Elle était assise au milieu du cimetière, une robe blanche comme une fleur funèbre autour d’elle. Des cheveux noirs serpentaient sur sa nuque, son dos, ses jambes, et s’enroulaient aux cailloux et aux herbes. L’aube jetait une lumière douce sur sa peau pâle et caressait les coquelicots reposant sur ses genoux. Elle chuchotait – un murmure comme une goutte de rosée.
Cette silhouette avait retenu son regard, mais ce n’était sûrement qu’une femme se recueillant. Irrlicht se courba à nouveau sur la ficelle d’eau et but ; il avait vidé sa gourde durant la marche. Il devait s’arrêter dans ce village ou peut-être le prochain. Il s’étira avec un sourire satisfait. Si le hâle et la fatigue le vieillissaient, on voyait autour de ses traits et de ses yeux l’enfance qui s’éteignait à peine. Un béret effiloché assombrissait ce visage juvénile, mais n’effaçait pas la myriade de taches de rousseur. Une feuille morte vogua avant de caresser le sol.
L’apparition dansait devant sa rétine comme une tache de soleil noirâtre. Elle marchait pieds nus sur les sentiers moussus. Quelques cailloux accrochaient sa robe d’un blanc fade dont le tissu était rapiécé de carrés bleu ciel. Un seul gant, troué, entourait sa main ; l’autre était nue, rougie, écorchée ; elle serrait les fleurs dans ses paumes. Le plus impressionnant restait sa chevelure noire qui léchait le sol. Celle qu’il avait pris pour une femme était en réalité une jeune fille frêle et livide, aérienne.
- Hé ! Bonjour ! Comment tu… qu’on vous nomme ? lança Irrlicht.
Elle était à une douzaine de pas ; il la vit sursauter. Elle lâcha les derniers coquelicots – tous les autres avaient goutté devant les tombes. Le jeune homme déglutit.
- Bonjour, reprit-il plus doucement, je… j’m’appelle Irrlicht.
Et il mit une main sur son torse.
- Lumerelle, chuchota-t-elle à demi-retournée.
Et le vent emporta sa voix jusqu’au voyageur.
- Enchanté… ! Je voulais savoir si…
Elle s’approcha si rapidement que le jeune homme recula du muret. Des points de soleil filaient dans son immense chevelure sombre, picotaient sa peau, scintillaient aux boucles de ses oreilles, surgissaient sur la croix de son pendentif et se blottissaient dans ses yeux. Ses yeux d’un clair violent dont le bleu se diluait sur ses joues en cernes.
- Si… ?
- Si vous connaissez un endroit où je pourrais bosser.
- Au Bourg des Coquelicots ?
- C’est le nom du village ?
Elle hocha la tête et s’assit sur une tombe. Ses cheveux touchaient encore le sol, embroussaillés de feuilles, brindilles et pétales.
- Je sais pas.
Elle ne le regardait pas dans les yeux. Son regard s’échappait derrière et devant lui, comme si elle percevait d’autres dimensions auxquelles il ne faisait pas parti.
- Vous êtes réelle ? demanda-t-il brusquement.
Il baissa les yeux et se frotta le bout du nez. Elle avait les pieds nus, délicats, poussiéreux et rayés d’écorchures.
- Je sais pas… T’as qu’à demander à cette personne pour le travail. Moi, je sais pas.
Elle indiqua une femme qui poussait le portail noir. Quand il se retourna, Lumerelle courait dans le champ attenant au cimetière. Le Bourg des Coquelicots se dressait au-delà du champ entre de nobles pics et des bâtiments serrés. Il y régnait un calme plat. Peut-être était-ce parce que c’était l’aurore, mais il semblait à Irrlicht qu’il venait d’entrer dans un lieu étrange, chargé comme la mélodie d’une boîte à musique.
- Excusez-moi ! Est-ce que vous savez où j’peux trouver du travail ici ? Enfin, je veux dire… au Bourg des Coquelicots. Oh, et bonjour…
La femme marchait lourdement, deux nattes s’envolant avec peine de ses épaules à chaque pas. Il aperçut les chrysanthèmes entre ses mains potelées.
