Partie 1 : Survivant (3/3)

Par Elka

(11)

L'intérieur de l'église est bien plus chamboulé que l'extérieur. Les pries-Dieu servent de petits bois, des matelas couvrent tout un espace, des chaises en plastoc, vieux fauteuils et canapés un autre. Il règne une cacophonie de dingue, amplifiée par la voûte, un mélange d'exclamations de gosses, de pleurs, de gémissements et de cris de douleur.

Et ça pue. Ça sent le vivant qui ne s'est pas lavé depuis des jours, celui qu'est en train de passer l'arme à gauche, ça sent le mort, le sang et la maladie. Ça tousse, ça crache et ça vomit dans tous les sens. Les sources de lumière sont variées : lampes de salon et feux brûlant à des endroits stratégiques. Il fait chaud, la chaleur moite des corps humains pressés les uns contre les autres, celle du stress et de la trouille.

Il y a beaucoup de blessés. La blonde, Cordelia comme elle se présente, me montre un endroit où laisser mes affaires avant de m'ordonner de la suivre. Je répugne un peu à abandonner mes sacs comme ça mais je n'ai pas le choix. Un môme (un de ceux reclus sur les côtés de l'église pour pas gêner les médecins de fortune) me regarde faire avec de grands yeux.

Je te les confie, essayé-je de lui dire avec gentillesse.

Genre « on est complices gamin, sois sympa ». Dans un film, le mioche aurait hoché la tête des étoiles pleins les yeux, là il se barre en courant en sens inverse. Cool. Tant que j'y suis, j'abandonne aussi ma veste, je remonte mes manches et je vais droit au devant de mes directives.

Niveau précautions d'hygiène, c'est plutôt rudimentaire : un petit jeune empressé me suit partout avec un seau d'eau et du savon. Cordelia me dit quoi faire (ce qui, en gros, se résume à « aide les blessés à survivre ») et s'en va vers ses propres patients. J'ai déjà fait ça une fois, à une échelle moins importante. La foule massée dans l'attente de soins, la brume quasi palpable d'angoisse tout autour de moi, j'ai comme de sales souvenirs qui remontent. À l'époque, c'était en extérieur, dans un camp militaire, mais si tu changes les matelas d'ici par des lits de camp ou une simple couverture posée sur l'herbe, on peut dire que c'est pareil.

Les heures qui suivent disparaissent dans un flou artistique, des automatismes annihilent la majorité de mes pensées et ce n'est pas plus mal : lavage de mains, séchage, coup d'œil à la victime et action. Je refais des pansements, désinfecte des plaies fraîches ou en voie d'infection, contrôle la fièvre, donne un antibiotique en ultime recours (et alors mon jeune aide-soignant attitré se met à cavaler de partout pour trouver le responsable des médocs afin de me dégoter le cachet demandé). J'essaye de rassurer les gens aussi souvent que possible, mais c'est un domaine dans lequel je suis nul. Je me trouve comme deux ronds de flan quand une femme enceinte me supplie de lui garantir la sécurité de son gosse à venir, je ne sais pas expliquer à la famille qu'il va falloir amputer le père, le mari ou l'enfant, je ne suis pas calme avec les tout-petits paniqués.

Mais je m'exécute et je me sens un peu utile dans ce chaos post-attaque. Ils ont dû être très nombreux dans ce village pour que le peu de survivants demeure aussi important. Dans mon dos, je sens le regard régulier de Cordelia, celui plus constant de sa copine brune qui se colle aux piliers comme elle s'était collée à la porte, ou d'autres espions fort peu discrets. Je m'en fous, qu'ils m'observent si ça les rassure, je n'ai rien à me reprocher. Le corps en pilote automatique, je soigne jusqu'à ce que plus personne n'ait besoin de moi.

La nuit est tombée sans que je m'en rende compte. Le peu de lumière qui filtrait entre les planches mal fixées ou par le dernier vitrail encore intact a disparu, ne restent plus que quelques feux qui finissent de brûler et davantage de lampes électriques allumées. Les portes vont être complètement closes, et avec elles la plus efficace façon de chasser la fumée. Je comprends que les gens vont bientôt se pieuter si ce n'est pas déjà le cas.

