Einold
La troupe royale cheminait depuis deux jours sous une pluie qui ne faiblissait pas. Les routes semblaient liquides. Même les parfums acides du début de printemps étaient dilués par les trombes d’eau. Assourdis par le tambour des gouttes sur les grandes capotes de cuir, les hommes chevauchaient sans parler, alignés par trois. Ils ne concédaient au déluge qu’une légère inclinaison de la nuque, mais gardaient le dos droit et un maintien parfait, à l’image de leur souverain. Le roi Einold Kellwin songeait à la visite qu’il venait d’effectuer dans la province d’Avrin. Le gouverneur, un puissant seigneur de la région, avait outrepassé les directives royales en concluant un commerce avec le royaume voisin de Rémance pour son bénéfice personnel. Le roi y avait mis bon ordre : il avait condamné l’homme à une importante amende et l’avait destitué de sa charge. La nouvelle gouverneure, fille d’un conseiller de sa mère la reine Blanche, montrerait plus de loyauté.
Aux côtés du souverain, Barnoin d’Elmond, grand prévôt du Royaume de Cazalyne, grommelait sans discontinuer contre l’humidité qui le glaçait.
— À mon âge, soupira-t-il, on aspire à plus de confort ! Je vais passer les prochains jours à grincer. Mon dos me met déjà à la torture.
Il se tortilla sur sa selle pour illustrer ses propos. Son corps replet et court contrastait avec la silhouette élancée d’Einold.
— Allons, seigneur Barnoin, répondit ce dernier, vous ne trompez personne avec vos bougonnements. Je ne doute pas qu’un dîner chaud et une nuit dans un lit de plumes vous rendront votre heureuse nature dès notre arrivée chez Godmert de Hénan.
Le grand prévôt sourit malgré lui, ce qui fit boucler ses moustaches.
— Peut-être qu’un gigot de chouvre me réconforterait, en effet. Si je me souviens bien, votre cousin est un hôte généreux et gourmet. Cela me met du baume au cœur, à défaut de m’en mettre où j’en aurais vraiment besoin… J’ai le fondement tanné !
— Vos propos sont toujours si mesurés, mon bon Barnoin, ironisa le roi.
— Quant à vous, Sire, vous semblez aussi frais que si nous venions de partir. Certes, à quarante-sept ans, vous êtes encore dans la force de l’âge, mais après plusieurs jours de chevauchée, vous donnez l’air d’en avoir vingt de moins. C’est presque vexant ! Mais je connais votre secret.
Einold, amusé, lança un regard interrogateur à son grand prévôt. Il appréciait sa bonhomie, d’autant plus qu’il savait aussi se montrer sérieux et intransigeant lorsque sa fonction l’exigeait.
— Il m’est avis que notre jeune reine qui vous attend au château des Cimiantes, belle comme le jour et fraîche comme la rosée, constitue votre meilleur remède contre le vieillissement ! Je suis sûre que vous songez à elle, couvant vos petits héritiers ! N’ai-je pas raison ?
Le souverain ne répondit pas, mais son esprit partit vers la capitale, vers la reine Almena et les enfants à naître. Une douce chaleur l’envahit à cette pensée. Il restait en principe presque deux lunes avant l’accouchement. Cependant, Iselmar de Lans, médecin royal, l’avait averti que des jumeaux pouvaient arriver en avance. S’il n’avait pu éviter ce voyage-ci, il avait décidé de ne plus s’absenter de Terce, la capitale de Cazalyne, jusqu’à la naissance.
Le jour déclinait quand la troupe franchit la rivière qui marquait la limite entre l’Avrin et la Listène, province où résidait son cousin le seigneur Godmert de Hénan. Enfin, la pluie cessa et les cavaliers mirent pied à terre pour se défaire de leurs capotes et prendre un court repos.
Séchant d’une étoffe ses boucles brunes, le souverain contempla un instant le travail d’un fermier dans l’arpent voisin. Pour aplanir son champ avant les semailles, le paysan passait une lourde herse tirée par un corneux haut comme un homme à cheval. Attelée par ses immenses cornes, la bête à la robe alezane arquait son puissant dos bossu pour arracher à la boue collante son propre poids et celui de l’engin. Son maître l’encourageait par des appels réguliers, agitant son long fouet sans toucher l’animal. Einold aimait ces placides bovidés. Leur force était inestimable pour le travail de la terre. Leur cuir et leurs cornes, connus bien au-delà des frontières du pays, participaient largement à la prospérité de Cazalyne. L’odeur organique de la boue fraîchement retournée promettait d’abondantes récoltes.
