Environ vingt-quatre ans auparavant
— Arrête de bouger, j’ai presque fini !
Assis par terre, Ming XiWang essaya de rester tranquille tandis que les mains de WangZi BanShui passaient dans ses cheveux. Son camarade les lui peigna avec soin, avant de les attacher en un demi-chignon.
— Maman a promis qu’elle m’apprendrait à faire les tresses. Dans quelques jours, je pourrais t’en faire ! annonça le Prince Héritier avec fierté.
Son meilleur ami hocha la tête avec bonne humeur, puis se tourna vers la porte qui venait de s’ouvrir sur le Précepteur. Ce dernier les observa un bref instant. Les deux garçons avaient enfilé des tenues plus simples qu’à leur habitude pour pouvoir se fondre dans la masse. Leurs cheveux avaient été coiffés sans ornement. Et leurs yeux pétillaient d’excitation à l’idée de l’expédition qui les attendait. YiShi Shen s’accroupit à leur hauteur :
— Nous allons y aller, mais d’abord quelques règles à respecter. Vous vous tenez par la main.
Immédiatement, WangZi BanShui saisit celle de Ming XiWang.
— … Pas nécessairement tout de suite, reprit l’homme avec un sourire amusé. Mais lorsque nous serons arrivés, vous devez rester ensemble et ne pas vous lâcher. Vous devez également rester mon sillage et vous ne partez pas tous les deux de votre côté.
Les deux garçons hochèrent tous les deux la tête avec un grand sérieux.
— Évitez de prononcer vos identités en ville, personne ne doit savoir qui vous êtes. Je ne souhaite pas d’attroupement autour de nous. L’Empereur a autorisé cette sortie, mais il tient à ce que nous restions prudents. Et vous aurez le droit à un jouet chacun, pas plus, donc choisissez avec soin. Pas de caprice. Lorsque j’annoncerai le moment de rentrer, je ne veux pas entendre de protestation, est-ce clair ?
— Oui, Maître YiShi, clamèrent les deux enfants en chœur.
— Si tout se déroule bien aujourd’hui, Sa Majesté WangZi Huan acceptera peut-être de vous donner d’autres autorisations de sortie, à l’avenir.
Face à cette nouvelle, les deux amis échangèrent un regard pétillant de joie. Sans se lâcher, ils emboitèrent ensuite le pas au Précepteur qui quitta le pavillon impérial. Ils traversèrent le jardin sur lequel le soleil se levait.
Ils arrivèrent à la trappe secrète. L’Empereur en devenir se sentit très fier en se rappelant que son père lui avait donné un laissez-passer pour son anniversaire, tout en lui arrachant la promesse de ne pas l’utiliser sans permission. Il n’eut cependant pas besoin de le sortir, Maître YiShi en possédait également un et le plaça dans le mur de pierres, ouvrant aussitôt le passage devant leurs pieds.
— Woaaaw ! s’exclama Ming XiWang avec un enthousiasme débordant.
À l’intérieur du tunnel, les deux amis s’amusèrent à se raconter des histoires de monstres qui risquaient de surgir du néant, sous le regard bienveillant de leur mentor qui éclairait les lieux avec un talisman de feu. Il les laissa jouer avec l’invisible et affronter un ennemi obscur qui fut apparemment vaincu juste au moment où ils arrivaient au bout du couloir.
Précédant ses deux protégés, YiShi Shen émergea le premier de la cabane abandonnée et s’assura que personne ne trainait dans les parages. Il fit ensuite sortir les deux petits, avant de refermer le passage en plaçant à nouveau le talisman dans l’une des planches composant la maisonnette.
Le trio s’engagea sur un chemin discret qui les ramena en ville. Émerveillés, WangZi BanShui et Ming XiWang tournaient la tête dans tous les sens pour tenter d’en voir un maximum. Là, il y avait un tout jeune garçon, juché sur les épaules du forgeron, en train d’accrocher une guirlande de tigres en papier sur le linteau de la porte. Ici, les tisserands montraient leurs dernières créations brodées avec ce même félin.
— Regarde ! Des gâteaux de lune ! s’écria Ming XiWang. Chez nous, il n’y en a qu’en automne !
Il se précipita vers l’étal du marchand qui sourit en voyant les deux enfants dévorer ses pâtisseries avec des yeux gourmands. Pour l’occasion, un tigre décorait la surface du gâteau. Ayant entendu le commentaire, il bomba le torse avec fierté :
— Ici, nous nous faisons un point d’honneur à en produire toute l’année.
