Badiane passa à la cuisine et décrassa une à une les assiettes. Ses gestes étaient précis, rapides, mécaniques. Un, prendre l’assiette ; deux, la tremper dans l’eau et enlever le plus de saletés ; trois, prendre une éponge savonneuse et frotter l’assiette ; quatre, la plonger dans l’eau d’un autre seau ; cinq, la retirer et la poser sur l’égouttoir. Un, récupérer une assiette ; deux, la faire sombrer dans l’eau sale et se salir les mains à la nettoyer ; trois, récurer avec une éponge bulleuse ; quatre, rincer dans le seau d’eau propre ; cinq, l’égoutter. Entre chaque temps, laisser son esprit glisser dans l’air, sans le poser nulle part.
Une fois qu’elle eut lavé chaque assiette et chaque bol, Badiane enfila une veste élimée, vieille redingote informe qui devait appartenir à son défunt père. Il restait son odeur caractéristique – un peu rance, un peu renfermée, suante et forestière. La jeune fille expira avec un frisson. Elle sortit et elle se dirigea vers le Manoir d’un pas oscillant entre la détermination et la terreur. L’immense demeure s’embrasait de complaisance et de coulées d’or. On entendait un brouhaha hypocrite et des morceaux de mots flatteurs.
Irrlicht s’en éloigna avec une grimace fugitive. Il visitait le Bourg des Coquelicots sous l’œil écarquillé de la Lune mais ne voulait pas s’engouffrer dans le quartier aristocratique. Il longea un restaurant d’apparence chic ce qui lui indiqua qu’il restait encore dans la zone riche de la ville. Par la vitrine d’un tailleur, les mannequins aux tenues scintillantes ressemblaient à de tristes humains, emballés d’atours et d’entrelacs. La grande rue le mena ensuite entre l’architecture majestueuse de l’église de la Charité et la grisaille de maisons mitoyennes qui avaient dû être autrefois luxueuses, mais qui n’étaient plus qu’un filet de copies grises, fades, déchues, allongées vers un ciel de nuit. Ensuite vinrent des boutiques qui révélèrent des guirlandes de saucisses, des fournées de pain, des écailles colorées. Des lettres arc-en-ciel balbutiaient Dicidayeur, le bric-à-brac du bonheur, confirmées par un regorgement de babioles de plus ou moins mauvais goût. En face, l’épicerie exhibait encore l'affichette « ouvert ».
Le grelot tinta à son entrée. Le petit magasin entassait conserves, sachets d’épices, fruits et légumes, boîtes de biscuits, lourds sacs de farine et de sucre, bouteilles en verre, produits ménagers, mouchoirs brodés, spécialités du coin, et bien autres nécessités empilées. Au-dessus du comptoir vide, on pouvait lire des annonces dépareillées – un chat perdu, un tournoi de pétanque ou un édit du gouvernement. Des postillons d’eau savonneuse s’évaporaient de la caisse avec son odeur agréable de tournis. Le jeune homme attrapa un panier. La ferraille, pourtant froide, ne l’était pas autant que ses doigts. Il se mit à marcher entre les étalages. D’abord, sa démarche feutrée et furtive le faisait voleur et gauche. Les victuailles semblaient prêtes à s’écraser sur lui, à l’étouffer sous leur poids violent. Mais bientôt, il s’oublia. Son allure ralentit sans s’appesantir, ses épaules se relâchèrent, son menton se souleva. Le panier dans sa main se réchauffait.
Irrlicht gambada.
Il piocha tout ce qu’il le faisait saliver. Ses courses s’alourdissaient, et sa démarche s’envolait. Il se mit même à parler. Un sourire emperlait ses yeux ; son murmure s’affermissait jusqu’aux élans de joie.
- Tiens, ça a l’air bon c’machin. Oh ! Drôle de bruit. On dirait du sucre ou quoi ? Alors… c’est du… Pou… dre de. Poudre de… Riz. Poudre de riz. Poudre de riz ? Par… Colette. Poudre de riz, par Colette… De la bouffe ? Au panier !
Il allait balancer des énièmes gourmandises dans son lourd panier lorsqu’il s’arrêta, s’affaissa doucement sur lui-même, déposa la ferraille et la poussa du pied dans un coin du rayon. Son imagination fanait.
Irrlicht déposa deux pommes et un soupir sur le comptoir. Il fit jouer la clochette de la porte et traîna des pieds pour revenir à la caisse. Il vida les pièces de ses poches qui grelottèrent sur le bois. Elles se hissèrent en une tour ronde et irrégulière. Irrlicht bailla, agita le grelot, tourna et retourna dans l’épicerie. Son regard s'assoupit sur les marchandises de la vitrine. Des verres à pieds attrapaient les lueurs de la lune en attendant leur robe pourpre des grands soirs. On avait disposé des raisins et des bouteilles dans un tapis de feuilles et de ceps.
Les lumières de la boutique Dicidayeur grésillèrent, clignotèrent et s’éteignirent. Peu de temps après, une silhouette sortit, grogna, inspecta les lettres sombres, se gratta le menton, haussa les épaules, et s’engouffra dans sa boutique à grands pas.
