- Dis, tu peux venir avec moi jusqu’au Manoir... plutôt que la maison ? Maman vient jamais voir si... si je suis encore dans la... remise. Après, je ferais la route avec Badiane. Tu sais, je l’aime bien Badiane. Elle parle pas, mais elle est cré gentille. Juste criste quand même hein. Maman l’aime pas, du coup Badiane veut encore moins parler. C’est cro bête. Parce que si maman était gentille avec Badiane, ben elle serait moins criste et du coup elle parlerait. Parce que là, elle est toujours cro criste. Et pis j’aimerais bien qu’elle me raconte son cravail au Manoir… Une fois, elle m’a emmenée… on s’était cachées dans des buissons… devant le Manoir… et pis c’était la fête et elle m’a moncré les gens qui venaient faire la fête… ils brillaient cré fort ! Avec tous pleins de bijoux, des sourires et des robes ! C’était cro magique… Après, Badiane elle est partie par une toute petite porte. Elle avait un tablier tout moche et une robe toute noire. Elle a rien dit, mais elle, elle allait pas faire la fête dans le Manoir… c’est peut-êcre pour ça qu’elle est tout le temps criste… elle va au Manoir, mais elle fait jamais la fête là-bas… Maman dit qu’elle cravaille, elle dit aussi que sa place c’est pas avec les invités mais... mais à la cuisine. Moi, je suis pas d’accord. Parce que moi, je vougrais aller avec Badiane pour de vrai à la fête qui brille. Mais, on peut pas, parce qu’on est mal élevées, qu’on a pas des belles robes, qu’on est cro petites, et que ce serait cro ridicule. Du coup, je regarde par la fenêtre les lumières de la fête.
Seelie et Lumerelle arrivèrent devant le Manoir. Il surplombait les alentours par son grand terrain parfaitement entretenu et ses innombrables façades imposantes. Des pics et des fenêtres, des tours et des sculptures jaillissaient où que le regard se pose. Des marches de pierre apparaissaient souvent au détour de fleurs et d’arbustes.
- Oh regarde, Seelie !
Lumerelle s’accroupissait devant le creux d’un muret. L’enfant se dépêcha d’en faire de même.
- C’est la maison de quelle fée ?
- Je ne sais pas… On va prendre quelques cailloux… les empiler et aussi, tiens, une feuille de laurier.
Lumerelle s’agita et déposa chaque élément devant le creux. Seelie frappa dans ses mains.
- Faugrait qu’on sache comment qu’elle s’appelle, cette fée ! Pourquoi elles veulent jamais nous voir, c’est pas juste.
- La plupart des humains leur font du mal, elles préfèrent ne pas prendre de risque…
La silhouette dégingandée de Badiane apparut par une petite porte en bois du Manoir. Elle avait les yeux dégoulinants sur le sol, les lèvres prêtes à chuter. Elle marchait sur le sentier pavé d'arbustes, il semblait qu'elle était complètement ailleurs. Ses deux bras entouraient sa taille, et ses mains s'agrippaient au tissu de sa robe de soubrette. Sur le perron qu'elle venait de quitter, un jeune garçon cirait des bottes mollement, jetant un regard haineux sur un palefrenier et une demoiselle qui s'échangeaient des yeux et des mots doux. Badiane n'entendait ni ne voyait. D'un geste brusque, elle défit ses deux nattes rousses parsemées de cheveux blancs. Son visage gouttait d'une tristesse résignée, où l'espoir n'avait su trouver sa place. Badiane s'était habituée à une souffrance qui la rongeait de l'intérieur et faisait saillir ses côtes.
- Voilà Badiane. Je te laisse, souffla Lumerelle en posant un instant ses doigts sur le col de Seelie. Et n'oublie pas que la fenêtre est ouverte.
L'enfant, avec une mine interrogative qui faisait de sa bouche un o bien dessiné, dit :
- Hein ? Mais tu vis dans la forêt, il y a pas de fenêtre ?!
Lumerelle fit un clin d’œil qui s'envola à tire d'ailes vers le ciel. Elle partit en courant, et sa chevelure était comme une cavalcade de tourbillons qui la suivaient. Ils glissèrent, s'enroulèrent et s'échappèrent des petites pousses des champs.
- Badiane !
Seelie accourut vers sa sœur qui commençait à s'éloigner. Elle se tourna vers l'enfant, et un minuscule sourire passa sur son visage.