Le Prince Héritier se tourna vers son Précepteur qui céda en tendant quelques pièces à l’homme. Celui-ci leur donna aussitôt ses plus beaux gâteaux.
Heureux, les deux amis les dévorèrent tout en continuant de suivre leur mentor. Étant l’aîné des deux, Ming XiWang mangeait d’une main, de l’autre il tenait un bras de son camarade pour ne pas le perdre. Ils virent bon nombre de commerçants en train de décorer les devantures de leurs boutiques. Des danseuses et danseurs qui s’entraînaient pour un spectacle. Un cracheur de feu fit forte impression sur Ming XiWang qui chuchota tout bas :
— Je ferai encore mieux que lui, un jour !
— Tu veux cracher du feu ? s’étonna son ami.
En réponse, le garçon lui adressa un sourire plein de mystères.
Un instant plus tard, ils avaient trouvé le marchand de cerfs-volants. Ming XiWang désirait absolument en ramener un et regarda avec soin tous ceux déjà préparés par l’homme qui les vendait. Ce dernier, remarquant à quel point le petit garçon semblait fasciné, proposa de lui en fabriquer un sous ses yeux si ça pouvait lui faire plaisir. YiShi Shen donna son accord et l’artisan entreprit de poser quelques questions à son jeune client pour savoir ce qu’il souhaitait. Alors qu’ils se mettaient d’accord sur un tigre rugissant, le regard de WangZi BanShui fut attiré par un ballon en train de rouler dans la rue. Il était entraîné par la pente et un garçon blond lui courait après pour essayer de le rattraper. Aussitôt, il calcula qu’en se dépêchant, il pourrait peut-être intercepter le jouet. Même s’il ne sortait jamais en ville, il en avait appris le plan et savait que si le ballon continuait sa route, il risquait de finir dans le fleuve. Comme son ami et YiShi Shen ne faisaient brièvement plus attention à lui, il se faufila entre les passants et couru sur ses petites jambes. Il contourna un étal de vin, sauta par-dessus un panier de fruits, puis se pencha juste à temps pour rattraper l’objet. Satisfait de lui, WangZi BanShui avança à la rencontre de l’autre garçon qui arrivait tout essoufflé. Ce dernier écarquilla de grands yeux, l’air presque effrayé, en le voyant et bafouilla :
— Tu… Mais tu es… Tu…
Tout en récupérant son bien, il dévisagea intensément le Prince Héritier et murmura :
— Votre Altesse…
Aussitôt, l’intéressé se raidit sur place et jeta des coups d’œil rapide tout autour de lui. Maître YiShi avait bien spécifié que personne ne devait savoir ! Comment cet enfant qu’il ne connaissait pas… ?
Il fit mine de repartir, mais le petit blond lui retint le poignet, parlant précipitamment, la voix basse :
— Pardon, je ne voulais pas te faire peur. Tu dois faire très attention, tu es peut-être en danger.
WangZi BanShui se figea et se tourna vers lui, interpellé. Ce gosse le regardait avec un très grand sérieux, il avait la même tête que lorsque son père convoquait le Capitaine des Gardes pour des affaires importantes.
— Ce soir, quand tu seras au lit, ne t’endors pas. Rhabille-toi et sois prêt à partir.
L’étrange garçon continuait de parler à voix basse. Il leva les yeux et constata que l’adulte qui l’accompagnait, ainsi que son ami, commençaient à le chercher. Il se dépêcha :
— N’aie pas peur du feu, il est ton allié. N’utilise surtout pas par la porte des cuisines, c’est trop dangereux. Il faudra que tu sortes, sans te faire voir. Tu sauras quand. Je t’attendrais.
Éberlué, WangZi BanShui acquiesça machinalement, fasciné par ce garçon à l’expression aussi sérieuse. Il ne sut pas quoi répondre, la pression sur son poignet se relâcha, le petit blond lui adressa un signe de tête, puis reparti en courant, son ballon dans les mains.
Durant quelques instants, le Prince Héritier resta où il était, ne sachant quoi penser de cette rencontre. Il voulait croire à une farce, mais son ton et son visage ne reflétaient pas la tromperie. Lorsque Maître YiShi surgit à côté de lui, soulagé de le retrouver, il n’osa pas lui raconter de ce qu’il venait de se passer.