- Veuillez m'excuser ! Il y a un monde fou à l'auberge !
Un homme surgit d'entre les rayons. Il aperçut Irrlicht.
- Oh, bonsoir ! Vous n'êtes pas d'ici ?
La question sonna comme une affirmation. L'homme passa derrière la caisse en ajustant sa chemise à carreaux. Il continua de parler en comptant les piécettes.
- Soyez le bienvenu. Vous restez combien de temps... monsieur... ?
- Irrlicht.
- Monsieur Irrlicht ?
Le poids du sac sembla écraser les épaules du jeune homme. Il passa une main sur son visage moite.
- Irrlicht.
- Oh ?
Irrlicht contint un soupir désabusé. Le voyageur solitaire est étrange, avec son barda informe dans le dos. Mais s'il n’a qu’un prénom, il devient mendiant, fuyard, orphelin.
L'homme observa le garçon sous un nouveau jour, et des détails lui apparurent. Ses épaules fuyaient – tout comme son regard – un jeune duvet entourait sa bouche close, son béret brun était éraflé pour ne pas dire troué, ses vêtements tombaient plus qu'il ne les portait. Irrlicht fabriqua un sourire avec application en mélangeant de la résignation, de l'espoir, de la tranquillité, une dose d'indifférence qui tentait de cacher un arrière-goût dérangeant. L'homme rendit toutes les pièces avec les pommes. Le garçon glissa ses yeux dans le regard doux du commerçant et prit lentement le cadeau, sans quitter le visage ridé de fatigue, rongé par une imposante barbe brune, et sublimé par deux perles bleu-grises de tendresse.
- Merci beaucoup... je...
- Il n’y a pas de souci. As-tu un endroit où dormir ?
- Pour vrai, je n'y ai pas réfléchi.
- Il fait chaud dans l'écurie, le foin est confortable. Je suis désolé de ne pas pouvoir t'offrir mieux.
- Vous avez une auberge. J’ai de l’argent, vous savez.
L'homme eut une mine déconfite.
- C'est assez triste de ne pouvoir offrir de chambre… mais le bal du Manoir a attiré beaucoup de monde. Tout est réservé.
- Vous êtes aubergiste et épicier ?
L'homme acquiesça. Irrlicht n’osa pas demander pour travailler.
- Au début, je n'avais que mon auberge, mais l'épicerie a été abandonnée, et personne ne voulait la reprendre. Il fallait bien que quelqu'un la gère, elle est essentielle pour le Bourg. Oh, et je m'appelle Hélori Lebon. Je suis désolé, il faut que j'y retourne…
Il fit quelques pas.
- J'espère qu'on se reverra, Irrlicht. N'hésite pas à me demander de l'aide. Tu restes longtemps ?
Irrlicht haussa ses épaules.
- Je sais pas encore.
Hélori se sentit bête, à l'étroit dans sa chemise rouge. Son minuscule chignon le gratta soudainement.
- Oh ! Oui, bien sûr. Je...
- Merci encore.
- Il n’y a vraiment pas de quoi !
Irrlicht quitta l'épicerie au son de la clochette et d'un sourire de gratitude. Le jeune homme fit le tour de l’auberge et se recroquevilla dans le foin doré de l’écurie. Il n'avait pas réussi à demander du travail après cet acte de générosité.
Je reviens enfin sur ton texte après un petit moment. Je confirme, l'ambiance de cette histoire me plait beaucoup. L'aspect folklorique est bien maitrisé, on a vraiment l'impression d'assister à des scènes passées, dans un pays européen d'il y a trois cent ans, peut-être plus. L'atmosphère un peu sombre, voire insalubre, les inégalités sociales, le havre chaleureux d'une petite échoppe... tu réussis très bien à nous faire voyager.
Les personnages sont également très attachants, même si je trouve en l'occurrence que le jeune Irrlicht est un peu en retrait. C'est probablement ta volonté, mais je pense qu'en savoir un petit peu plus sur ce jeune homme et son comportement pourrait être intéressant. J'attends aussi d'en apprendre davantage sur la famille de Seelie, j'ai trouvé la courte scène de vie chez la fratrie bien écrite, avec beaucoup de charme.
Hâte de lire la suite !
J'aime toujours autant ton écriture. Hélori est très attendrissant, avec ses yeux doux et son chignon qui le gratte. Il a tendu une loonnnngue perche à Irrlicht avec son épicerie qu'il n'arrive pas à tenir tout seul, et, j'y crois pas : Irrlicht qui cherche un travail ne pose même pas la question cruciale ! C'est pas Irrlicht qu'il aurait dû avoir comme nom, c'est Perceval ! Bref, on dira que ce travail n'est pas un Graal et que l'occasion se représentera parce que Hélori est magnanime.... n'est-ce pas ?
C'est toujours un plaisir de te lire, très beau texte !
A bientôt
Hélori est en effet adorable et Irrlicht, euuuh, maladroit disons aha.
Je suis heureuse que ça te plaise toujours ♡