Même la mélancolie est devenue une stratégie marketing. Même le désespoir a son hashtag."

"Et tu crois qu'on peut encore sauver quelque chose ?" demande Blairounet en essuyant une larme avec sa patte grise.

"Je suis en panne", dit simplement Noureddine. "Comme une vieille machine à rêves."

Le renard vole un sucre et le croque bruyamment. "En même temps, tu passes tes journées à scruter des écrans qui te renvoient ta propre image."

La petite fille observe les cernes sous les yeux de son créateur. Des cernes qui racontent des nuits à chercher les mots justes dans un monde de phrases préfabriquées.

"Le problème", marmonne Blairounet en reniflant son café, "c'est que tu réfléchis trop. La poésie n'est pas un plan marketing."

"Je voulais écrire quelque chose d'important", soupire Noureddine. "Important pour qui ?" lance le renard. "Les compteurs de likes ?"

La petite fille pose sur la table ses collections de moments volés. Des fragments de vie vraie brillent doucement entre les miettes de croissant.

"Peut-être qu'il faut juste regarder", dit-elle. "Comme avant. Quand tu nous as imaginés."

"Sans faire semblant d'avoir des réponses", ajoute Blairounet. "Sans essayer d'être plus malin que le monde", renchérit le renard en volant un autre sucre.

"Tu nous as créés parce que tu voyais des choses que les autres ne voyaient pas", dit la petite fille en traçant des cercles invisibles sur la table.

"Maintenant tu essaies de voir ce que tout le monde regarde", ricane le renard. "Passionnant comme une mise à jour sur ton mobile."

Noureddine esquisse un sourire. Ses personnages le connaissent mieux que ses algorithmes de suggestions personnalisées.

"La dernière fois que tu as écrit quelque chose de vrai", médite Blairounet, "c'était quand tu as raté ton train et que tu as regardé la pluie."

"Les gens pressés", ajoute la petite fille, "les parapluies nerveux, les flaques qui avalaient le ciel..."

"Et moi qui volais des sandwichs pendant que monsieur philosophait", s'amuse le renard.

Un serveur passe, ignorant ces clients improbables. Dans son oreillette, une voix lui dicte son quota de sourires horaire.

"Le monde est devenu absurde", dit Noureddine. "Il l'a toujours été", répond le renard. "C'est toi qui essaies d'être raisonnable. Quelle déception."

Le "Et si on retournait voir le Système ?" propose le renard avec un sourire en coin. "J'ai une idée tellement stupide qu'elle pourrait marcher."

La petite fille sort de ses poches tous ses instants volés. Ils flottent au-dessus de la table comme des lucioles désorientées.

"On pourrait lui montrer", dit Blairounet, "ce qu'il ne peut pas calculer."

"L'incalculable", murmure Noureddine, retrouvant une étincelle dans le regard. "L'impossible à monétiser."

Dans le café, le temps hésite. Les horloges numériques clignotent, indécises.

Ils se lèvent tous les quatre. La petite fille avec ses collections d'instants, le renard avec son sourire impossible, Blairounet avec ses poèmes invendables, et Noureddine avec ses mots retrouvés.

"Au fait", lance le renard en poussant la porte, "tu sais pourquoi tes derniers textes sonnaient faux ?" "Parce que tu essayais d'écrire la fin avant de vivre l'histoire."

Les rues les avalent. Quelque part, le Système les attend, sûr de son pouvoir, ignorant encore qu'il existe des choses qui échappent à ses calculs.

Des choses comme une petite fille qui collectionne des moments perdus, un renard taquin, un blaireau poète, et un auteur qui réapprend à regarder.

La petite fille pose un dernier fragment de temps sur le bureau chromé du Système.

Le renard sort un sandwich volé de sa queue rousse. "Tu veux une bouchée ?"

Le Système hésite, ses algorithmes s'emballent. "Vous ne comprenez pas... Je dois tout contrôler..."

"C'est ça ton problème", dit Blairounet. "Tu veux contrôler même ce qui n'existe pas encore."

Noureddine regarde par la baie vitrée. En bas, la ville continue sa course folle. Rien n'a changé. Tout est différent.

"On y va ?" demande la petite fille.

Ils sortent, laissant le Système seul avec le fragment de temps. 
Un instant si pur qu'il fait pleurer les écrans.

Dans la rue, le renard vole une pomme. 
Blairounet écrit un haïku sur un mur.
La petite fille ramasse une larme toute neuve. 
Noureddine observe, simplement.

Le monde continue de vendre du vide. 
Mais certains savent encore où trouver le vrai.

Il suffit de regarder là où personne ne regarde. 
Dans les angles morts des caméras de surveillance. 
Dans les secondes entre deux notifications. 
Dans le silence entre deux mensonges.

C'est là que tout commence. 
Toujours.

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