— Je vous avais dit de ne pas vous éloigner ! grommela le Précepteur en le guidant à nouveau vers les cerfs-volants.
— …. Pardon, souffla le petit garçon. J’ai… j’ai suivi un papillon…
Une partie de lui voulait parler de l’enfant blond. Une autre lui disait de fermer la bouche. Il n’avait aucune idée d’où sortait ce garçon et même si ses paroles n’étaient finalement que farce, il ne souhaitait pas qu’il ait des problèmes non plus. WangZi BanShui décida de jouer la simplicité ; ce soir, il ferait comme il lui avait dit et il verrait bien. S’il ne se passait rien, il pourrait estimer avoir été victime d’une blague vraiment pas drôle.
Reléguant cette étrangeté dans un coin de son esprit, il sourit à Ming XiWang lorsque ce dernier lui montra le cerf-volant que l’artisan était en train de peindre.
Ils se promenèrent environ deux heures dans les rues. De temps en temps, le plus jeune se retournait en ayant l’impression d’être suivi, mais il ne voyait rien d’anormal. Ils revinrent auprès du marchand de cerfs-volants pour récupérer celui de Ming XiWang qui avait dû sécher pendant leur balade. Alors que son meilleur ami le testait avec l’artisan et s’amusait avec, YiShi Shen se pencha vers le Prince :
— Avant de partir, j’ai dit que vous aviez droit à un jouet chacun. Avez-vous vu quelque chose qui vous plairait ?
WangZi BanShui se tapota le menton, imitant parfaitement la posture de son père lorsque ce dernier réfléchissait. Il pensa à tous les commerçants proposant des articles pour les enfants, puis sourit soudain :
— Je sais ce que je veux. C’est dans la rue où il y a l’auberge avec l’âne.
Étonné, ne se rappelant guère avoir spécialement vu des jouets à cet endroit, le Précepteur hocha cependant la tête en annonçant :
— Alors nous irons sur le chemin du retour.
Le cerf-volant étant en parfait état de marche et Ming XiWang aux anges, le mentor paya l’artisan en le remerciant pour son travail et le temps passé sur la commande. Le sourire jusqu’aux oreilles, le garçon serra précieusement son nouveau jouet contre lui, prenant soin de ne pas l’abîmer et suivit le Prince et son Précepteur.
Ils retournèrent dans la rue qui intéressait le plus jeune et ce dernier montra la marchande de peignes à YiShi Shen :
— C’est ça que je veux, chuchota-t-il.
— … Pardon ?
Le Précepteur s’était attendu à tout, sauf à ça. Son protégé tira sur sa manche pour qu’il se baisse à sa hauteur, profitant d’un instant où son camarade contemplait le tigre dans ses mains :
— Chaque fois qu’on recoiffe A-Wang, on prend un de mes peignes. Je veux lui en acheter un, juste pour lui, qu’il pourra garder.
L’adulte ouvrit la bouche, puis la referma. L’enfant continua sur sa lancée, ayant apparemment réfléchi avec beaucoup de soin à la question :
— Il m’a dit qu’il n’a pas d’amis, chez lui. Et vous savez qu’il déteste le chignon tout serré. S’il le fait avec un peigne que je lui donnerai, peut-être que ça sera moins pénible pour lui.
Le mentor glissa un coup d’œil vers le sujet de leur conversation. En effet, il savait très bien que Ming XiWang n’avait pas d’autres amis que le Prince. Son père ne le laissait pas sortir de leur maison et parmi les servantes et serviteurs il n’y avait personne avec un enfant de son âge. D’ailleurs, il était aisé de voir que le garçon était morose en arrivant au Palais Impérial lors des invitations lancées par l’Empereur. Ce petit ne semblait pas heureux. Il retrouvait nettement sa joie de vivre lorsqu’il passait du temps en compagnie de WangZi BanShui. Cet été, quand il avait su que le séjour touchait à sa fin et qu’il devait rentrer avec son père, il avait fondu en larmes. Le spectacle avait été si triste que YiShi Shen, par la suite, avait suggéré à l’Empereur de ne pas attendre l’été suivant avant de les réinviter. Pourquoi ne pas leur proposer de venir passer quelques semaines ici, à l’occasion du Nouvel An… ? Sa Majesté avait beaucoup aimé cette proposition et le Précepteur ne regrettait pas de l’avoir soumise. Avec le temps, lui-même s’était attaché à cet adorable garnement.