M'sieur... c'est bon, m'sieur ?

Je baisse les yeux sur mon assistant qui ne lâche pas son seau, une serviette humide sur l'épaule. Il a l'air crevé, ses bras tremblent.

C'est bon, réponds-je d'une voix lessivée.

Il me quitte sans insister et je suis du regard sa silhouette reposer le seau dans un coin, zigzaguer entre les gens et les lits de fortune pour rallier un point précis sur le côté de l'église. Son carré attitré peut-être.

Moi je reste sans bouger, les bras ballants, sans trop savoir quoi foutre et où aller maintenant. Après avoir passé la journée sans réfléchir, le retour sur Terre est difficile, je commence tout juste à ressentir les effets de l'épuisement. C'est d'abord qu'une profonde lassitude et un nœud au niveau des épaules, puis ce sont des élancements acides dans ma mauvaise jambe, des tremblements ininterrompus dans tout le corps, une soif dévorante, une faim douloureuse et l'impression que mes muscles se sont changés en plomb.

La voix de Maav se remet à hurler dans ma tête, ma vision se brouille. Je vacille, mon genou jamais guéri me laisse tomber et je me prépare (dans un état second) à faire ami-ami avec le sol bien dur. On me rattrape au dernier moment : c'est Cordelia qui fronce les sourcils en me retenant par la taille.

Viens par là.

Elle me tire sans me laisser le choix. Je réussis à marcher un peu par moi-même (bien qu'elle continue de me serrer contre elle pour m'empêcher de retourner flirter avec les dalles) et la suis jusqu'à une petite alcôve. On sent le lieu réservé à une personne et une seule. Un matelas et une couette ont été coincés près d'un autel, il y a une lampe de poche qui semble puissante, une réserve de piles dans un coin, un peu de nourriture dans un autre, une bouteille d'eau et des cadres photos sur un guéridon branlant. Je reconnais Cordelia sur un cliché, avec un gus bedonnant. Elle m'aide à m'asseoir sur son lit :

Je reviens.

Elle repart de sa foulée énergique que j'admire. Je fixe ses jambes, leur articulation sans défaut et je masse ma propre mécanique bonne à jeter, des larmes de rage et de fatigue me montant aux yeux. Avant, je jouais un peu au foot avec les copains. Avant, je ne faisais pas médecin sans frontières dans un village démoli. Avant, j'avais une vie.

Ça va la jambe ? me lance Cordelia en revenant.

L'envie de lui répliquer « va chier » est aussi forte que celle de la serrer dans mes bras. Je me contente de hocher la tête, faisant sursauter le monde entier autour de moi. Ce qui était plutôt stable jusque là (les murs, les tableaux, le décor) se met à frissonner et se brouille en me faisant perdre mes repères.

Tiens.

Elle me tend un gobelet que je saisis d'une main faiblarde. J'y trempe les lèvres et constate que c'est de l'eau bien fraîche. Je le vide d'une traite et pousse un râle de plaisir. Je mourais de soif ! Elle me le remplit de nouveau et pose une conserve ouverte (cuillère plongée dedans) près de mes pieds. Je lâche vite mon gobelet pour bouffer comme un goret.

Flageolets tièdes : un régal ! C'est qu'une fois à la moitié de la conserve que je ralentis l'allure. D'une pour ne pas tout dégueuler sur la couette de mon hôtesse, de deux pour déguster un minimum. Cordelia s'installe à côté de moi, sa cuisse contre la mienne, et je me crispe sans le vouloir. J'évite pas mal les camps de réfugiés... j'évite la proximité plus simplement. Ça me manque, mais j'ai peur que la survie du groupe me fasse perdre mon objectif (Maav) de vue (écusson bleu), j'ai peur aussi de la cible facile que forment ces groupes. La preuve aujourd'hui. Je zieute la chef du coin de l'œil en m'essuyant la bouche (ah, plus de barbe que j'aurais cru) du dos de la main : en a-t-elle conscience ? Envisage-t-elle de démanteler sa meute ?