Une femme et deux enfants sortirent de la bâtisse qui jouxtait le champ pour rejoindre le fermier, puis la famille s’avança vers la troupe. Poussée gentiment en avant par la mère, la fillette tendit au souverain un panier contenant une outre de vin et des galettes. Il accepta le présent offert de bon cœur.
— Longue vie au roi, récita la petite en exécutant une révérence.
Les parents et le frère reprirent ces vœux ensemble.
— Savent-ils lire ? demanda Einold aux fermiers. Vous connaissez l’importance que j’accorde à l’instruction.
Le père baissa les yeux.
— C’est que… on sait pas, Sire, on peut donc pas leur apprendre.
Einold hocha la tête d’un air qu’il espérait compréhensif. Il faudrait qu’il soulève de nouveau la question des écoles auprès du Conseil, mais il se heurterait probablement encore une fois à l’obstacle des finances. Sous les yeux ravis de la mère, il posa sa main sur le front des enfants pour leur porter chance.
Sur son passage, il arrivait fréquemment que les gens s’inclinent, expriment leur gratitude et lui souhaitent bonheur et prospérité. Il goûtait ces manifestations de respects comme autant de récompenses pour son dévouement. La santé, la subsistance et la paix des âmes du pays, jusqu’à la plus petite, voilà qui gouvernait à sa vie. Il était celui que le hasard de la naissance avait désigné comme guide et il effectuait sa tâche au même titre que les paysans s’imposaient de labourer leurs champs. Ceux-ci nourrissaient les hommes, lui les dirigeait. À chacun son travail et sa place. Nul rôle ne valait mieux qu’un autre et son devoir était de s’acquitter du sien.
Le royaume ronronnait. Einold, pour cela, avait la confiance et la reconnaissance des habitants de Cazalyne. Quant à dire s’il était aimé, la réponse lui importait peu. Il se doutait quand même que ses sujets lui avaient préféré la reine Blanche.
Sa mère, la précédente souveraine morte trente ans auparavant, avait pourtant laissé le pays en moins bon état, les frontières plus fragiles. Cependant, si Einold apportait la sécurité, il admettait volontiers que Blanche avait insufflé la passion. Lorsqu’elle passait sur les chemins, ce n’étaient pas des révérences polies, mais des acclamations, des cris d’amour qui l’accueillaient. Elle vivait pour son peuple et lui transmettait sa foi intense en l’avenir et sa faim de bonheur.
L’un des plumaillons qui inondaient parfois la capitale de leurs pamphlets douteux avait écrit, quelques années après le début de son règne : « La louve hurlant à la lune pour annoncer la chasse ou rassembler les siens a maintenant fait place au chat qui, pour prix de sa couche près du feu, garde un œil sur le chien et rationne ses repas. » Einold voulait bien être ce chat si cela garantissait au royaume paix et prospérité.
La troupe ayant poursuivi sa route une partie de la nuit, elle approchait d’Arc-Ansange, le domaine des de Hénan, au milieu de la matinée du lendemain. Le roi souhaitait remplir rapidement ses obligations pour rentrer à Terce dès que possible. En fait d’obligations, celles-ci n’étaient pas bien contraignantes : Godmert de Hénan, l’un de ses seuls cousins vivants, était d’une compagnie fort agréable, la joue rubiconde, la voix chantante et le rire prompt. Il avait demandé à Einold d’être le mentor de son premier enfant, qui devait naître d’un jour à l’autre. Ayant accepté volontiers, le souverain avait profité de son voyage en Avrin pour rendre visite aux futurs parents. Il ne connaissait pas Arc-Ansange, et si la chance lui souriait, il pourrait même découvrir l’héritier tout neuf.
— Sire ! Quel honneur ! tonna de Hénan en écartant les bras dès que le roi eut mis pied à terre dans la cour principale du castel.
Il s’inclina aussi bas que son ventre de bon vivant le lui permettait.
