Déviant
(I)
Après une dernière vérification, je ré-assemble tranquillement mon arme. Les pièces qui s'emboîtent dans un cliquetis délicat m'apportent toujours une impression de satisfaction. C'est simple de démonter, nettoyer et remonter son cribleur. C'est surtout apaisant après une bataille. L'adrénaline reflue et laisse place à une concentration routinière, les derniers tremblements d'excitation s'effacent pour des gestes sûrs. Quand je termine, généralement, c'est dans un état de complète sérénité. Il en est de même pour mes compagnons d'unité, assis avec moi dans la pièce qui – fut un temps – était notre salle de classe.
Je me lève et vais présenter mon travail à mon supérieur. Il y jette un coup d'œil acéré alors que son Triva se plante sur moi. Après un « très bien » je suis autorisé à sortir et à aller me changer.
Les couloirs de la zone 56 sont larges et d'un gris mâtiné d'argent. Des tubes incrustés dans les mur permettent à la lumière de s'écouler et de ricocher tout autour de nous, démultipliant les ombres de chacun. Je marche à un rythme régulier, mon rythme de soldat rentré de mission. J'incline la tête chaque fois que je croise l'un de mes supérieurs et échange un regard avec mes camarades d'autres unités.
Je demeure parfaitement calme en apparence alors que, dans mon corps, mes deux cœurs tambourinent. La nausée me gagne doucement mais sûrement et j'ai soudain terriblement peur que l'on note mes symptômes de stress avant que je ne puisse gagner ma chambre.
J'ai besoin de réfléchir seul. J'ai besoin de me faire à l'idée que je ne suis plus le même.
J'ai besoin d'accepter ce que mon cerveau a déjà compris : je suis Déviant.
(II)
Je traverse l'étage des cellules d'habitations comme un automate, sans un regard pour la baie vitrée qui couvre le mur de droite. J'ouvre ma chambre et m'allonge sur mon lit sans enlever mes bottes, tel un vulgaire humain mal-éduqué.
Je devrais le signaler. À la moindre anomalie, le moindre signe, le moindre risque de flancher en mission, nous avons ordre de trouver notre chef d'unité pour lui faire part du problème. C'est ce que tout le monde a fait avant moi et c'est ce que mon esprit bien éduqué me commande de faire... Pourtant, je ne bouge pas de la chambre. Il me reste du temps avant le repas et il semblerait que mon inconscient ait déjà choisi à ma place : je ne dirai rien.
Je ferme les yeux une seconde et veille à me calmer. Je relaxe mes muscles un par un, attends que mes battements de cœur ralentissent pour reprendre une cadence régulière, sens mon visage se décrisper lentement. Quand je rouvre les paupières, il ne reste que ma nausée persistante. J'inspire de grandes goulées d'air mais ça refuse de passer.
Je revois le village à flanc de colline. J'ai encore, sur ma paume, le grain des vieilles pierres que je n'ai pu m'empêcher d'effleurer. Les cris montent à mes oreilles. Sur mon mur immaculé, je vois soudain des paires d'yeux s'écarquiller.
C'est un traumatisme, je le sais, j'en connais tous les détails. C'est le genre de savoir que j'intégrais avec recul du temps de mon apprentissage : ça ne me concernait pas. Je croyais que c'était l'apanage de nos victimes et des soldats faibles... mais ça tombe sur moi aujourd'hui. Ce que je pouvais faire jusqu'alors sans ciller me semble désormais une tâche insurmontable. Je suis Déviant, j'ai eu le déclic pas plus tard que tout à l'heure et je me sens malade comme jamais.
Je me relève brusquement, rejoins ma salle de bain en deux enjambées et ouvre en grand mon gilet de combinaison taché de sang que je jette dans la douche, je relève mon sous-pull et me penche au-dessus de la cuvette pour rendre tout ce que je peux. Ce n'est pas assez, l'écœurement persiste comme s'il cherchait à me faire vomir encore plus. Je serre les mâchoires et plonge la main dans l'orifice de mon abdomen : mes organes se contractent aussitôt et une bile acide s'écoule dans les toilettes.
Je croise les bras sur le WC et y pose mon visage. Mon corps continue de cracher quelques gouttes dans l'eau de la cuvette. Le clapotis me répugne, me rappelle violemment ma différence.