Ses yeux glissent sur moi et je me rabats sur une nouvelle bouchée avant de regarder les gens allongés, recroquevillés et silencieux qui sont devant moi. Être en groupe les calme, eux. Pour beaucoup, c'est ça qui a dû leur sauver la vie, et sans eux je serais mort de faim et de soif sous peu si ça se trouve, alors je ne vais peut-être pas prôner les joies de la vie en solitaire.

Surtout que ce n'est pas jouasse, justement. Je suis tellement seul avec mes souvenirs et mes remords que la première personne à me témoigner un peu d'attention a direct ma profonde sympathie. J'inspire une bonne goulée d'air (histoire de refouler les larmes) et racle le fond de mon écuelle.

Merci pour aujourd'hui, dit-elle.

C'est normal, baragouiné-je la bouche pleine de sauce.

Si tu le dis.

Un silence. Dans l'église, les premières lumières s'éteignent.

Tu devrais rester.

Peux pas, réponds-je d'un ton sec.

Je me sens déjà sur la défensive, mais me calme immédiatement en constatant qu'elle aussi. Dans l'obscurité qui tombe, je peux encore deviner ses sourcils froncés aux ombres plus prononcées qui se creusent sur sa figure. Je m'efforce de prendre une voix plus douce pour expliquer :

Je dois retrouver ma sœur.

Ta sœur ?

Ma sœur, répété-je avec sarcasme.

Et elle est où ?

(Écusson bleu. Écusson bleu. Écusson bleu)

Avec eux je crois. Ils l'ont pas tuée, ils...

Sloan...

Ils l'ont pas tuée !

Je me mords la lèvre jusqu'au sang pour me retenir d'en brailler plus. Autour de nous, un silence de plomb tombe et je réalise que les échos de ma gueulante ont tué les bruits de pas feutrés, les geignements et les gémissements des malades. Je m'excuse d'un grognement et Cordelia change gentiment de sujet :

Comment te faire confiance ?

À quel propos ?

Comment savoir que t'es pas avec eux ?

J'ouvre la bouche, scandalisé : avec eux ? Pourquoi je serais avec ceux qui ont assassiné mes parents, détruit ma vie, volé ma sœur, piétiné l'ancien Sloan insouciant ? J'aimais être un con de caissier ! Elle croit quoi ? Qu'après tout ça, je vais leur baiser les pieds ?

Vous êtes chtarbée, je réussis à sortir.

Dans ce qui reste de lumière, je la vois afficher un air sceptique :

C'est facile de mentir, m'oppose-t-elle. T'aurais pu inventer l'histoire de ta sœur.

Ouais et je fais semblant de boiter aussi. Pourquoi je serais avec eux ? Qui irait de leur côté ?

Silence de nouveau, durant lequel elle me fixe durement, la face traversée de mille émotions contradictoires et d'autant d'insultes qu'elle aimerait me cracher dessus. Elle réussit à me foutre mal. Je repose cuillère et conserve, avale une gorgée d'eau et repousse aussi mon gobelet. Tout ce temps je la fixe à mon tour, ne pouvant m'empêcher de penser que c'est comme avec les chats : « le premier qui cille a perdu ».

Je cligne des yeux, mais elle parle quand même, d'une voix autoritaire mais aussi brisée.

On fait très attention ici, et pourtant nous nous sommes fait attaquer. Quelqu'un nous a vendus.

Ou c'est de la malchance.

L'un des nôtres s'en va la veille, disparaît, et un bombardement juste après ? Non.

J'entends, je comprends, mais je refuse d'y croire. Ça me paraît tellement improbable, tellement énorme qu'il y ait des traîtres à la race humaine que je trouve rien à redire. Cordelia esquisse un pauvre sourire, un sourire amer et épuisé.

On a atteint le point de non-retour et y'en a qui préfèrent sauver leur peau. C'est tout.

C'est dégueulasse.

Elle acquiesce.