— Allons, Seigneur Godmert, relevez-vous et mettons le protocole de côté. N’est-il pas juste que je fasse enfin le trajet jusqu’à vous, quand vous le faites si souvent jusqu’à moi pour me faire profiter de votre compagnie ? Je suis ravi de découvrir votre domaine et votre maisonnée.
— Pour ce qui est du domaine, je vous le ferai visiter avec plaisir, répondit de Hénan en saluant Barnoin d’Elmond. Pour ce qui est de la maisonnée en revanche, je dois vous prier d’excuser ma dame qui est alitée.
La grosse moustache de Godmert frémissait d’excitation et son œil brillait, ce qui n’échappa pas à Einold.
— Dame Mélie alitée ? Dois-je comprendre que j’aurais la chance de rencontrer mon protégé dès son arrivée parmi nous ?
Godmert éclata de son grand rire en hochant la tête.
— C’est bien possible, Sire, c’est une question d’heures à présent.
— Eh bien, voilà qui me réjouit. En attendant, j’accepte volontiers une promenade sur vos terres. Une bonne marche nous détendra les muscles après cette chevauchée. N’est-ce pas, Seigneur Barnoin ?
Le grand prévôt grommela une réponse inaudible en se massant les reins, déclenchant de nouveau le rire en tonnerre de leur hôte.
Après un court repos et une collation, Einold et Godmert, accompagnés d’une escorte réduite, arrivaient en vue de la première métairie d’Arc-Ansange.
— Voilà Boulangue, annonça de Hénan en désignant les bâtiments. Le métayer porte le sobriquet de Fourchetou. Depuis si longtemps que lui-même ne doit plus se rappeler son véritable nom !
— C’est une bien belle ferme. La maison et les dépendances sont en très bon état et la cour est plus propre que celle des Cimiantes ! Pas un brin de paille oublié. Il faudra que j’envoie mon personnel en formation auprès de votre Fourchetou !
— Ah ah ! C’est vrai, c’est un brave homme et bon fermier, dur à l’ouvrage et toujours sympathique. Le voici, d’ailleurs.
— Présentez-le-moi, voulez-vous ? Je le complimenterai pour la tenue de sa ferme.
Godmert s’exécuta. Le fermier s’inclina, exprima ses respects et se confondit en remerciements pour l’honneur que lui faisait le souverain. D’après la description de Godmert, cependant, Einold s’était attendu à un personnage plus enjoué. Or, l’homme paraissait très las, l’œil éteint. Il répondit à peine aux plaisanteries que lui lança son maître et qui semblaient pourtant habituelles entre eux. Le roi en était à penser que sa présence intimidait le métayer, comme cela arrivait souvent parmi les petites gens, lorsqu’une jeune femme sortit de la maison.
— Vois qui nous fait l’honneur, lui dit Fourchetou. Notre bon roi en personne. Sire, voici mon épouse.
La fermière exécuta une révérence, puis, avant qu’Einold ait pu la saluer, elle se couvrit la bouche de la main et s’enfuit à l’intérieur.
— Eh bien, Fourchetou ! gronda Godmert. Votre femme pourrait être plus avenante ! Ce n’est pas tous les jours qu’elle aura le roi devant chez elle, nom de nom ! Vous voulez me faire honte ?
Einold faillit intervenir, mais il était décidément curieux de savoir ce qui préoccupait ces gens. Fourchetou baissa le nez.
— Faites excuse, Sire. Mon épouse s’est pas encore remise que notre Raoul soit parti. Mais votre visite nous fait très grand plaisir et grand honneur, ça oui !
— Je vous en remercie, répondit Einold. Qui est donc ce Raoul dont le départ vous attriste tant ?
— C’est notre fils, Sire. Il a douze ans. Il est pas bien beau parce qu’il a une tache de vin qui lui mange une partie de la figure, mais c’est un bon petit, et travailleur avec ça. Je vais manquer de bras, sans lui.
— Douze ans ? C’est bien jeune pour quitter ses parents. Pourquoi est-il parti ?
— Y a une quinzaine, commença le fermier, ma femme a été bien malade. On a même cru qu’elle allait passer. Le problème c’est que dans le coin, y a plus de médecin depuis longtemps. Sauf un à Tourrière, le bourg voisin, mais…
Il s’interrompit et jeta un regard à de Hénan, comme pour lui demander son aide.
