Épicure est réveillée par les rayons du soleil pâle sur son visage. Elle soupire profondément, pivote en position assise et se hisse difficilement sur ses pieds. Elle regarde autour d’elle et constate que ses parents sont déjà levés. Leur lit, impeccablement fait, se résume seulement, tout comme le sien, à un tas de paille et à une couverture miteuse.
La jeune fille franchit la mince cloison qui la sépare de la petite cuisine et du séjour spartiate. Dans la lumière encore ténue du matin, sa mère et son père s’activent à remplir leur panier. Sa mère pose une moitié de pomme devant elle et lance :
- Dépêche-toi d’aller récolter tes fruits et légumes, on part pour la Contrôlerie dans deux minutes.
Soupirant une seconde fois, Épicure se dirige vers le jardin à l’arrière de leur maison. Là se trouve un petit carré de terre sèche où se dressent péniblement trois plants de pommes de terre, trois pommiers et trois plants de courgettes. Elle se rend auprès des cultures qui entourent un panneau affichant la lettre « E » et récolte le résultat de son travail : dix-sept pommes, quinze pommes de terre et huit courgettes.
J’en aurai pas assez pour sept jours, pense la jeune fille. Je vais encore devoir me rationner. Dire qu’ils vont encore nous filer que dalle de blé, ces radins… Et pour couronner le tout, pas question de compter sur mes parents pour partager évidemment...
Puis, voyant les deux adultes sortir de leur hutte en terre et s’éloigner, elle fourre ses biens dans son sac et les rejoint au pas de course. Ils marchent comme des automates pendant dix minutes, durant lesquelles aucun ne parle. Ils ne sont pas vraiment proches, malgré les Conseils qui encouragent la solidarité familiale. Mais Épicure n’a jamais été une enfant facile et, très tôt, elle a préféré l’indépendance vis à vis de ses parents. C’est bien en un sens, car les Conseils encouragent également cet état d’esprit autonome, mais seulement à partir de dix-huit ans. Et Épicure n’en a que quinze.
Une fois devant la Contrôlerie, une vaste place d’herbe jaunie où se dressent quelques vieilles tables bancales en bois, les parents de la jeune fille se dirigent vers un guichet au fond de la place tandis qu’elle se rend à un semblant de bureau affichant les mots « Guichet des 15-20 ans ». S’y tiennent en file indienne quelques adolescents ou jeunes adultes. Ne voyant aucune connaissance à elle, Épicure se range dans la queue, tête baissée, la relevant de temps à autre pour sourire aimablement à ses voisins de village. Elle aimerait ne pas être obligée de feindre l’enthousiasme quand elle est en public ; hélas, les Conseils encouragent aussi la courtoisie, alors elle n’y coupe pas. Elle sait pertinemment qu’il serait mal vu de ne pas respecter les principes de sa société, alors avec le temps, elle a appris à esquisser des sourires convaincants. L’heure avance, les personnes dans la file aussi. Enfin vient son tour, au bout de trois quarts d’heure, peut-être.
Un homme entre deux âges griffonne rapidement des chiffres et des noms sur une ardoise rayée à l’aide d’une craie fatiguée. Il ignore Épicure pendant quelques secondes, ajoute un point final à sa phrase d’un geste satisfait et relève la tête vers elle. D’une voix mécanique, il débite le discours qu’il connaît par cœur à force de le répéter depuis le début de la journée :
- Mademoiselle, contrôlons votre production pour la semaine. La limite est de vingt-et-une pommes de terre, quatorze courgettes et de vingt-huit pommes. Montrez-moi donc ce que vous avez là.
Épicure renverse le contenu de sa corbeille sur la table. Les aliments tombent dans un bruit sourd, au milieu d’une cascade de terre. Le Contrôleur époussette machinalement son bureau et son bout d’ardoise, puis compte les fruits et légumes.
- Quinze pommes de terres, huit courgettes et dix-sept pommes. Votre nom ?
- Épicure.
Le contrôleur n’ajoute rien et lui tend sa ration de blé accompagnée de douze œufs. Épicure fourre la petite bourse de céréales dans la poche de son pantalon élimé, coince délicatement le reste de son butin sous son bras, rassemble sa récolte dans son panier et tourne le dos au guichet. Ses parents sont probablement déjà partis travailler pour les services publics.