Mais je me sens un peu mieux. J'expire longuement, tire la chasse et regarde ma peau se retendre sur mon nombril. Enfin, on l'appelle nombril – nom'bhil même – pour faire comme les terriens, mais ça n'y ressemble pas.
J'ôte mon pantalon, mes bottes et me glisse sous la douche en espérant que l'eau chaude cachera ma pâleur anormale. Dans la pièce d'à côté, une légère stridulation m'indique l'heure : je dois faire vite avant mon inspection.
Un doute revient brusquement me tarauder : ne serait-ce pas l'occasion d'avouer la vérité ?
(III)
Ayaehl-nahir ?
Présent, monsieur.
Je sors à ce moment de la salle de bain, mon uniforme souillé plié sur mon bras. Je le mets dans un sac, qu'un jeune viendra récupérer plus tard, et croise les bras dans le dos, face à mon supérieur.
Il est très grand, comme tous les Purs. Sa tête oblongue ne touche cependant pas le plafond incroyablement haut de ma chambre. Nous, les soldats, avons beau être de taille terrienne, nos appartements sont taillés pour les Purs. Nous n'utilisons jamais la dernière étagère de nos armoires.
Son long corps étroit est serré dans un uniforme à la coupe semblable au mien, jusqu'au col qui remonte sur la gorge. Il porte des gants, qui donnent un peu d'épaisseur à ses doigts arachnéens, et un masque respiratoire qui couvre le bas de son visage. Les Purs ont une apparence élancée et illusoirement fragile que je leur envie ; je n'ai pas leurs grands yeux, leur silhouette effilée et leur grâce. Nous ne partageons finalement que peu de choses, les plus flagrantes étant notre Triva – notre troisième œil – et la forme tombante de nos oreilles.
Rapport de situation ? m'interroge-t-il, ses deux yeux et son Triva braqués gravement sur moi.
Mes yeux passent de ses deux prunelles claires à la troisième, située sur son front. Si le Triva des soldats est généralement fermé, celui des Purs est perpétuellement ouvert, accentuant l'intensité avec laquelle ils nous jaugent.
Rien à signaler monsieur, dis-je avec fermeté.
Mes organes se contractent par opposition.
La mission ?
Déroulée sans incidents notoires, monsieur.
Vous avez rasé la zone ?
Tout ce que nous avions en vue, monsieur.
Presque. Presque, à cause de moi. Mais mon supérieur n'en sait rien, ne le lit pas sur mes traits et se contente de hocher la tête. Il pointe un doigt accusateur sur moi cependant, et me sermonne sur un autre sujet :
Votre Triva, Ayaehl-nahir. Arrangez vos cheveux.
Je m'exécute d'un geste rapide pour remettre mes mèches en place, dégageant mon front. C'est l'humidité qui les a mises de travers, je regrette de m'être préparé à la va-vite. J'enchaîne les erreurs et je déteste ça.
Et cette fermeture sur votre épaule. Remettez votre col aussi, arrangez l'ensemble ! Puis-je savoir pourquoi vous êtes si mal habillé ?
Je retiens une grimace et garde mon visage levé, zippant fébrilement la fermeture désignée. Il me faut une excuse pour avoir filé sous la douche si rapidement avant l'inspection.
Je comptais étudier avant le repas, monsieur. Je me suis précipité.
Étudier quoi, soldat ?
Les terriens.
N'êtes-vous pas encore au point ?
Si, bien sûr monsieur.
Dans mon dos, mes mains sont moites.
Je suis simplement curieux monsieur, je m'excuse. J'ai l'impression que l'on n'apprend jamais trop.
Mon coup de zèle a le mérite de correspondre à mon assiduité naturelle. Il est vrai que, contrairement à une partie des autres soldats, je n'ai pas cessé de m'instruire après la fin officielle de ma formation. La bibliothèque et la salle de projection me sont toujours des refuges précieux.
Je réalise soudain que ça n'a pas dû m'aider. Qui m'accompagnait toujours avant de devenir lui-même Déviant et de se dénoncer ? Malkhet-nahir. Son goût prononcé pour les études a eu une influence néfaste sur moi ! À moins que ce ne soit l'inverse...
Soit, cela passera pour cette fois. Mais les retours de mission ne sont peut-être pas les périodes les plus indiquées pour étudier, ne pensez-vous pas ?
Si, monsieur.
Ne négligez pas le repos, soldat Ayaehl-nahir, est-ce bien clair ?
Très clair, monsieur.