- Oh, mais vous êtes… occupée…
Il rougit. Il retira son béret, découvrant ainsi un crâne ruisselant et presque chauve.
- Deux p’tiotes secondes. Attends que j’pose ça, dit la femme en indiquant son pot de fleurs d’un mouvement de menton.
Elle se dépêcha sur les cailloux qui craquèrent, et s’arrêta devant une tombe minutieusement propre mais terriblement impersonnelle. Les chrysanthèmes furent calés contre un petit ange blanc, et la femme revint. Elle essuya un peu de terre sur sa salopette rose. Elle avait un visage rond, plein de bonne humeur et une bouche débordante, prête à déverser anecdotes et commérages.
- Hé ben, y’a p’t’être du boulot à l’auberge, qui sait ? Pis les richous – elle dit ça avec un accent de raillerie et ses pommettes rebondirent – se grognent qu’y a pas d’réveilleurs.
- Des réveilleurs ?
- Ouais, tu prends un bout d’bois et tu frappes à l’carreau d’la piaule d’un gars qui sait pas s’réveiller tout seul, à l’heure qui veut. Pis, il t’donne des sous, quoi. C’est tout con, hein ?
Ses bras se balançaient à droite, à gauche, s’arrondissaient et se pliaient à mesure qu’elle parlait.
- Et vous savez où je peux dormir ? continua Irrlicht.
- Vingt diou ! Pauv’ gars, les gens d’ici sont pas trop généreux pour des…
- Voyageurs.
- Ouais, des voyageurs comme toi, dont sait pas où. L’prends pas mal, ‘tit gars, c’est qu’l’année passée, des galopins ont s’mé la terreur. Ils pillaient ! Mais on n’avait jamais zieuté ça… L’a fallu utiliser les grands moyens, t’sais. Bon, on s’méfie, m’tenant.
- Je vois… souffla Irrlicht. Il y a un autre village pas loin ?
- Hou bah ! Une trotte, tout de même. Si vous y allez à pattes, vous en avez ben pour trois jours.
- Trois !
- Hé oui ! Mais tout d’même, on a tout ici. C’est une p’tite ville, crois-moi. Une ville à taille humaine, comme on dit.
Irrlicht remercia la femme et reprit son sac. Il n’avait pas assez d’argent pour acheter le nécessaire pour vivre trois jours seul. Il fallait travailler. Il quitta alors le sentier pour s’approcher du centre du Bourg des Coquelicots.
Ses chaussures foulèrent la poussière jaune puis les pavés. Les semelles semblaient s’en détacher à chaque instant, et le pourtour informe retenait tant bien que mal de las lacets. Autour de lui, les maisons se resserraient, s’allongeaient, grandissaient pour devenir une rue où se croisaient les passants. La femme n’avait pas menti : c’était une vraie petite ville, avec ses boutiques et ses groupements de commerçants. Cela sentait l’odeur fraîche et lente du matin, le café par les fenêtres ouvertes et la chaleur du pain doré.
Irrlicht espérait pouvoir séjourner au Bourg des Coquelicots ; sa vie de bohème s’arrêtait pendant les mois froids pour revenir fleurissante avec le printemps. Il était parti au crépuscule, sortant du couvert d’un buisson pour marcher sous un ciel gelé d’étoiles et d’encre. Irrlicht retira son béret pour passer sa main sur son crâne où perçaient quelques cheveux piquants. Une pellicule de sueur s’y était déposée. Il regretta de ne pas s’être fait la toilette au cimetière, sous le jet d’eau solitaire – il avisa une fontaine. Il plongea ses paumes entre les nappes aquatiques – s’attardant sur ses mains qui remuaient étrangement, qui ne faisaient qu’unes avec l’eau – puis il finit par les ramener à son visage. Il ruissela ; un frisson le parcourut. Quelques gouttes coulèrent sous sa chemise usée mais cela n’avait pas d’importance, il gardait un haut de rechange pour certaines occasions. Dans son sac boudiné, il chercha le tissu plus blanc et plus correct. Il se mit à l’abri des regards et se changea d’un mouvement souple, rapide, comme un envol de papillon. Il lissa sa nouvelle tenue de ses doigts mouillés ; grimaça. La chemise puante fut fourrée dans son sac.