La jeune fille regagne sa demeure sans croiser personne et, une fois seule chez elle, le rideau d’entrée bien rabattu, elle pousse de nouveau le plus profond soupir dont elle est capable. Elle en réprime un énième en pensant qu’à présent, elle doit aller en cours. Non qu’elle n’apprécie pas son niveau de vie, car sur ce plan, tout le monde est égal. Le fait est qu’elle ne supporte plus cette routine laborieuse, ces récoltes maigres et insuffisantes, cet optimisme béat auquel les Conseils les poussent en permanence. Pourquoi devrait-elle se rationner ? Pourquoi devrait-elle respecter une limite de production qui la laisse sur sa faim à chaque repas ? Et pourquoi semble-elle être la seule à se faire ce genre de réflexion ? Est-elle la seule à en avoir assez ?
Épicure s’allonge sur son lit, d’un inconfort auquel elle ne s’est jamais vraiment habituée, bien qu’elle n’ait connu que cela dans sa vie. Elle sait que sa société a de bonnes raisons d’instaurer de telles règles, si strictes, que c’est pour éviter aux hommes de retomber dans la surconsommation et l’excès qui régnait dans le monde avant l‘Effondrement. Mais malgré elle, la jeune fille ne peut s’empêcher de penser que la vie d’autrefois devait être plus facile. Elle repense souvent à ce clan dont on leur parle à l’école : les Autruches, des sauvages vivant au-delà des frontières de son village, qui n’ont pas évolué et s’accrochent farouchement à la manière de vivre de leurs ancêtres. Et quand bien même les adultes ne cessent de répéter combien détestables sont les Autruches, elle se demande si tout ne serait pas différent si elle faisait partie des leurs.
Perdue dans ses pensées, Épicure n’a pas vu le temps passer et elle se rend compte qu’elle est en retard pour ses cours. Elle se dépêche de ranger son panier, prend une pomme dans le tas et l’enveloppe dans un baluchon en toile avec son ardoise et un bout de craie taillé en pointe. Puis elle balance le sac par-dessus son épaule et fonce vers le rideau d’entrée. Juste avant de sortir, la jeune fille aperçoit sur la table du séjour une ardoise sur laquelle sont gribouillés en lettres capitales ces quelques mots :
N’oublie pas de ramener la réserve d’eau pour aujourd’hui.
Épicure note la requête dans un coin de sa tête puis s’élance vers son école. Ses sandales de paille font voleter la poussière autour d’elle alors qu’elle court, et le temps d’arriver à destination, son visage en est couvert.
Elle entend alors la grosse cloche que l’instructeur fait retentir pour marquer le début des cours, et Épicure s’aligne dans le rang tout en essuyant la terre qui la recouvre avec sa tunique usée, autrefois blanche.
La dizaine d’élèves de son niveau s’assied à même le sol caillouteux de la cour. En été, pas question de s’enfermer. Épicure se place à côté d’Arthur et d’Eco, ses amis depuis plusieurs années déjà. En silence, ils écoutent débuter leur cours de langue. Cette séance est notamment consacrée au lexique propre à leur société : Contrôlerie, Autruche…
- Les Autruches renient nos principes économes. Ils sont un concentré de vices : fourbes, perfides, sournois, méchants et voleurs, ils sont prêts à tout pour vivre dans une opulence malsaine… explique l’instructeur.
C’est là la première heure de leur journée d’école, qui dure six heures en tout. La deuxième période est consacrée aux mathématiques. Épicure n’a aucune difficulté avec cette matière car les énoncés sont simples à souhait : Mme Frugale mange en moyenne 3 pommes de terre par jour en semaine, et deux par jour le week-end. Ce lundi, elle ramène 18 pommes de terre à la Contrôlerie. Sachant que sa fille lui offre deux pommes de terre par semaine, et que Mme Frugale fait toujours malencontreusement tomber une pomme de terre dans le compost en rentrant de la Contrôlerie, aura-t-elle assez de pommes de terre pour cette semaine ?
La troisième période est réservée aux recettes nourrissantes et complètes que les futurs adultes peuvent cuisiner avec leurs récoltes, ainsi qu’aux méthodes de jardinerie qu’ils doivent pratiquer : un peu de compost et un peu d’eau chaque jour, et bien évidemment la même quantité pour chaque plan.
La quatrième traite de leur histoire : D’avant l’Effondrement jusqu’à nos jours, c’est-à-dire comment vivait-on autrefois, l’Effondrement et ses conséquences, l’opportunité que cela a offert aux hommes de se reconstruire d’une manière respectueuse de l’environnement et des ressources de la nature. On y parle également de ceux qui ont quitté le droit chemin pour rejoindre les rangs des Autruches et des malheurs qui leur sont arrivés.
La cinquième heure aborde l’éducation morale et civique dans la société actuelle : les règles à respecter, les risques encourus en cas de déviance, le code de bonne conduite…
Enfin, la journée se clôture par une heure d’entretien physique intensif, durant laquelle les élèves doivent repousser leurs limites en pleine canicule l’été, et dans un froid glacial l’hiver.