Ma trahison me noue la gorge. Mon supérieur se montre bienveillant et moi je lui dissimule ma tare.
Ne soyez pas en retard au repas.
Je courbe légèrement la nuque en signe de remerciement et de respect, et il quitte ma chambre de sa démarche souple de géant. Tout mon corps se relâche d'un coup en un profond soupir.
Je n'ai rien dit.
J'ouvre mon armoire pour m'observer dans le miroir soudé au battant et arrange mon uniforme qui, effectivement, a été bien mal mis. Je rajuste le col montant, tire sur mes manches, vérifie chaque fermeture, rentre bien les poches de mon pantalon et examine les attaches de mes bottes. Cela fait, j'ouvre machinalement mon Triva pour sonder le couloir : je ne vois personne. Mon chef a dû se rendre dans une autre chambre. Je profite de l'occasion pour sortir sans risquer de le recroiser.
Autre nouveauté : je n'avais encore jamais eu peur de mes supérieurs.
(IV)
La bibliothèque militaire se déroule sur cinq niveaux rigoureusement identiques : des tables au centre de la pièce et des rangées d'étagères tout autour. Des tubes diffusent la lumière à travers les murs et donnent à l'ensemble une lueur vaguement orangée ; un peu de chaleur après le gris uniforme des dortoirs. Il y a très peu de monde ce soir, aucun membre de mon unité et une poignée d'autres sections.
Je traverse sans accorder un regard aux ouvrages numérisés ou aux consoles de recherche. Comme nous apprenons à vivre avec les autres sans les gêner, personne ne s'intéresse à moi. Il règne un silence irremplaçable ici, et mon rythme cardiaque s'adapte tout naturellement à cette tranquillité. Je m'avance vers le premier élévateur que je croise et relève ma manche pour lui présenter mon bracelet. Après un clignotement satisfait, les portes s'ouvrent et ma destination est requise par l'interface : je demande le dernier étage.
Il n'y a qu'une personne dans cette salle-ci qui, pour la peine, se retourne quand les portes coulissent. C'est un typé femelle aux caractéristiques physiques plus marquées que je n'en ai l'habitude ; un renflement sur son torse indique une formation mammaire et ses hanches sont légèrement plus prononcées que la moyenne. Il fronce les sourcils et me tourne le dos sans un salut, me faisant payer mon observation malpolie par son dédain.
Bonsoir, prononcé-je d'un ton neutre pour m'excuser.
Je le dépasse sans un coup d'œil supplémentaire. Ce ne doit pas être facile tous les jours pour lui, il n'a effectivement pas besoin que j'en rajoute en l'étudiant plus que de raison. J'ai, dans mon unité, plusieurs typés femelle qui se plaignent que certains exercices physiques leur sont plus difficiles que pour les typés mâle comme moi.
C'est notre force et notre faiblesse d'être issus de femmes terriennes. Nous avons l'avantage de pouvoir nous battre à même le sol sans respirateur et nous permettrons la reformation de la planète une fois notre travail fini, afin que les Purs puissent s'y installer. Nous nettoyons, nous préparons les lieux, eux repensent les fondements de la civilisation et anticipent la répartition et les constructions. À chacun sa tâche. Nous, nous sommes soldats, voilà tout.
De fait, notre apparence s'approche de celle des humains, au moins un petit peu. Je suis toujours surpris, en étudiant les films terriens, par nos différences et nos points communs, tant physiques que psychologiques.
Je sélectionne un film au hasard et retourne à l'élévateur pour quitter la bibliothèque et monter au niveau supérieur : celui des salles de projection.
C'est ainsi que nous apprenons et je réalise, alors que j'effectue machinalement les branchements nécessaires, à quel point c'est faible comme leçon. Certes, nous pouvons manier la langue à de multiples niveaux et cerner rapidement la psychologie humaine. Nous, soldats, avons fini par bâtir notre existence à moitié sur celle des terriens et à moitié sur celle de notre espèce. Jusque là ça me suffisait mais à présent, qui suis-je ?
Tuer ne me posait aucun problème jusqu'à aujourd'hui. Tuer n'a pas à me poser de problème car je le fais pour la bonne cause. Mais passés les trois premiers mois suffisants pour anéantir leurs armées, puis quelques semaines pour démanteler les résistants les plus offensifs, que reste-t-il ? Des réfugiés, des gens perdus qui aimeraient certainement changer d'avis.