— Mais ? insista Einold à l’adresse de son hôte. Est-ce un mauvais physicien ?
— Pas du tout, répondit Godmert, il a très bonne réputation. Il est d’ailleurs auprès de ma dame en ce moment même. Il réserve toutefois ses services à la noblesse et se fait payer fort cher.
La pratique, plutôt courante, n’étonna pas Einold. La sympathie qu’il commençait à éprouver pour ces braves paysans lui fit cependant froncer les sourcils.
— Continuez, bon homme, enjoignit-il.
— Le petit, qui avait très peur pour sa mère, a quand même voulu essayer de convaincre le docteur. Il est parti en pleine nuit jusqu’à Tourrière pour le chercher. Il a fini par revenir sans lui, mais avec un grand sieur qu’on n’avait jamais vu. Celui-là a dit qu’il était médecin, et Mestre de l’Ordre du Savoir ou quelque chose comme ça.
— L’Ordre du Haut-Savoir ? s’étonna le roi. Si loin au nord ? Je ne les pensais présents que dans le sud-est du royaume.
— J’ai entendu des rumeurs à propos d’une propriété qu’ils auraient récemment acquise à vingt ou vingt-cinq lieues d’ici, commenta Godmert. Ils y bâtissent un… — comment disent-ils, déjà ? — un Haut-Collège.
Einold approuva de la tête. Il n’avait jamais eu affaire à l’Ordre qui s’était fait discret et clairsemé depuis des siècles d’implantation sur le territoire de Cazalyne, mais cette confrérie savante et studieuse avait toute son estime. Il regrettait seulement que ses membres ne participent pas davantage à la vie du royaume.
— Le Maître-Érudit a-t-il soigné votre épouse ? demanda-t-il à Fourchetou.
— Eh ben, après l’avoir vue, il a dit qu’il pouvait. Mais en paiement du service et des remèdes, il a proposé que Raoul reparte avec lui pour rester cinq années dans son Ordre. Il serait au service des maîtres, mais il recevrait aussi de l’instruction, il a dit.
Le fermier se tordait les mains sous l’effet du souvenir. Einold était touché par son affliction, mais la dernière phrase le rassura.
— Bien sûr, on a de suite répondu non, qu’on se débrouillerait autrement. Mais le petit a rien voulu savoir. Il a dit à sa mère qu’il lui devait bien ça et que c’était pas grand-chose pour qu’elle guérisse.
— Et finalement ? demanda Einold comme l’homme se taisait.
— Eh ben, Sire, ma femme est sur pied et le médecin a emmené Raoul. On lui est bien reconnaissants, au fils, c’est sûr, mais bien tristes aussi de l’avoir perdu.
Fort intéressé par le récit qui lui donnait à réfléchir, le roi adressa au fermier un sourire rassurant et alla même jusqu’à lui tapoter l’épaule.
— Allons, vous ne l’avez pas perdu ! Cinq années seront vite passées et songez qu’il reviendra avec de l’instruction. Il saura lire, écrire, compter ! Vous devriez vous réjouir pour lui. Et pour vous, sans doute, car il vous rendra bien des services, porteur de ce savoir. En attendant, oubliez votre peine et continuez à travailler avec ardeur pour votre maître.
Fourchetou resta immobile pendant quelques instants, puis il s’inclina.
— Merci, Sire, vous êtes bien bon d’avoir écouté notre histoire. Voulez-vous visiter la ferme ? Voir les bêtes, maintenant ?
Einold allait accepter, mais un valet entra dans la cour, essoufflé.
— Maître, votre enfant est né ! C’est une fille.
Godmert poussa un cri et son gros rire résonna à travers la cour de la ferme, en se communiquant à tous les spectateurs. Il se mit à courir vers le castel.
Rouge et confus, ayant probablement oublié qu’en tant que maître des lieux il pouvait entrer où bon lui semblait, Godmert tambourinait à la porte de la chambre seigneuriale en beuglant à la cantonade qu’il voulait voir son enfant. Le roi — de Hénan avait insisté pour qu’il l’accompagne jusque là — l’observait en souriant. Il se gardait bien de la moindre raillerie cependant, car dans peu de temps il endosserait lui-même le rôle du jeune père impatient. Peut-être ne ferait-il montre, alors, de guère plus de calme que son cousin.