— … Offrir un peigne à quelqu’un n’est pas un acte anodin, reprit-il à mi-voix. Est-ce que vous le savez ? En général, on fait un tel cadeau à quelqu’un qu’on aime… très très très fort.
Le Prince lui présenta la même tête que lorsqu’il avait voulu leur expliquer que leur pirouette d’esquive pouvait ne pas plaire à tout le monde. Il ne comprenait pas. Ces deux garçons étaient encore si jeunes…
— A-Wang est mon ami, je l’aime très très très fort, rétorqua WangZi BanShui avec toute son innocence d’enfant.
Un sourire attendri se dessina sur les lèvres du mentor. À bien réfléchir, YiShi Shen fut presque certain que Ming YanShi ne remarquerait pas l’objet, il suffirait de dire aux garçonnets de ne pas aborder le sujet en présence des adultes. Après tout, bien qu’ils ne comprennent pas tout, les deux enfants l’écoutaient. Et puis, ils ne faisaient rien de mal…
Il hocha la tête et se redressa, invitant le jeune Prince à aller choisir le cadeau. Tout en le laissant regarder ceux en bois, gravés et décorés avec soin, il ressentit une véritable fierté en constatant que l’héritier préférait offrir un présent plutôt que de réclamer un jouet pour lui. Son sourire s’élargit quelques instants plus tard, lorsqu’il vit le visage bouleversé, mais heureux, de Ming XiWang en recevant le peigne. Avec un léger pincement au cœur, il se demanda si cet enfant avait déjà eu des cadeaux auparavant.
Ils retournèrent au Palais, en empruntant le passage secret. Ils jouèrent dans les jardins, avec le cerf-volant, une bonne partie de la matinée. Peu avant midi, ils coururent jusqu’à la chambre du Prince Héritier, afin d’utiliser le nouveau peigne pour recoiffer correctement Ming XiWang pour le repas.
L’après-midi et la soirée s’écoulèrent. WangZi BanShui avait passé un moment à étudier ses leçons, avant d’avoir le droit de rejoindre son camarade avant le dîner. Il avait oublié momentanément sa rencontre du matin. Celle-ci lui revint en mémoire le soir, après que ses parents soient venus lui souhaiter la bonne nuit. L’enfant attendit quelques minutes, assis sur son lit, réfléchissant à ce qu’il devait faire. Il se voyait mal quitter sa chambre en pleine nuit, mais rien ne l’empêchait d’au moins se rhabiller. Le garçon délaissa ses couvertures et tâtonna dans la pièce à la recherche de ses vêtements. En premier lieu, il attrapa ceux qu’il avait portés tout le reste de la journée, une fois revenu de leur sortie, puis il songea qu’il serait plus judicieux d’enfiler ceux du matin. Ils étaient plus discrets. Habillé des pieds à la tête, il se dirigea vers la fenêtre, regrettant qu’elle n’ait pas une vue sur toute la ville. Ce soir, les festivités pour le Nouvel An battaient leur plein. La fête durait normalement plusieurs jours, mais les plus belles représentations devaient avoir lieu cette nuit. YiShi Shen avait gardé sous silence les quelques minutes où il avait disparu et avait assuré à WangZi Huan que toute la sortie s’était admirablement bien passée. Face à cette bonne nouvelle, l’Empereur avait ébouriffé la tête des enfants, puis avait dit qu’ils auraient peut-être le droit d’assister aux spectacles, un soir où il n’y aurait pas trop de monde.
Comme scruter la nuit par sa fenêtre ne servait à rien, WangZi BanShui retourna s’asseoir sur son lit. Même s’il se demandait encore si l’autre garçon ne lui avait pas fait une farce, il se sentait excité par cette drôle d’aventure. Il se jura que si rien ne se produisait, il se faufilerait quand même dehors, un peu plus tard, pour aller rejoindre Ming XiWang. Ce serait rigolo d’aller l’embêter en pleine nuit. Son père et son camarade logeaient dans le pavillon des Invités qui se dressait après les jardins, juste avant tout le reste du Palais. Le trajet ne serait pas très long.
Il rêvassa durant un moment, avant de sursauter en entendant un bruit d’explosion. Lorsqu’il tourna la tête, il manqua de pousser un cri de joie en voyant un feu d’artifice illuminer la nuit. Aussitôt, le Prince Héritier jaillit à nouveau de son lit et courut à la fenêtre pour regarder les couleurs éclatantes qui explosaient dans le ciel. Pendant quelques instants, il se laissa happer par le spectacle. Il se raidit soudain en humant l’air. Une odeur de fumée planait non loin de lui.