Sauf qu'ils n'ont plus le choix. Maintenant qu'il n'y a plus qu'eux, nous prenons notre temps. Nous préparons les lieux pour l'arrivée des Purs, nous menons une élimination presque méthodique, n'utilisant les bombes de la Cité que pour l'intimidation. Nous avons tourné ça en jeu, en compétition entre les soldats.
Et j'aurais dû m'y prêter sans hésiter, sauf que je suis Déviant ; le faible pourcentage de terrien en moi s'est éveillé sur le champs de bataille. Assis sur ma chaise, fixant le film sans le voir, j'ai brusquement envie de pleurer tant je me sens écartelé. Je comprends pourquoi Malkhet-nahir s'est dénoncé, c'est douloureux et c'est injuste : les humains sont coupables de leur sort ! Pourtant je ne le ferai pas, car on n'a plus jamais revu Malhket-nahir après qu'il a été déclaré Déviant.
(V)
Quand j'entre dans le réfectoire, j'ai réussi à reprendre le contrôle de mes émotions. Je pense que je n'irai vraiment mieux que demain, après une bonne nuit de repos, mais il me faut continuer de jouer la comédie jusque là. Je me suis assuré de n'arriver ni en premier ni en dernier, afin de ne pas déroger à mes habitudes.
Sur une plate-forme surélevée, nos supérieurs sont en train de manger. Je repère mon chef au milieu de sa tablée, avec ses gants et les revers de son uniforme aux couleurs de mon unité, puis baisse la tête et me détourne comme n'importe quel soldat accordant un simple coup d'œil poli aux Purs. Je ne dirai rien.
Je scanne mon bracelet, récupère un plateau et vais m'asseoir. Mes camarades me saluent avant de retourner à leur repas et je les imite. Le calme qui règne dans le réfectoire me frappe à présent que j'y prête attention : nous sommes bien loin des conversations débridées des films ou dont parlent les livres. Certains discutent, naturellement, mais de façon posée et concise ; sinon on entend que les raclements des couverts sur les plateaux.
La mission s'est bien passée de ton côté ? Tu as disparu après le nettoyage des armes.
Tahlye-nahir s'installe en attendant ma réponse. Il a une égratignure sur le front, que je n'avais pas remarqué en rentrant sur le vaisseau. J'observe, intrigué, sa peau presque translucide étrangement rouge à cet endroit. Tahlye-nahir y porte une main avant de grimacer en touchant :
Ce n'est rien, une pierre.
Tu pourrais demander un congé pour blessure.
Ce n'est pas assez important pour que je gagne un congé, s'amuse-t-il. Et tu ne réponds pas à ma question, Ayaehl-nahir.
Je me tais et prends ma capsule de boisson. Autour de nous, les autres se font attentifs. Aucun n'est hostile ou suspicieux mais je sens mes cœurs sur le point de se remettre à paniquer. Je prends une gorgée, me laisse imprégner par le goût légèrement amer du liquide, et lâche d'un ton neutre :
Que dire d'intéressant ? Tout s'est bien passé.
Kohbolt-nahir m'a dit qu'une femelle a failli t'échapper.
Failli, répliqué-je sans laisser l'inquiétude s'installer.
Je me tourne vers lui et plante mes yeux dans les siens en essayant d'y lire la moindre trace de doute à mon égard. Je ne distingue cependant rien de particulier dans ses prunelles jaunes, sinon une sincère curiosité. Je hausse une épaule, un geste terrien que j'ai recopié à force de le lire et de m'entraîner devant le miroir pour voir ce que ça donne.
Heureusement, quelqu'un l'a rattrapée et l'a tuée avant qu'elle ne puisse se cacher.
Comment tu as pu la rater ? intervient Mehj-nahir en face de nous.
Je me rappelle que nous étions dans le même détachement, qu'il a surgi de derrière la maison où je venais de laisser la femelle s'enfuir, le Triva grand ouvert et une expression indignée sur le visage. Il doit mûrir sa question depuis notre retour, je me trouve soudain bien inspiré d'avoir trouvé refuge dans la salle de vidéo-projection.
Un vertige, mens-je en prenant une portion de mon dessert comme si de rien n'était. J'ai dû surestimer mes capacités pulmonaires.
Ça fait plaisir de l'entendre, toi qui te vantes tout le temps. Heureusement qu'on était là pour rattraper tes bêtises !