Les effluves tourbillonnants de l’auberge à quelques pas ne tardèrent pas à frapper ses narines et son palais. Il sentait derrière les murs l’effervescence et le bouillonnement de la nourriture. Irrlicht laissa ses yeux gambader sur les briques éraflées. Un chahut grandit derrière lui. Une ribambelle d’enfants, une demi-douzaine de gamins jaillissaient sur le pavé. Une jeune fille menait la marche, le menton levé, avec une boucle qui lui glissait au bord du nez. Elle traînait un petit garçon qui balbutiait des mots au hasard de ses pensées. Deux autres tantôt les suivaient, tantôt se bagarraient gentiment. Une fillette s’était arrêtée devant une flaque huileuse, se demandant comment la passer, et une autre l’encourageait. Sur le bord du groupe, une seconde jeune fille marchait. Elle avait des mèches blanches sur le front tandis que le reste de sa chevelure était rousse. Le groupe s’arrêta à la hauteur d’Irrlicht : la petite venait de glisser dans la flaque avec un piteux splouich !.
- Seelie ! Tu aurais pu l’aider ! s’écria l’aînée qui poussa le petit qu’elle tenait par la main à un des deux bagarreurs.
Elle accourra, releva l’enfant trempée. La dénommée Seelie bredouilla une excuse. Elle-même était minuscule dans une géante robe violette. On aurait dit que ses six ans étaient tombés dans une enveloppe trop large pour elle.
- BARNABÉ ! RENÉ ! Prenez Luc et arrêtez de vous battre !
L’aînée devait à peine avoir quatorze ans. Sur son visage de la tristesse inavouée, de l’impuissance. C’était le genre d’enfant – puis plus tard d’adulte – qui s’acharnait à se croire heureux pour ne pas affronter son désespoir.
Ils reprirent leur cheminement et Irrlicht les regarda passer du coin de l’œil. Il se sentit alors violemment observé. Il baissa la tête. La dénommée Seelie, le cou tendu, le contemplait. Elle avait une bouille attentive, la peau perlée de rose, le sourire satisfait, et de gros yeux violets débordants de toutes les émotions du monde.
- Bonjour, dit-elle dans un clignement d’yeux. Je m’appelle Seelie. Et toi ?
- Irrlicht.
- C’est moche.
Elle haussa les épaules.
- Mais on s’en fout, continua-t-elle.
- Toi, ton prénom est joli…
Irrlicht – un tantinet vexé mais sans rancune – s’accroupit. Elle sourit, montrant ses dents de joie.
- Merci, c’est cro gentil !
Et elle fondit dans ses bras. Irrlicht en fut déboussolé. Il faillit manger ses cheveux d’un doux roux emprisonnés dans une désastreuse houppette.
- SEELIE ! s’écria l’aînée au bout de la rue.
-C’est-Lumerelle-qui-m’a-donné-ce-prénom-alors-je-suis-contente-que-tu-l’aimes-bien-parce-que-d’habitude-les-gens-y-aiment-pas, se dépêcha de déclarer l’enfant en se détachant d’Irrlicht. Agnès m’appelle. Au revoir.
Et elle bondit vers l’aînée en criant :
- T’INQUIÈTE PAS IL EST GENTIL !
- Un inconnu ! s’exclama Agnès entre ses dents. Un inconnu et tu l’enlaces ! As-tu conscience, Seelie, de ton inconscience ?! Tu ne te rends donc pas compte de la dangerosité de tes actions ?
Elle baissa le ton, cependant que Seelie la regardait avec des yeux attentifs mais nonchalants :
- En plus, au vu de son allure…
- Et ben quoi ?
Agnès lança un bras d’impuissance et de désespoir.
- Qu’importe ! Sache tout de même que ta faute ne restera pas impunie !