(12)

Il s'écoule un long moment, pendant lequel la pénombre s'installe, avant que Cordelia demande :

Et ta jambe ?

Quoi, ma jambe ? grommelés-je.

Dans la catégorie « sujet sensible » elle a su viser juste. Elle ne s'embarrasse pourtant pas d'excuses et embraye :

C'est arrivé comment ?

En quoi ça vous regarde ?

En rien.

(« Sloan non ! » « Pitié... Sloan ! » « COURS ! »)

Je ferme les yeux, comme si ça pouvait faire taire la voix cassée de Maav. Est-ce que j'aurais dû rester ? Est-ce que j'aurais dû me jeter sur son kidnappeur ? Cordelia se lève et je l'entends craquer une allumette dans mon dos. Faussement seul, je me surprends à répondre :

Je me suis fais tirer dessus... le jour J. On m'a choppé avec ma sœur et j'ai pu me barrer...

Comment t'as fais ?

Aucune idée. Il m'a lâché je crois... J'ai voulu fuir, j'avais atteint la route, et on m'a tiré dans le genou ou presque.

Je guette la douleur fantôme, comme ça m'arrive parfois. Cette impression qu'une balle toute neuve m'explose à nouveau la rotule. La chaleur de mon sang qui s'écoule. Mes hurlements. Mon envie de crever immédiatement parce que ça fait trop, juste trop.

Et tu as quand même réussi à t'en sortir, murmura Cordelia en revenant s'asseoir.

Elle ne me croit pas. Ça se voit sur ses traits vaguement éclairés par la bougie qu'elle pose entre nous, ça s'entend dans sa voix aussi. L'agacement remplace ma vieille peur :

Pas la peine de la jouer sceptique ! J'ai eu un pot monstre... des gens en bagnole pile au bon moment.

Je vois, souffle-t-elle en hochant la tête, ils t'ont récupéré ?

Ouais. Ils avaient un van et c'était encore le moment où certains faisaient des efforts pour en sauver d'autres. Franchement, la suite est dans le brouillard. Je me souviens qu'on a ouvert la porte et qu'on m'a tiré à l'intérieur... Bref, ils ont sauvé ma jambe, et ma vie par la même occasion. Je suis resté deux-trois jours avec eux puis je me suis barré.

Pourquoi ?

Je baisse les yeux sur mes mains et caresse machinalement ma gourmette :

Parce qu'ils voulaient partir loin. Moi, j'ai ma sœur à sauver.

Elle soupire :

Je vois.

Vous voyez rien du tout ! m'emportés-je. C'est pas vous qui avez renoncé à des gens qui auraient pu devenir vos derniers amis, juste par espoir que l'ultime membre de votre famille ait survécu ! C'est pas vous qui vous êtes retrouvée au milieu de nulle part avec un flingue sans savoir tirer ! Pas vous qui vous êtes paumé parce que vous saviez pas lire une putain de carte !

Baisse le ton, ordonne-t-elle sèchement. Beaucoup dorment.

Mais j'en ai tellement rien à foutre qu'ils dorment alors qu'elle minimise ma situation ! Je poursuis avec hargne :

C'est pas vous qui avez refait des kilomètres en sens inverse, traversé des camps sans jamais y rester, pour au final retomber sur un champ de ruines à la place de votre ville natale ! C'est pas vous qui... qui... et merde !

J'abats mon poing sur le sol glacé, retenant mes larmes et le rugissement de rage coincé en travers de ma gorge. La voix de Cordelia m'arrache à ma colère, étonnamment douce. Ses mots me pétrifie :

Tu as raison, je ne sais rien de tes ennuis. Moi j'ai fui le jour de l'invasion avec mon mari et mon fils. J'ai enterré ce qui restait de leurs corps quatre jours après, je suis restée une semaine dans une maison abandonnée avant d'oser en sortir. J'ai presque rampé jusqu'ici tellement je souffrais de la faim et de la soif. Ça m'a pris presque trois jours pour une route praticable en une journée. J'ai rassemblé des gens ici, j'en ai sauvés quelques uns et perdu beaucoup d'autres. Aujourd'hui, ils comptent tous sur moi et je ne suis même pas sûre de savoir pourquoi. Je ne dors quasiment plus tant j'ai peur pour eux et pour moi, mais je ne peux pas refuser mes responsabilités.