- C'est mieux de faire le chemin à deux, moi je crouve. D't'façons, maman a pas vu que je suis partie. Parce que j’ai été punie parce que j'ai fait un câlin à Irrlicht, tu sais, le monsieur gentil ce matin.
Badiane hocha la tête.
- Tu veux que je t'aide à défaire ton tablier ?
Badiane secoua la tête.
Le silence de la jeune fille se faufila jusqu'à Seelie. Elle sautilla sur le chemin bordé de demeures d’un luxe opulent. La route elle-même était propre, sans crevasses, lisse et brillante comme un bourgeois. Seelie et sa robe qu'elle devait tenir pour ne pas marcher dessus, Badiane et sa vulgaire tenue de soubrette y faisaient tache. Heureusement, elles ne croisèrent aucun Monsieur ou Madame qu'elles se devaient de saluer avant de changer de trottoir. Leurs pas roulèrent simplement avec un bruit d'horloge cassé. Quelques oiseaux pépiaient, et la rumeur du centre du Bourg palpitait non loin, se rapprochant des filles silencieuses. Dans leurs têtes bouillaient des émotions indiscernables.
Au dîner, le bouillonnement ressemblait à la soupe sur le feu, le potage si célèbre de leur mère. Badiane n'ouvrait la bouche que pour lamper une cuillère ou deux, et Seelie déblatérait dans le brouhaha, sans même qu’une oreille ne l'écoute. Les jumeaux René et Barnabé gigotaient sur le banc, ce qui faisait tanguer tout le monde de leur côté ; Luc piaillait pour le simple plaisir d'entendre sa voix percer tous les autres bruits ; Mariette tapait sa cuillère tantôt sur le bord de son assiette, tantôt sur la soupe même ; Anselme apportait sa vision éclairée sur un sombre sujet ; Agnès tentait et de manger et de servir sa fratrie ; et Jeanne Reuse, la mère, remuait son potage dehors pour en offrir aux pauvres et aux gourmands. On donnait ce qu'on voulait pour boire dans un bol ébréché, mais si on ne donnait rien que sa reconnaissance, valait mieux ne pas savourer le délicieux breuvage reconnu des plus grands. Quand son énorme marmite fut vide, Jeanne Reuse rentra, hurla et le bruit déguerpit de la maison.
Les jumeaux s'immobilisèrent sans prendre le temps de s'asseoir correctement.
Badiane ajouta des briques à son silence.
Seelie baissa la tête et se tut.
Luc demeura la bouche grande ouverte quelques secondes.
Mariette engloutit sa soupe.
Agnès continua de s'agiter mais sans soupir, sans ordres, sans entrechocs de couverts.
Anselme salua sa mère d'un « ma mère » placide.
- Badiane, finis ta soupe. Seelie, débarrasse ton assiette. Luc, boucle-la (c'est à ce moment qu'il hâta les retrouvailles de ses lèvres). Mariette, essuie ta bouche ! Agnès, apporte le fromage blanc. René et Barnabé, un peu de tenue. Anselme, tu disais ?
La pièce se remit en mouvement. Jeanne Reuse s'assit en bout de table et avala son bol d'un trait. Chacun empila son assiette dans la cuisine, et plongea ses couverts dans un seau d'eau. René et Barnabé marmottaient des rires en jetant des coups d’yeux craintifs à leur mère. Agnès s'activa à servir le dessert. Luc engouffra des boules de pain dans sa bouche. Seelie savait se taire pour ne pas finir sur un matelas dans la remise, Badiane ne faisait que se taire. Anselme parlait gravement d'une vague idée.
Et Jeanne Reuse trônait.
Sur un sommet d’imprécations, de regards vifs et perçants, de bienséance et d'étiquettes qui grattent, elle trônait comme une sainte parmi des pécheurs qu'elle devait redresser – et courber. Mais elle n'était pas plus sainte que ses prières, et ce n'était pas un groupe de perdus, mais ses enfants. Elle avait fait de sa famille un tas difforme de religion, de privations, de frustrations, de débordements, de tenue et de silence brûlants comme de la lave dans la gorge.
Quant au joyeux brouhaha de la famille de Seelie, l'ambiance de pauvreté remuante est très bien rendue ! Mais au fait, qui a été adopté, qui sont les vrais enfants, et pourquoi Badiane fait la soubrette, et les autres aussi, alors ?
J'ai hâte de lire la suite, merci pour ce partage,
A bientôt
Tu découvriras par toi-même les liens (ou pas) familiaux, je ne spoile pas héhé.
A bientôt.