Une servante ne tarda pas à passer la porte, les bras chargés du nouveau-né emmailloté de linge blanc. Einold perçut son envie de rire lorsqu’elle avisa la fébrilité de son maître. Elle se maîtrisa néanmoins, plaça cérémonieusement l’enfant dans les bras repliés de son père, puis retourna dans la chambre.
De Hénan ne parlait plus, ne bougeait plus, c’était tout juste s’il respirait encore. La bouche entrouverte, il dévorait du regard le minuscule visage aux paupières closes, avançant un index indécis sans aller jusqu’à le toucher, comme s’il n’osait pas. Einold, qui connaissait sa truculence habituelle, prit conscience du choc que devait ressentir Godmert pour subir une telle transformation. C’était donc si bouleversant d’être père ? Il se félicita d’avoir assisté à cette scène qui, en plus de le lier davantage encore avec son cousin, le préparait à ce qu’il allait vivre.
Enfin, Godmert émergea de sa transe. Il tourna vers le roi ses yeux humides et sa moustache frémissante, puis s’approcha de lui en marchant sur la pointe des pieds. Il aurait pu paraître ridicule ou à moitié fou, mais son adoration était si touchante qu’elle contaminait Einold.
— Regardez-moi cette beauté, Sire ! murmura-t-il avec ferveur. Elle est parfaite ! Je sens que ce sera une guerrière, ou bien une érudite ! N’a-t-elle pas une figure bougrement intelligente ?
Einold se pencha sur la petite endormie. Il devait bien admettre qu’elle était très jolie. La douce rondeur de ses joues alliée à ses traits délicats lui donnait des airs de gravure. Les ailes du nez formaient deux arcs parfaitement symétriques, la bouche aux lèvres rose poudré s’ourlait d’une fine ligne blanche. Ses longs cils et le duvet noir de son crâne contrastaient sur sa peau de nacre. L’impression de fragilité que créait sa taille minuscule était démentie par la sérénité de son sommeil.
— Vous avez raison, Seigneur Godmert, c’est une merveille, chuchota-t-il.
La petite émit alors un léger vagissement, remua poings et pieds et tourna la tête d’un côté puis de l’autre en tétant dans le vide. Ses paupières tremblèrent, battirent deux fois, puis elle ouvrit tout grands les yeux. Einold ne put retenir un hoquet ni un pas en arrière. Godmert s’était figé, le regard braqué sur sa fille, les traits décomposés. Lentement, il leva vers le roi un visage affolé où la honte le disputait à la colère.
— Sire… je… je ne comprends pas, souffla-t-il en éloignant inconsciemment le nourrisson de lui. Il n’y en a jamais eu chez nous. C’est… un malheureux hasard, rien de plus !
Einold s’astreignit à refaire un pas vers l’enfant. Sous l’éventail de cils noirs, les iris étaient d’un azur si délavé qu’ils se distinguaient à peine sur le blanc de l’œil. Le signe des bouchevreux. Comment l’une de ses bêtes avait-elle pu naître de son propre cousin ? Dans une famille dont il partageait quelques branches ? Il était bien placé pour savoir que jamais la lignée n’avait souffert d’une telle aberration. Il examina plus attentivement les deux cercles bleu pâle. En y regardant mieux, ils étaient bordés de liserés gris perle légèrement plus foncés. Il n’avait jamais observé cela chez aucun bouchevreux qu’il avait eu à juger. La fillette n’était donc pas un de ces monstres. Voici qui expliquait pourquoi il n’avait pas éprouvé devant l’enfant l’aversion si violente qui l’avait envahi chaque fois qu’il s’était trouvé en présence d’une de ces créatures. La nature tendait parfois des pièges, il le savait. Il fut infiniment soulagé d’avoir su éviter celui-ci.
— Elle est… normale, rassurez-vous, dit-il à Godmert en se composant un visage serein. Mélie et vous possédez tous deux des yeux bleus. Leurs clartés se seront additionnées. Il est probable que ceux de votre fille fonceront avec les années.
Il posa la main sur le bras de son cousin et serra doucement.
— Cependant, en attendant… pour son bien et peut-être aussi pour le vôtre, je vous conseille de garder cette enfant à l’intérieur des limites du domaine.