Nos respiration troublent le silence poisseux tombé entre nous. Je me sens con. Bien sûr que Cordelia en a chié, comme nous tous. Bien sûr qu'elle connait la souffrance de perdre quelqu'un, de se cacher, de sentir la Mort nous frôler.

Mais quand j'ai décidé de m'isoler, elle a choisi de rassembler une communauté. Ils résistent ici depuis plusieurs mois, chaque mort remplacé par une vague de nouveaux survivants. Les aliens ont dû faire plusieurs raids ici, pourtant le village de Cordelia tient bon. Ils doivent avoir un endroit où se planquer quand le Surveillant apparaît. Des souterrains peut-être, des caves.

Son travail est admirable, je me dois de le reconnaître.

Désolé, bredouillés-je pauvrement.

Désolée pour toi, murmure-t-elle.

Je souris faiblement et reprends :

J'ai juste une question.

Vas-y.

Ceux qui vous ont attaqués aujourd'hui, vous les avez vus ?

Elle se tourne vers moi, mais je continue de fixer le sol.

Un peu, oui, finit-elle par dire.

Ils avaient un écusson bleu sur leur uniforme ?

Mon cœur bat la chamade, comme à chaque fois que je demande.

Pourquoi cette question ?

Répondez !

J'en sais rien, je suis navrée mais je ne peux pas t'affirmer que c'était bleu, vert ou jaune à pois. Je ne suis même plus certaine qu'ils en avaient un.

Merde, marmonnés-je.

(13)

Si je veux mes vivres et mon eau, j'ai obligation de ne pas partir comme un voleur. J'ai le droit de prendre un matelas si j'arrive à en trouver un de libre (quelque chose me dit que c'est foutu et que je vais finir sur mon plaid) et demain matin je retournerai voir Cordelia pour qu'elle me passe de quoi continuer ma route. Je ne sais pas si elle me fait vraiment confiance... je l'ai autorisée à fouiller mon sac et ça a eu l'air de la rassurer. Je suppose qu'elle refuse encore de ne plus croire en personne.

La plupart des gens dorment ou font semblant, quelques uns patrouillent près des issues et entre les blessés. Mon regard dérive sur l'espace réservé aux malades, où l'ombre des paravents de fortune se dresse comme une rangée de crocs. Combien vont y passer cette nuit ? Je me souviens à peine du nombre de plaies purulentes que j'ai pu voir.

J'ai entendu dire que les balles des armes à feu aliens se fragmentent pour frapper plusieurs endroits sur le corps. Autant dire que le jour où on m'a tiré dans la jambe j'ai eu de la chance qu'aucun éclat ne vienne se fourrer dans mon cul ou ma colonne vertébrale.

Tu sais où dormir ?

Je sursaute et ma main plonge dans la poche de ma veste pour en tirer mon flingue... avant de me souvenir que Cordelia m'a obligé à le laisser dans mon sac. Dans la lueur vacillante des rares lampes, je reconnais la brune aux yeux de chouette que j'ai aperçue en arrivant. Je la savais sur mes pas depuis le début et la revoilà, toujours maigre et sale mais avec un sourire carnassier en prime. Je me force au calme :

Non.

Je te laisse dormir avec moi si tu veux.

Et comment je le prends, ça ?

Comme une proposition de coucher avec moi, ça te va ?

Okay... on ne peut pas lui reprocher de manquer de franchise. Niveau romantisme, par contre, on repassera. Son sourire s'adoucit un peu, mais c'est sûrement mon imagination qui me joue des tours dans le noir. J'ai l'impression que tout le monde nous a entendus alors qu'elle a veillé à parler plutôt bas. Sa silhouette bouge, elle croise les bras et penche un peu la tête :

Ça te gêne ?

Parce que toi, ça te gêne pas ?

J'm'en fous moi. J'attends que ça.