Je t'en remercie Mehj-nahir, conclus-je humblement.
La conversation ne va pas plus loin, il n'y a plus rien à dire. Nous ne savons pas parler de banalités de même que nous ne nous disputons pas longtemps. Mehj-nahir entretient une certaine rancœur à mon égard, parce que nous avons longtemps été en compétition dans le classement des meilleurs soldats, et, de fait, je ne prends pas de plaisir à parler avec lui. Mais, sur le terrain, nous travaillons avec efficacité comme nous pouvons nous associer avec n'importe lequel de notre unité.
Les Purs nous ont façonnés pour une vie ordonnée et stricte. Une vie qui – si elle ne nous révèle pas Déviant – nous promet une tranquille routine en guise d'avenir. Après la reformation de cette planète, plusieurs dômes nous seront alloués, des dômes où l'air correspondra à nos poumons plus ou moins humains, des dômes où nous pourrons couler une existence paisible.
J'ai toujours considéré cet avenir comme le seul et le meilleur qui puisse m'arriver. Il me faisait envie, à miroiter comme ça dans le lointain. J'attendais de pouvoir y achever ma vie sans heurts, d'être ce que les soldats ont toujours été pour les Purs : des héros.
Aujourd'hui, cet avenir me paraît fade.
(VI)
Une soirée entière à feindre la normalité. Une soirée à sonder mes camarades en cherchant quelqu'un comme moi, en espérant très fort ne pas me trahir d'une façon ou d'une autre. Une soirée à attendre d'être convoqué en plein jeu pour aller voir mon chef d'unité.
Mais il ne s'est rien passé de tel. J'ai gagné puis perdu plusieurs parties de Jong, je suis allé flâner sur la terrasse pour profiter de la vue imprenable sur la cité. De là, les yeux plantés sur les étoiles scintillantes, j'ai écouté des bribes de conversations ; les mêmes, toujours les mêmes. « Comme ça serait bien d'être un Pur » « ils ont de la chance de pouvoir arpenter tout ce domaine sans masque respiratoire » « je me demande ce que ça fait d'avoir une habitation dans les plus hautes tours et d'attendre tranquillement qu'il n'y ait plus de terriens. » Je n'ai pas été mécontent que la cloche nous invite à rejoindre nos quartiers respectifs.
Allongé dans mon lit, incapable de me résoudre à chercher le sommeil, je m'étonne de m'être contenté de si peu jusque là.
Étant soldat, je ne pourrai jamais me mêler aux Purs. Quand j'arpente leurs quartiers aux proportions gigantesques durant mes congés, un masque respiratoire sur le visage, je peux capter leurs regards impatients de me voir repartir sur le champ de bataille. Je serai peut-être une sorte de héros pour eux mais jamais l'un des leurs. Une vie sous verre avec mes condisciples, une vie sans rien de plus, c'est tout ce que je peux espérer.
Sauf que je n'en ai plus vraiment envie, et penser à cela me tord les entrailles, me rend infiniment triste. Je ne sais plus quoi faire... plus du tout.
Je tourne la tête et distingue le mur séparant mon lit de la salle de bain à la faible lueur qui filtre sous la porte de ma chambre. Soudain, des yeux s'ouvrent sur ce mur, des yeux écarquillés de terreur et d'angoisse, des yeux qui...
(VII)
...me supplient de l'épargner. J'ai mon arme pointée sur sa tête, comme pour les précédents, mais je ne tire pas. Je la regarde qui me dévisage avec effroi et quelque chose qui ressemble à de l'espoir. Il n'y a aucun des miens autour, personne pour constater mon hésitation à prendre sa vie. Personne en vue, mais mes tympans sont agressés par les hurlements stridents de rage, de chagrin ou de douleur, agressés par le bruit de nos armes annihilant ces êtres. Agressés par la voix de cette femelle qui me parvient malgré tout :
Par pitié.
Elle a des cheveux filasses qui lui dégringolent sur les épaules, la clavicule saillante et des larmes sillonnant ses joues sales. Ramassée sur elle-même, acculée contre le mur d'une maison, elle s'obstine à me fixer pendant que ses ongles grattent la pierre comme pour chercher une issue.
Pitié.
Je n'ai pas la notion de pitié, répliqué-je.