Immédiatement son attention se détourna des évènements de l’extérieur. Sur la pointe des pieds, il traversa la chambre et ouvrit prudemment la porte. La senteur se fit plus forte et il écarquilla les yeux. Il connaissait cette odeur. L’année dernière, il y avait eu un problème dans l’un des quartiers des domestiques, une bougie avait enflammé une tenture. Il avait eu le temps de voir le bâtiment prendre feu et de humer la fumée avant que Maître YiShi ne l’en éloigne. Aujourd’hui, il reniflait la même chose. Le garçon frissonna, retourna dans sa chambre et sauta dans ses bottes. Il revint sur le seuil et constata qu’un brouillard noir envahissait déjà le couloir, par la droite. Sans réfléchir, il sortit et détala à gauche, en direction des cuisines. Ses petites jambes avaient parcouru la moitié du chemin lorsqu’il pila net.
« Ne sors surtout pas par la porte des cuisines, c’est trop dangereux. »
Tels étaient les mots prononcés ce matin par le garçon blond. Ce même garçon blond qui l’avait prévenu qu’il risquait de se produire quelque chose. Et qui connaissait son nom.
Aussitôt, WangZi BanShui fit demi-tour et retourna sur ses pas. Sa fenêtre donnait sur l’un des jardins, il pouvait peut-être passer par là ? Il s’en voulut de ne pas y avoir pensé avant.
Cependant, ses pieds ralentirent lorsqu’il réalisa que le couloir avait été envahi en quelques instants. S’il voulait revenir dans sa chambre, il devait traverser la fumée noire. Des flammes qui grignotaient tout sur leur passage. Il voyait leur éclat rougeoyant, entendait le crépitement qui les accompagnait. Il les trouva belles et se demanda comment une chose aussi destructrice pouvait être aussi magnifique. Quelque part, l’enfant songea qu’il devrait se sentir piégé dans la mesure où il ne pouvait pas sortir par la seule porte encore accessible… Pourtant, le feu ne lui faisait pas peur. Confus, il se souvint que lors de l’incendie chez les domestiques, beaucoup toussaient au contact de la fumée. Lui-même en était enveloppé à cet instant, mais il ne se sentait pas atteint. Son regard resta rivé sur les flammes qui se rapprochaient.
« N’aie pas peur du feu, il est ton allié. »
Avec prudence, WangZi BanShui avança à la rencontre du brasier, tout en levant les mains comme pour l’apaiser :
— Je veux juste aller dans ma chambre, tu veux bien me laisser passer, s’il te plaît ?
Pour une raison qui lui échappa sur le moment, les flammes ne s’éteignirent pas, mais s’atténuèrent lorsqu’il les traversa. Il sentit leur chaleur lui picoter les paumes, la sensation était plutôt agréable. Il avança sur deux mètres, retourna dans sa chambre, puis s’inclina machinalement devant le brasier, comme si ce dernier était manié par une quelconque divinité qui avait répondu à sa requête.
Lorsqu’il se dirigea vers sa fenêtre et l’ouvrit, les flammes rugirent et reprirent en force. Elles commencèrent à s’attaquer à sa chambre. Le Prince Héritier enjamba le rebord, sauta à l’extérieur et sentit une main lui saisir aussitôt le poignet. Il sursauta et vit la tête blonde du garçon de ce matin. Ce dernier fit un geste de la main et referma instantanément le battant d’un coup de vent en chuchotant :
— Ils ne doivent pas savoir que tu es sorti.
— Quoi ?
— Viens !
Le Prince suivit son compagnon d’aventure lorsque celui-ci se mit à courir, à moitié baissé, avant de le pousser dans un grand buisson pour se cacher. Posant un doigt sur ses lèvres, le blond lui indiqua de regarder, en silence.
Accroupi, le Prince voulut demander comment il avait fait pour fermer la fenêtre, sans la toucher. À l’instant où il ouvrait la bouche, l’autre lui refit signe de se taire et tendit le bras vers la chambre qu’il venait de quitter. Le cœur battant, l’enfant obéit. Des silhouettes armées contournèrent le pavillon, l’épée au poing. Il ne s’agissait pas des Gardes de son père, il ne les connaissait pas, ceux-là. Inquiet, il se tassa davantage dans le buisson tandis que l’un des hommes s’arrêtait près de la fenêtre :
— C’est bon, c’est fermé, personne n’a pu sortir par là.