Elle se rapproche soudain de moi, une main dans mon dos alors que l'autre joue avec ma boucle de ceinture. Je la repousse, le cœur battant :

Dans une église ?

Merde, t'es croyant...

Non !

Bah alors, qu'est-ce qu'on en a à faire?

Dire qu'elle m'avait semblé à moitié morte plus tôt. C'est une autre personne la nuit tombée. Une autre personne qui se presse à présent contre moi et me supplie d'une voix de gosse :

Allez quoi, je me sens trop seule. Y'a personne qui veut de moi ici.

Ils ont sûrement autre chose à faire que de coucher avec la nympho du coin, ouais...

On va crever bientôt de toute façon.

Ça t'en sais rien, je réplique.

Je vais crever bientôt alors. Je le sens, j'arrive en fin de parcours. J'en peux plus de tout ça, cette vie de merde... je vais bientôt claquer la porte.

Et ta famille... tes amis ?

Est-ce que je suis sérieusement en train d'essayer de la raisonner alors que je meurs d'envie de la suivre ?

Quelle famille ? Quels amis ?

Je veux croire que c'est son amertume et son désespoir qui me convainquent, et non ma faiblesse personnelle à la perspective de coucher avec quelqu'un. En tout cas je me laisse faire pendant qu'elle me guide à travers la salle, esquivant pieds et matelas avec la force que confère l'habitude. Sa main dans la mienne est minuscule et toute froide.

« Quelle famille ? Quels amis ? »

« Maav » je réponds à ces interrogations trop cruelles pour être supportables. Maav. Maav.

Je ne sais pas ce qu'était la salle où elle me mène, à l'origine, mais aujourd'hui ça sert de base de rangement. Elle referme la porte derrière nous en nous plongeant dans le noir.

Nous tâtonnons pour nous retrouver et retirer nos fringues pourries. Nous tâtonnons comme deux mômes dont la partie de colin-maillard dérape dans la découverte de l'autre. Nous faisons l'amour à même le sol, avides de décharger nos malheurs sur l'autre, nous le faisons sans aucune tendresse, aucune douceur.

C'est la fin du monde et on veut l'oublier dans la violence.

(14)

Mon horloge interne me réveille un peu avant l'aube. Brunette dort d'un sommeil de plomb, blottie contre moi pour se protéger du froid. Je me dégage de ses bras le plus silencieusement possible et m'extirpe de sous la bâche en plastique qu'on a dégottée pour pas finir gelés. Je l'observe une dernière fois, ses bras trop fins, ses os saillants, ses cheveux ras, sa poitrine presque inexistante, le creux effrayant de son ventre. « Je vais mourir » m'a-t-elle dit. Il est plutôt clair qu'elle se laisse crever de faim. Je n'arrive toujours pas à deviner son âge... mais après tout, a-t-elle deviné le mien ? On m'a souvent dit que la barbe me vieillissait, et vu celle que je me tape actuellement, elle doit m'aider à atteindre les trente ans sans trop de problèmes. Ajoutée à mes cheveux longs et gras... Ouais, je dois pouvoir dire adieu à mes vingt-quatre ans.

Je me rhabille à la va-vite, renfile ma veste, inquiet de ne pas sentir le poids de mon arme au côté gauche, vérifie machinalement la présence de ma gourmette à mon poignet, glisse les pieds dans mes baskets, récupère mes sacs et tente une sortie discrète. Cordelia est juste à côté de la porte, un sourire désabusé sur les lèvres :

Je t'attendais. On m'a dit que tu avais suivi Tish.

Tish... c'est son nom, donc. Je brûle de honte (surtout qu'un cinquantenaire se marre en me pointant du doigt) mais Cordelia me tire de l'embarras en me demandant de la suivre, histoire qu'elle honore sa part du contrat.

Toujours sûr de partir ?

Ouais, réponds-je.

Elle hoche la tête, je me sens obligé d'ajouter :

Désolé pour... Tish. Enfin je...

Ne t'excuse pas, elle se console comme elle peut. Je suppose que toi aussi, c'est de votre âge.