Mais je ne tire toujours pas. Mes cœurs accélèrent leur cadence. Eux qui, d'ordinaire, pulsent à un rythme serein durant les combats essayent de me dire quelque chose. J'ai la gorge sèche, le doigt sur la détente et ma volonté vacille de plus en plus.
Laissez-moi m'en aller, rejoindre mon enfant.
Oui, j'ai vu filer l'enfant. J'ai tiré un premier coup entre leurs mains liées et, sur un cri de surprise et de douleur, les deux se sont séparés. La femelle a ordonné à sa progéniture de courir et me voici devant elle, certain que son petit mâle est déjà mort.
Je le revois disparaître encore et encore. Je le revois appeler l'adulte qui lui a donné la vie et, pour la première fois, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer leurs ressemblances.
Et soudain, je ne peux plus tirer. Je baisse mon arme. À mes oreilles, la guerre s'évanouit pour ne former qu'un bruit blanc, le sol tremble sous mes pieds mais je n'y reconnaît pas le vertige du manque d'air. C'est autre chose, de plus insidieux, de plus subtil.
Partez, soufflé-je.
Elle manque de tomber en se relevant mais y arrive finalement et disparaît. J'ai du sang sur moi et cela me répugne brutalement.
Pourquoi cette femme et pas une autre ? Pourquoi aujourd'hui et pas hier ? Je doute qu'il existe une véritable réponse à ces questions. Une bile acide me brûle l'estomac, mon ventre se contracte comme s'il voulait régurgiter dans mon uniforme. Je prends une goulée d'air saturé de sang, de malheurs et d'imprécations qui me rend plus mal encore.
Je vais rejoindre mon unité, faire semblant de participer encore à la bataille et attendre de pouvoir rentrer sur le vaisseau. Mais la nausée est toujours là et...
(VIII)
...me tire de mes souvenirs d'une façon parfaitement désagréable. J'arrive juste à temps devant la cuvette qui accueille ce qu'il reste de mon repas. Mes abdominaux se tendent à se déchirer dans l'espoir de rendre un peu plus et je me résous à attendre que ça passe. Des bouffées âcres me remontent dans la bouche et les narines. Après plusieurs minutes sans que plus rien ne sorte de ma cavité ventrale, je regarde la gueule béante à la place de mon nombril et crache, furieux :
C'est bon ? Je peux me recoucher ?
La fatigue et le stress me rendent plus irritable que d'ordinaire. Mes spasmes enfin apaisés, je referme mon nombril, humidifie ma serviette de douche et retourne m'allonger en la posant sur mon ventre. La vague de fraîcheur qui s'en dégage me fait du bien. Alors, fixant le plafond sans le voir, je pense encore à cette femelle qui promet de saccager mes prochaines nuits et je me demande à nouveau : pourquoi elle ?
Sa ressemblance frappante avec son enfant ? J'ai envie de croire que c'est ça, de me dire que j'ai trouvé une explication à peu près rationnelle à ma situation. Nous nous construisons chaque jour à partir de situations, de lectures, de visionnages et d'études qui résonnent en nous de façon toujours personnelle. Telle lecture m'intriguera quand un autre s'en désintéressera, certaines choses ont fasciné mes condisciples quand je n'y voyais aucun intérêt.
Je me suis construit, sans le savoir, pour en arriver à cette sensibilité qui est mienne. J'ai désormais brisé les barrières établies par mon éducation et je peux commencer à dire, avec une perplexité toute neuve, qui je suis.
Ça ne me servira à rien, sinon à me faire tuer si on l'apprend, mais ça me réconforte quand même un peu. Au moins, je suis quelqu'un d'unique à ma façon.
Quel risque tu prends ! Narrer à la première personne les pensées d'un alien !... Mais encore une fois, tu t'en tires admirablement. Tu aurais pu tomber dans des pièges grossiers et caricaturaux, mais pas du tout. Tu as fait le choix d'un personnage qui correspondait suffisamment aux humains pour donner l'impression que tu sais de quoi tu parles. Et suffisamment différent pour qu'il soit intrigant et même légèrement répugnant pour le lecture (mais pas trop, pour éviter le rejet et permettre l'identification). Et en plus, tu as fait de sa ressemblance émotionnelle avec les humains le noeud du problème et sa différence.
Narrativement : je trouve que c'est hyper fort !
Et encore une fois, tout est suffisamment clair pour qu'on ne se perde jamais (ce que tu inventes est facile à viualiser), et ton style simple et percutant continue à tenir le suspense.