***
Raoul
— Voici ta nouvelle classe, annonça le médecin en désignant la vingtaine de tentes parfaitement alignées, dressées en bordure du ruisseau qu’ils venaient de traverser.
Il fit descendre Raoul de son cheval et tendit les rênes à un jeune homme qui avait accouru. Le garçon, peu habitué à voyager en croupe, tituba un peu en marchant à côté de lui.
— Je vais t’adresser au pélégri-quatre qui la dirige. Il t’expliquera ce que tu dois savoir et te donnera ton équipement.
— Au pélégri-quatre, Seigneur ?
— Tu dois m’appeler Maître, je te l’ai déjà dit. Je suis un Maître-Physicien. Je fais partie des Érudits de l’Ordre. Toi, tu fais désormais partie des pélégris, comme tous les hommes et les garçons que tu vois là. Ce sont les bras et les jambes de l’Ordre, si tu veux. Les Érudits en sont la tête.
En traversant le campement, Raoul remarqua que tous ceux qu’il croisait portaient un uniforme : les bottes, la veste et le bouffetin étaient taillés dans un souple cuir vert foncé, jusqu’aux casques posés à l’entrée des tentes qui en étaient recouverts eux aussi. Il eut honte de ses vieux habits rapiécés en laine de chouvre. Il savait pourtant que ce n’étaient pas les trous de sa chemise que les hommes regardaient lorsqu’il passait au milieu d’eux, c’était la tache de vin qui lui couvrait la joue droite et une partie du nez. Il avait l’habitude des yeux ronds, des doigts pointés et des railleries partout où il allait. Ici toutefois, à son grand étonnement, aucun rire ni aucun sobriquet ne fusa sur son passage.
L’Érudit s’arrêta face à un homme dont la manche s’ornait de quatre traits brodés au fil d’or. Il s’inclina devant le Maître-Physicien, puis fixa Raoul d’un regard neutre et calme.
— C’est le pélégri-quatre, annonça l’Érudit. C’est le grade le plus haut parmi les pélégris. Toi, tu es pélégri-un. Tu dois obéir à tout ce qu’il t’ordonnera.
Sur ces mots, il tourna les talons et s’éloigna.
— Est-ce que je vais le revoir ? interrogea Raoul.
— Non, répondit l’homme en l’entraînant vers une tente plus grande que les autres. Il appartient au nouveau Haut-Collège de Listène. Notre classe est rattachée à celui d’Orityne, dans le sud du Royaume. Nous y partons demain et nous mettrons un mois à l’atteindre.
Le cœur de Raoul se serra. Il serait donc si loin de ses parents, de sa ferme ? Il sentit les larmes lui monter aux yeux, mais inspira profondément. Après tout, en acceptant le marché du Maître-Physicien, il savait qu’il ne les reverrait pas avant cinq ans. Qu’importe alors, qu’il soit à quelques lieues ou à l’autre bout du royaume ? Il saurait bien retrouver le chemin quand son engagement serait fini. En attendant, il valait mieux faire ce qu’on lui demandait, être poli et empressé, et tout se passerait bien.
— Je m’appelle Raoul, lança-t-il au pélégri en se rappelant que l’Érudit n’avait pas dit son nom.
— Non, répondit l’homme. Pas ici. Ici, tu t’appelles pélégri. Tu n’as pas d’autre nom, pas de parents, tu ne viens de nulle part. Tu apprendras bien mieux comme ça. Ici, tout le monde est pareil.
Raoul sentit d’abord sa gorge se nouer. Bien sûr qu’il avait des parents ! Des bons parents ! Et il venait d’Arc-Ansange, le domaine du Seigneur Godmert de Hénan, près du bourg de Tourrière. C’était lui, ça, pourquoi devrait-il le taire ? C’était lui au même titre que ses mains, que ses pieds, que ses cheveux blonds, que… Il toucha sa joue droite et le nœud de sa gorge se défit un peu. Le pélégri-quatre n’avait même pas posé les yeux sur la couleur grenat qui la recouvrait.
— Qu’est-ce que je vais apprendre ?
— Beaucoup de choses. Ton apprentissage durera un an.
Devant la brièveté des réponses, Raoul n’insista pas malgré sa curiosité. Peut-être posait-il trop de questions, il ne voulait pas risquer d’agacer son responsable.