Hmm dois-je en conclure que, pour elle, tout individu situé entre seize et vingt-cinq ans ne pense qu'au sexe ? On va peut-être éviter de la contredire et de risquer une crise juste avant qu'elle me file à manger. Et puis, qu'est-ce qu'on en a à foutre ?

La réserve se trouve dans une autre annexe, et elle n'est pas aussi pleine que ce à quoi je m'attendais. Ma surprise doit se lire sur ma face car elle commente :

Je ne vais pas pouvoir te passer beaucoup.

Pas grave, c'est déjà énorme. Merci.

Avec son autorisation, je coince quelques conserves, un sachet de nouilles instantanées et une poignée de sucres dans mon sac à dos. Elle m'offre un petit savon, un miroir de poche et un rasoir en plus. Je remplis mes deux gourdes et ma vieille bouteille en plastique, gagne le droit de mâchouiller un morceau de viande séchée en guise de cadeau d'adieu et sors du garde-manger.

L'église sent toujours le renfermé, la sueur, la fumée et la mort. Par la double porte principale, une lumière grisâtre coule à flot et éclaire la misère du lieu. Et pourtant... Pourtant Cordelia se fait saluer, on lui adresse des signes de la main et même des sourires. Pourtant trois gamins jouent au loup, un vieux raconte une blague dans un coin. Pourtant je suis frappé de les voir continuer de vivre vaille-que-vaille.

C'est un beau refuge, lancé-je sur le pas de la porte.

Elle paraît étonnée de ma remarque cucu la praline mais a la bonté de ne rien dire. À la place, elle me remercie et me recommande de faire attention :

Une tempête approche.

Elle a raison : les nuages bas se foncent de plus en plus, le vent forcit à chaque seconde qui passe, l'air sent la pluie et le froid me pique les joues.

Tu vas par où ?

La direction qu'a pris le Surveillant, réponds-je honnêtement.

Je la lui indique et mes yeux doivent hurler « je cherche ma sœur, je te l'ai déjà dit » car Cordelia ne me ressort pas son couplet sur les traîtres. Je suppose que moi parti, ils vont retourner se terrer je-ne-sais-où par précaution.

Il y a des maisons abandonnées sur le chemin, m'indique-t-elle. N'attends pas le déluge pour t'y réfugier.

J'acquiesce, hésite un peu et lui tends la main. Elle me la serre immédiatement.

Bonne chance. J'espère que tu retrouveras ta sœur.

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Isapass
Posté le 16/01/2018
J'ai repris ma lecture et je suis toujours hypnotisée. 
J'ai toujours rien à dire : c'est parfait. Le moindre mot choisi, la moindre phrase, la ponctuation...
Ce chapitre est un peu plus calme que les précédents mais tient toujours autant en haleine et j'ai l'impression de lire dans une sorte de transe.
Du coup, je me pose beaucoup de questions sur l'écriture de cette fiction : je suis très curieuse de savoir dans quel état d'esprit tu étais. Vu l'état dans lequel me met sa lecture, j'aurais tendance à me dire que son écriture a impliqué un certain "transport". Je crois que pour écrire ça, il faut se mettre dans une espèce de transe, et se visualiser à la place du personnage, non ? D'ailleurs, non, pas se visualiser, se METTRE à sa place. Parce qu'il faut les sortir, les reflexions, les émotions ! Faut avoir envie de cracher pour le faire cracher, de hurler, de se mettre en colère, se sentir épuisé... Pour que tout ça sorte sous cette forme.
Ou est-ce que je me trompe et que chaque phrase est sciemment pensée, reprise, retravaillée pour attendre la forme voulue ? Chaque mot pesé ? Chaque virgule évaluée ?
Bref, dis m'en plus ! Et je serais curieuse aussi de voir la BL de Dan, parce que moi je suis tellement transportée que j'aurais bien du mal à te faire un retour analytique des choses. Je suis bien trop sur le ressenti ! 
Elka
Posté le 16/01/2018
Hello !
 