J'ai deux ou trois remarques (mais c'est vraiment du pinaillage) :
" le faible pourcentage de terrien en moi s'est éveillé sur le champs de bataille." : il y a un S en trop à champ.
"nous sommes bien loin des conversations débridées des films ou dont parlent les livres." : la construction n'est pas super fluide. Je mettrais "nous sommes bien loin des conversations débridées dont nous parlent les films ou les livres." ou juste "...débridées des films ou des livres".
"...me supplient de l'épargner." : de LES épargner (les yeux). Je sais que c'est métaphorique et que les yeux ne parlent pas vraiment et que c'est une personne, derrière les yeux, mais puisque ce sont eux que tu fais parler, je garderais le pluriel. Sinon ça dérange un peu dans la lecture.
Côté temporel, on est revenu en arrière alors ? ou pas ? (c’est peut-être moi qui me fait des plans...). Si on est revenus en arrière ce serait bien de l’indiquer... sinon, j’ai rien dit.
Etonnant ce troisième œil. On a l’impression qu’il offre d’autres possibilités que la vision « normale ». Et le truc à la place du nombril, c’est... zarb.
Cet « éveil » d’Ayaehl-nahir, cette prise de conscience, on sent que c’est un grain de sable dans la belle mécanique des aliens. Alors comme ça, ils ont fabriqué des hybrides, mais ceux-ci ne sont pas censés développer une conscience (et un sens du danger s’ils se « dénoncent »). Ils ne sont vraiment pas sympathiques, ces « purs » ! (et il a dû leur falloir pas mal de femmes pour ça... on aurait envie d’en savoir plus)
Du coup, ce personnage qui après tout a passé quelques mois à tuer des humains devient instantanément intéressant, avec ses conflits, son désir de savoir qui il est et ce qu’il fait là. Et même si on se doute qu’il va devoir quitter les siens (déjà rien qu’à lire le résumé), la façon dont il va aboutir à cette action reste intrigante.
Nan mais vraiment, t’es sure que t’es pas une alien ?
Et la suite, hein ? hein ? HEIN ?
XD
Détails
que je leur envi : envie
que je n'en ai l'habitude : le ne alourdit l’ensemble et n’est pas indispensable.
Jusque là ça me suffisait mais à présent, qui suis-je ? je vois l’idée, mais il me semble que ça pourrait être mieux exprimé ;
rejoindre nos dortoirs respectifs : mais il n’avait pas une chambre au début du chapitre ? Nos quartiers respectifs ?
Niveau temporel, l'attaque dont parle Ayaehl, c'est celle du village où était Sloan. Je pense que ce soit nécessaire de préciser les dates, du coup ?
Je sais plus exactement où s'arrête cette partie mais je laisse entendre comment ils voient s'ils utilisent leur troisième oeil. Tu me diras en fin de partie si c'était assez clair :) (mais non c'est pas zarb un trou dans le ventre, c'est... pratique ? Tu peux ranger des trucs et tout (non.))
Les Purs ont juste tout tenté pour survivre. Allez, on aurait peut-être fait pareil à leur place !
Je posterai la fin de partie bientôt.
MERCI (encore) pour ton enthousiasme Rach <3
J'ai vu qu'un nouveau chapitre avait été ajouté, alors je me jette dessus...
J'adhère totalement à ton écriture. On se laisse facilement emporter par ton récit, sans souci. Alors qu'on suit pourtant l'un des extra terrestres.
Pourtant, celui-là paraît sympathique et ses doutes nous le rendent plus "humain". Pourtant, les descriptions que tu en fais prouvent que non, ou à moitié seulement. Je serais d'ailleurs curieux d'en savoir plus sur ces envahisseurs issus de "femelles terriennes".
En tout cas, c'est très intéressant et intrigant de voir comment vivent ces soldats et quelle sera l'implication d'Ayaehl-nahir dans la suite.
Merci d'être aussi fidèle au rendez-vous, je suis très flattée ! Et merci pour mon écriture, je suis très heureuse qu'elle te convainc aussi de ce point de vue là :)
C'est vrai que ses doutes le rendent plus humain, plus accessible en tout cas. Pour privilégier l'aspect in medias res, je ne voulais pas le présenter avant. J'espère que la vision de ses camarades suffira pour ça, sinon n'hésite pas à me pointer si c'est gênant !
Tu en sauras plus :)
A vite alors !