L’autre se mit à rire :
— La chambre du gamin est déjà prise par les flammes. Il n’a rien dû comprendre.
— Quand même… Le petit aurait pu rester en vie, je suis sûr qu’il aurait pu en tirer quelque chose.
Le second agita la main comme pour chasser un insecte sans intérêt :
— Trop dangereux ! Au pire, dis-toi que la fumée l’a certainement asphyxié et que le gosse est mort bien avant que le feu arrive jusqu’à lui.
Tremblant de tous ses membres, WangZi BanShui observa les hommes continuer leur route pour vérifier les autres fenêtres. Il tourna un regard empli de peur vers son camarade qui lui reprit le poignet en murmurant :
— Ce n’est pas un accident. Ce feu est criminel. S’ils te trouvent, ils te tueront, tu l’as compris ?
Le corps glacé de terreur, alors même que l’incendie répandait une chaleur atroce tout autour de lui, il opina du chef. Des centaines de questions se bousculèrent dans son esprit. Pourquoi voulait-on sa mort ? Mais son camarade lui adressa un signe de tête :
— Il faut qu’on sorte d’ici. Suis-moi.
Les yeux brouillés de larmes, le Prince obéit. Bien qu’il n’ait jamais vu l’autre garçon dans l’enceinte du Palais, celui-ci se repérait sans difficulté. Ils rampèrent dans les buissons, se cachèrent derrière des murets, se faufilèrent dans l’ombre de de larges troncs d’arbres, tout en contournant le pavillon. Une partie de ce dernier n’était pas encore tout à fait la proie des flammes. Ils s’approchaient des cuisines et WangZi BanShui comprit alors que son protecteur tentait de gagner la trappe secrète.
— Attends, chuchota-t-il.
Le blond s’arrêta en lui adressant un coup d’œil interrogateur. Le Prince lui indiqua la porte réservée aux domestiques :
— Peut-être que d’autres gens vont sortir, ils pourraient partir avec nous.
Il vit le visage du garçon se décomposer, puis celui-ci secoua le menton :
— On va être obligé de passer pas loin, mais nous ne pourrons sauver personne… Ne… Évite de regarder dans cette direction et suis-moi.
Ils reprirent leur progression, avançant toujours avec prudence, la plupart du temps à quatre pattes sur le sol. Malgré l’avertissement de son camarade, WangZi BanShui tourna la tête vers les cuisines alors qu’ils longeaient toute une série de buissons. Il frémit en découvrant quatre hommes armés près de la porte. Des formes gisaient à leurs pieds et, en plissant les yeux, le Prince reconnut l’habilleuse, la cuisinière et ses enfants. Ils ne bougeaient pas. Dans l’éclat du feu, il remarqua que les épées rougeoyaient de sang. Il devint blanc comme un linge et entendit la voix de l’autre garçon lui chuchoter à nouveau :
— Ne regarde pas… Ne regarde pas… Détourne la tête… Avance.
Pourtant, ce fut comme hypnotisé qu’il s’arrêta lorsqu’il vit la silhouette identifiable de sa mère jaillir sur le seuil. Elle n’avait pas encore sa tenue de nuit, mais ses cheveux étaient défaits. Essoufflée, elle ne vit pas les corps à ses pieds, son attention entièrement focalisée sur les hommes armés :
— Mon mari ! Mon fils ! Ils sont toujours à l’intérieur ! Si vous avez des talismans d’eau, nous pouvons peut-être les sauver ! Les miens ont disp…
La fin de sa phrase se perdit dans un gargouillis de sang. L’un des hommes venait de lui trancher la gorge. Elle s’effondra sur les autres corps. Horrifié, le jeune Prince ne bougeait plus du tout. Son camarade lui toucha le bras en chuchotant :
— Viens. Il ne faut pas que tu subisses la même chose.
Dans un état second, les yeux hagards, WangZi BanShui le suivit sans plus réfléchir. Il vit du coin de l’œil l’un des hommes soulever sa mère et la jeter à l’intérieur du bâtiment. Un autre dégaina un talisman de feu qu’il alluma et lança sur le toit. Il détourna ensuite le regard, se focalisant sur le dos du garçon qui essayait de le sortir de cet enfer.