En effet, comme l’ont fait constater les instructeurs aux élèves, l’arrêt des activités produisant des gaz à effet de serre n’a pas suffit à stopper l’inexorable réchauffement et le dérèglement climatique. Le processus avait déjà été lancé bien avant l’Effondrement et le point de non retour avait été dépassé depuis longtemps.
Vers quinze heures, après plusieurs séries de gainage, de renforcement musculaire et d’exercices de respiration, Épicure sort exténuée de l’établissement avec Arthur et Eco. Après une journée éprouvante, la jeune fille aurait souhaité pouvoir passer un peu de temps avec ses amis en dehors des cours, mais ces derniers, fidèles au règlement, rentrent rapidement chez eux pour entretenir leurs plantations.
Résignée, Épicure se décide à en faire de même. Je devrais suivre leur exemple, si je veux cesser de me rationner. Il faut que je sois plus sérieuse, plus rigoureuse… Mais à quoi bon puisque je sais que je ne mangerai jamais à ma faim si j’obéis aux règles des Conseils ? Quel droit ont-ils d’affamer la société, sous prétexte que nos aïeux surconsommaient ? Ce ne sont pas nos erreurs, et nous devons tout de même en payer le prix. Et nom d’un criquet ravageur, pourquoi diable personne ne semble partager mes préoccupations ?
Avant de rentrer chez elle, Épicure marque un arrêt devant la Source et se saisit des seaux entreposés sur l’emplacement au nom de sa famille. Elle remplit le premier, qui porte l’inscription : « Besoin d’hydratation 5 litres », puis remplit de cinq litres chacun des trois autres récipients destinés à l’hygiène. Enfin, elle charge encore trois seaux de même volume pour l’arrosage. La jeune fille les hisse sur une brouette tremblotante et regagne son domicile.
Ses parents ne sont pas encore rentrés. Elle prend donc le temps de s’affaler sur son lit en dégustant un quartier de pomme. Lasse, elle se lève et décide de préparer son repas. Épicure n’a jamais été très douée pour la cuisine, alors elle se contente de faire cuire ses pommes de terre avec le four solaire familial. Celui-ci, composé d’une parabole de métal réfléchissant terni par les années, fonctionne grâce au rayonnement solaire. La chaleur engendrée est concentrée en un point précis où est placée la casserole. La jeune fille prépare également un plat de courgettes avec un œuf et un peu de blé moulu en farine, agrémenté de la maigre réserve d’arômes qu’elle ramasse occasionnellement sur le bord du chemin. Puisque personne ne semble les convoiter, autant ne pas les gâcher, se répète Épicure. Et tant pis pour l’interdiction des Conseils qui partent du principe que dans la mesure où il n’y en a pas assez pour tout le monde, personne ne doit se servir et profiter là où d’autres n’ont pas cette chance.
Épicure sait néanmoins que son raisonnement subversif lui vaudra un jour des ennuis. Mieux vaut ça que se laisser bourrer le crâne de principes insensés…
Je vous félicite pour ce premier chapitre très réussi !!!
Cette histoire m'a captivée dès le premier chapitre et est riche en vocabulaire.
C'est très agréable à lire et l'histoire est passionnante !
J'ai hâte de lire la suite,
Bonne continuation !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre.
L'environnement d'Epicure est très bien décrit et on comprend bien pourquoi elle se révolte.
A sa place, j'aurais fait pareil !
Je trouve que tu as une très belle plume et je t'encourage à continuer.
Bravo !
Je suis contente que tu te sois mise à la place du personnage, c'est intéressant de connaître l'avis du lecteur.
J'espère que les prochains chapitres te plairont autant !
Le fonctionnement du monde après l'effondrement est très bien expliqué et je le trouve plutôt réaliste.
J'ai hâte d'en savoir plus sur ceux qui se rebelles contre le Conseil et quel sont leurs objectifs!
J'attends avec impatience la suite!
Je posterai bientôt la suite, j'espère qu'elle répondra à tes attentes.
J'ai beaucoup aimé ce premier chapitre !
J'adore l'idée qu'à notre époque, certains se dressent contre la surconsommation et luttent pour la décroissance, pour éviter un effondrement, et que, dans ton texte, l'histoire se répète : après que l'équité et la décroissance aient été instaurés, certains veulent une nouvelle croissance. Ça donne un effet de serpent qui se mort la queue, j'aime beaucoup.
À bientôt !
Contente de te retrouver pour ce premier chapitre !
J'espère que tu aimeras la suite :)
On voit la parallèle entre les Autruches, ce peuple dit primitif et l'autruche, l'animal.
On se demande s'il y aura un rapport, mais je pense vraiment que oui !
En tous cas, j'ai hâte de lire la suite !