Je profite d'une pause pour te répondre :) Déjà je te remercie encore pour tous tes compliments. Je suis très heureuse que tu sois autant attachée à cette histoire, didonc ! C'est surprenant et très agréable ahahaha
Pour l'écriture, eh bien... Ce début je l'ai lancé quand moi-même j'étais mal/pas bien/en colère contre moi et le monde (bref le SUPER état d'esprit xD). Bon, après j'ai relu, corrigé... Forcément, y'a des trucs que j'ai écrit dans un autre état d'esprit. Mais l'aspect incisif était voulu parce que j'avais besoin de le partager aussi, je crois :)
Arf la BL de Dan est sur ma version reliée :/ Faudra que j'y rejette un oeil pour être précise mais il y avait naturellement des fautes et des maladresses. Je n'écris pas comme ça d'habitude, alors elle a relevé pas mal de moments où ça ne marchait plus je crois. 
Rachael
Posté le 11/06/2016
C’est une belle rencontre, ces réfugiés dans cette église, avec les blessés, les désespérés, les gosses. Il y a plein d’humanité dans ce chapitre, j’aime beaucoup. Et Sloan qui hésite entre fuite et compassion, entre désir de contact et solitude, c’est chouette cette façon de le cerner dans sa façon de survivre, en s’appuyant désespérément sur sa conviction que sa sœur est vivante.
Alors les explications de Cordelia répondent en partie, mais je me pose quand même des questions (mode chipotage...) : on a l’impression qu’ils sont très organisés, comme si cet abri de fortune dans l’église existait depuis longtemps ? Parce que ça fait six mois que l’invasion dure, non ? Et comment vivent-ils depuis ce temps ? Et est-ce que ça a un sens de rester au même endroit ?
Encore un chouette chapitre !
 
Détails
« je ne sais pas expliquer à la famille qu'il va falloir amputer le père, le mari ou l'enfant » : euh, c’est pas lui qui le fait, quand même ? Il faut du matériel pour ça !
l'ombre des paravents de fortune se dresse comme une rangée de crocs : tu as déjà utilisé les crocs dans le chapitre précédent. Ce serait mieux de varier peut-être ?
Elka
Posté le 11/06/2016
Je réponds à ton détail sur l'amputation : Sloan ne fait qu'annoncer, il ne le fait pas lui-même (mais je pense que celui ou celle qui s'en charge n'est pas plus médecin que lui. Niveau matos ils sont très limités...)
Chipote chipote ! En voulant aller vite il y a des choses que je n'ai pas forcément précisé. Pour eux ça a du sens de rester, mais en 6 mois y'a eu du va et vient. Ils commencent sérieusement à s'organiser, ils ont des endroits où aller en cas d'attaque mais, pour beaucoup, c'est devenu leur foyer cette église. C'est difficile pour ceux-là de choisir la solitude de Sloan. Ils se sentent plus fort ensemble (ou alors ils se disent que, quitte à mourir, autant pas être seul et désoeuvré. Le fait est qu'ils survivent bien, là)
Ils ont eu de quoi se nourrir en pillant toutes les réserves des maisons du village (y'avait sûrement des gens avec pleins de conserves ahaha), ils ont pris ce qui restait des plantations et on fait des missions de ravitaillement autour.
Merci encore ! <3
sidmizar
Posté le 21/04/2016
Y a pas à dire, l'ambiance est très prenante et réaliste. Je dirais presque qu'on s'y croirait : Les odeurs, la chaleur, ... rien ne paraît déplacé. En tout cas pour moi.
Les émotions qui refont surface : la méfiance de l'une, l'envie de contact de l'autre, la fatigue, l'énervement soudain, l'envie du héros de ne pas nouer d'attaches, tout entier tourné vers son but qui le maintient en vie, non franchement, j'adore.
J'ai hâte de découvrir la suite. 
Elka
Posté le 21/04/2016
Reup,
Bon je ne sais plus quoi répondre... Accepterais-tu un gros MERCI ? Allez, un gros MERCI pour toi, Sid ! Tu m'encourages à avancer un peu mes corrections pour poster la partie 2 !
A bientôt alors j'espère :3 !
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