Ils entrèrent sous la grande tente. Le pélégri le jaugea des pieds à la tête, puis il ouvrit une malle dont il sortit un chainse de chanvre propre, un bouffetin et une veste de cuir vert foncé qu’il tendit à Raoul. Il ajouta une paire de bottes prise dans une autre malle. Enfin, il compléta par une ceinture, un casque et une étrange grille en forme d’écusson de laquelle pendaient trois lanières.
— C’est ton uniforme, pélégri, dit l’homme. Tu en prendras soin toi-même.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Raoul en désignant du menton la grille de fils métalliques posée sur ses bras chargés.
— Ton masque. Il faut le mettre dès qu’on rencontre quelqu’un qui ne fait pas partie de l’Ordre.
Le pélégri lui plaça l’objet devant la figure, pointe vers le bas, puis il passa les lanières par-dessus sa tête et sur les côtés pour les nouer finalement derrière. Raoul voyait à travers, mais il se rendait compte qu’on ne pouvait voir son visage. On ne pouvait pas voir sa tache. « Tout le monde est pareil » avait dit le pélégri. Voilà qui serait nouveau pour Raoul. Il sentit monter en lui une bouffée d’impatience.
Quelle plaisir de redécouvrir ton chef d'oeuvre retravaillé !! Beaucoup de nouveautés, du moins par rapport à mes souvenirs de la première version. J'aime beaucoup tout ce que j'ai lu ! Faire assister à la naissance de la fille de Godmert est une super idée pour découvrir ce personnage au plus vite. Ca fait un miroir intéressant à la future naissance des jumeaux. J'ai beaucoup aimé le fait que le roi s'auto-persuade qu'elle a les yeux légèrement plus foncés que les bouchevreux et que du coup ça va, le déni mdrrr
Excellent aussi la deuxième partie. Super idée de découvrir le Haut-Savoir de l'intérieur. C'était une grosse frustration de la V1 de ne pas pouvoir en connaître plus sur leur fonctionnement. Je pense que développer ça va rendre la suite des événements encore plus satisfaisante à suivre (puisqu'on verra tout se mettre en place depuis le début. Je suis curieux de suivre la tournure des événements pour Raoul !
J'aurais bien 2,3 autres trucs à dire mais ce serait dommage d'en dire trop pour les néo-lecteurs qui passent par ici (juste spoiler : vous allez vous régaler !!). On pourra parler de tout ça en pv.
Une petite suggestion :
"sous une pluie qui ne faiblissait pas" -> une pluie incessante ?
Un plaisir,
A bientôt !
Ca me fait tellement plaisir que tu sois toujours au rendez-vous ! Et que tu aies aimé ce début. Je ne sais pas si tu te souviens, mais l'ancien premier chapitre était en pov Almena. Mais comme j'ai voulu introduire Godmert et sa famille tout de suite, ça posait un problème de timing. Mais je vais raccrocher les wagons. Je pense que je vais quand même enlever pas mal de fioritures inutiles dans la première partie et la resserrer un peu.
Je suis ravie que tu aies aimé le pov du petit nouveau, Raoul ! Ca va effectivement me permettre de pouvoir donner une vision interne de l'Ordre. Bon, je ne te cache pas que je marche sur des œufs, parce que je ne sais pas encore trop comment je vais gérer ça. En fait, j'avais un peu de mal à faire un plan, alors je me suis lancée, mais je sens qu'à quelques moments, il va falloir que je me pose pour ne pas partir dans tous les sens. Je te demanderai peut-être conseil à ces moments-là, d'ailleurs !
Ah ah ! Seul quelqu'un qui connait déjà l'histoire peut comprendre que le roi s'autopersuade, pour la couleur des yeux. Je suis ravie que tu aies relevé ça ;)
Avec plaisir pour parler en PV, je prends tous tes retours ! Sur discord ou sur le fofo, comme tu veux.
Je vais me mettre au chapitre suivant, mais il s'agit plus de réorganiser des passages que d'en écrire de nouveaux, alors ça ne devrait pas être trop long. Je voudrais essayer de supprimer le pov d'Almena pour passer en pov Renaude, mais je ne sais pas si ça va passer. Ca risque d'être ça la petite difficulté.
Merci pour ta lecture et ton retour !