Et elle prit le plus petit des mains maladroites des deux garçons. Seelie avait baissé la tête en apprenant qu’Agnès dévoilerait sa rencontre avec Irrlicht, car elle savait que sa mère avait en horreur toutes fréquentations qu’elle n’avait pas autorisées. Elle suivit donc ses frères qui courraient dans tous les sens, sa sœur trempée, Agnès avec Luc dans les bras. L’autre sœur fermait la marche, silencieuse comme à son habitude, une tristesse indélébile sur les traits.
- Comme si le Bourg des Coquelicots avait encore besoin d’un pouilleux, grommela Agnès.
Irrlicht resta devant l’auberge sans oser y entrer. Il avait toujours du mal à s’arrêter quelque part, à se poser pendant l’hiver. S’installer lui faisait peur.
En passant par là, je découvre un vrai petit bijou ! J'aime beaucoup cette entrée en matière, l'ensemble respire la poésie, le mystère et la tristesse. Les personnages sont d'emblée attachants et sembles complexes, ça donne envie de lire la suite ! Un vrai plaisir de te lire.
A bientôt.
Oh mais merci beaucoup ♡
J'espère que la suite te plaira aussi !
Elf.
Je ressors de ce premier chapitre sans indifférence.
Ton style d'écriture est très efficace et n'a, je trouve, pas à pâlir avec celui de certains écrivains de fantaisie à succès.
Les descriptions des personnages et des scènes m'ont permis une perception idéale de ce que tu décris : ni trop ni pas assez.
Or c'est justement ici où je remarque une première petite faiblesse : je pense que tu gagnerais à décrire un peu plus les environnements et les paysages. Ce qui me manque, à la fin de ce chapitre, est une visualisation de l'endroit où j'étais. Une plate forêt d'automne ? Un bois de sapins sur un plateau ? Même si cela signifierait alourdir un peu le texte, je ne doute pas de ta capacité à en gérer le rythme.
Au delà de cet aspect là, je trouve le début de cette courte histoire très entrainant, j'ai envie de savoir qui est cette Lumerelle et connaitre son influence sur le cimetière et le village. Je dois avouer avoir été inspiré par le peu que l'on sait d'elle. Je trouve la présence de ce personnage très bien dosée : malgré le caractère court du texte, on a le temps de l'oublier pour finalement être pris au dépourvu par son retour via les paroles d'une enfant.
Autre petite remarque : je trouve les dialogues un peu irréalistes par moments. Peut-être est-ce volontaire, mais j'ai un peu de mal à m'imaginer les personnages échanger dans la réalité. La faute n'est pas à leur manière de parler mais plutôt dans leurs exclamations à tout-va et dans leurs réponses décalées.
Pour conclure, j'ai franchement adoré cette courte lecture qui m'a rappelé certains livres qui m'ont fait rêver. Etant amateur de contes et de folklore, mon attention s'est évidemment tourné vers ton histoire et je dois dire ne pas être déçu du tout. Je vais de ce pas lire la partie deux, sous laquelle je posterai un autre commentaire, si mon avis évolue.
Je t'encourage vivement à continuer d'écrire !
Déjà, waow, merci beaucoup pour ce commentaire adorable et constructif ! Je suis si heureuse de savoir que ce premier chapitre plaise :D
Il est vrai que j'ai souvent du mal avec la descriptions de manière général, c'est un de mes défauts d'écriture :( mais je vais travailler ça ici :)
Pour les dialogues, je pense voir ce que tu veux dire, certains personnages, c'est normal qu'ils parlent de manière irréaliste mais certains non. Il est possible que ma propre manière de parler (en exclamations) influent x)
Bref, merci pour ton retour qui va me faire avancer dans la correction - j'ai fini cette histoire mais je rame à corriger, malgré un an que je l'ai terminée, j'ai encore du mal à avoir un oeil extérieur et détaché. Tes remarques sont les bienvenues !
Et je m'en vais de ce pas répondre à ton deuxième commentaire héhé
J'ai vraiment adoré ton chapitre. Tu as un très beau style qui donne envie de voir la suite. J'aime particulièrement l'atmosphère de l'histoire. En tout cas, c'est super.
J'espère que la suite te plaira - suite que je ne vais pas tarder à poster - je suis vraiment contente que l'atmosphère soit quelque chose que tu as retenu.
Encore merci merci merci :)