En effet, c'est pas évident d'introduire l'Ordre de l'intérieur, je t'envoie plein de courage !
Oui, on pourra discuter sur discord avec plaisir (=
Mhhh intéressant ce choix. J'attends de lire pour me prononcer.
Au plaisir (=
J'ai pris plaisir à cette lecture. Je suis entrée avec facilité dans la trame. Je me demande quand surviendra le bond dans le futur nous rapprochant des princes plus âgés. Des jumeaux, donc ? Très chouette, les petits grains semés en continuité avec le prologue.
J'aime bien la présentation de ce Roi. Il me semble être un noble personnage.
Très beau le passage de la naissance de l'enfant. J'ai hâte d'en savoir plus sur ces bouchevreux, je suis très intriguée.
J'ai bien aimé aussi le passage plus contemplatif où le Roi observe les travaux dans le champ.
J'aime beaucoup la deuxième partie du chapitre, où on en découvre plus sur ce mystérieux ordre en passant par l'intérieur via cet attachant personnage (je trouve) de Raoul. Parfait ^^ Et le lien est parfait entre les 2 parties du chapitre.
Peut-être ne ferait-il montre, alors, de guère plus de calme que son cousin. -> Personnel : j'ai un peu buté sur cette formulation. Maintenant, après relecture, c'est correct. Ce doit être la double négation.
Et bien, à dans le prochain chapitre que je serai heureuse de découvrir. :)
L’un des plumaillons qui inondaient parfois la capitale de leurs pamphlets douteux avait écrit, quelques années après le début de son règne : « La louve hurlant à la lune pour annoncer la chasse ou rassembler les siens a maintenant fait place au chat qui, pour prix de sa couche près du feu, garde un œil sur le chien et rationne ses repas. » Einold voulait bien être ce chat si cela garantissait au royaume paix et prospérité. --> Je reviens juste sur ce passage (Mais c'est franchement du pinaillage, car ta plume et ton histoire sont d'un niveau qui ne m'étonnerait pas de te découvrir un jour publiée ^^ ) : quelle image veux-tu faire passer vis-à-vis de la Reine Blanche ? Quand je lis qu'elle a laissé les frontières fragiles, je l'imagine mener des fêtes au sein de ses terres. Mais quand je lis que c'est une louve hurlant à la lune pour annoncer la chasse ou rassembler les siens, je l'imagine se lancer dans diverses guerres pour agrandir le royaume.
À très vite :)
Je suis ravie que ce premier chapitre t'ait plu, car il contient des passages qui existaient déjà, mais aussi des nouveautés complètes. Au moins, ça me montre que j'ai réussi à garder une cohérence dans le style, si tu n'as pas trop vu de coupures.
Le saut dans le temps, il surviendra à partir de la seconde partie (ça me fait penser que je n'ai pas mis le titre de la première). En fait, cette première partie est une espèce de très gros prologue, ce qui fait que ce tome possède presque deux débuts. Ca peut faire un peu bizarre, je ne sais pas, tu me diras si tu continues à me suivre.
C'est très bien si tu trouves qu'Einold a l'air d'un bon roi, c'est ce que je voulais ici.
La naissance de la petite et tout le point de vue de Raoul sont nouveaux, ça me fait plaisir qu'ils t'aient plu ! Quant aux bouchevreux, ne t'inquiète pas, on va en entendre de nouveau parler dans pas longtemps.
Pour la phrase à double négation, je suis sûre qu'elle est juste, mais c'est tout moi : pourquoi faire simple quand on peut faire compliquer... Le pire c'est que j'adore ce genre de tournure !
Ce que je veux faire passer sur la reine Blanche, c'est qu'elle était passionnée et qu'elle prenait des risques pour son peuple, ce qui fait qu'elle était aimée malgré les choses négatives survenues pendant son règne. Einold, lui, est plutôt prudent et détaché, donc le peuple lui est reconnaissant, mais pas très attaché à lui. Le truc de la louve et du chat, c'était pour mettre en opposition le côté sauvage et vif de la louve et le côté domestique du chat.
Je n'ai pas encore commencé à retravailler le prochain chapitre mais je pense que ça peut aller assez vite parce qu'il s'agit plus de réorganiser et corriger des scènes déjà écrites que de rajouter des passages.
Merci pour ta lecture et ton retour !