Sans difficulté, ils purent s’éloigner de la demeure suffisamment pour pouvoir se relever et se mettre à courir jusqu’à la trappe. En arrivant sur les lieux, le Prince porta la main à sa manche et blêmit :
— Mon talisman ! Je… Je l’ai perdu… !
— Non, je te l’ai emprunté ce matin, sans que tu le remarques, rétorqua l’autre en sortant effectivement l’objet en pierre de ses propres vêtements. J’en avais besoin pour pouvoir vous suivre.
Ils ouvrirent le passage et s’engouffrèrent à l’intérieur. Lorsque la trappe se referma sur eux, l’obscurité était la plus totale et le Prince frémit. Ils n’avaient pas de quoi s’éclairer, ils devaient avancer à l’aveuglette. Il entendit également la respiration du garçon se faire plus rapide, comme s’il était effrayé.
— Qu’est-ce qu’il y a… ? murmura-t-il ?
— … J’ai peur du noir… avoua le blond.
Sous le choc et bouleversé parce qu’il venait de se passer, WangZi BanShui ne put s’empêcher de rire nerveusement. Il avait craint que son camarade ne lui indique que les types étaient sur leurs traces et qu’ils allaient se faire tuer dans les prochaines minutes. En comparaison, affronter le noir n’était pas une terrible épreuve pour lui.
— Ce n’est pas drôle ! protesta le garçon en lui donnant un coup de coude.
— Excuse-moi…
Ce fut lui, cette fois, qui attrapa la main du blond. Il la sentit trembler dans la sienne et essaya de se montrer rassurant :
— Je ne te lâche pas. Le chemin va tout droit, faut juste faire attention parce que ça glisse un peu et tout est en pente.
Prudemment, ils commencèrent à se mettre en route. Comme son sauveur ne prenait plus la peine de parler à voix basse, il estima qu’ils ne craignaient plus rien. Aussi, après quelques minutes, il demanda doucement :
— Tu t’appelles comment… ?
— Chan YinMai.
— Comment… Comment tu as su, tout ça, ce matin ? Tu savais ce qui allait arriver.
Le blond garda un long silence, avant de soupirer :
— Je vois des choses, dans mes rêves. Des choses qui se passent pour de vrai ensuite. J’ai vu tes parents mourir.
Une boule se forma dans la gorge du Prince alors qu’il revoyait sa mère se faire égorger sur le seuil de la cuisine. Il serra un peu plus fort la main de Chan YinMai dans la sienne et murmura :
— … Tu as vu mon père… ? Il… Il a essayé de sortir aussi… ?
— Il n’a pas eu le temps, répondit sombrement le jeune Médium. Dans ce que j’ai vu, il a bu du vin en regardant le feu d’artifice par la fenêtre. C’était du poison.
Les larmes se mirent à couler sur les joues du Prince Héritier. Ils avancèrent sans plus parler. Chan YinMai ne savait pas quoi dire pour consoler son camarade qu’il entendait renifler dans le noir. Il voulait lui dire qu’il comprenait, lui aussi avait perdu ses parents. Mais la situation était différente, les siens n’avaient pas été assassinés et personne n’avait essayé de le tuer dans la foulée.
Ils finirent par atteindre la sortie dans la cabane abandonnée. WangZi BanShui eut un mouvement de recul en remarquant qu’une femme adulte les attendait à l’extérieur, mais Chan YinMai le rassura aussitôt :
— C’est ma maman. Elle va t’aider.
La femme devait avoir une trentaine d’années. En les voyant surgir de la petite maison, son visage inquiet s’éclaira brièvement.
— Vous voilà…
Elle s’accroupit à leur hauteur, les palpa pour vérifier qu’ils n’étaient pas blessés, tandis que le blond expliquait d’une voix beaucoup moins assurée que lorsqu’ils se trouvaient au Palais :
— C’était comme dans mon rêve… Ils ont mis le feu. Toute la famille de l’Empereur est morte… sauf…. Sauf lui…
Il désigna son camarade qui tremblait comme une feuille. Il faisait froid, il était parti avec ses vêtements, sans manteau. La femme passa la main dans les cheveux clairs de Chan YinMai et hocha la tête :
— L’incendie est visible depuis toute la ville.
Elle observa ce garçon dont elle avait la charge depuis deux ans. Son regard se leva vers la colonne de fumée qui s’élevait dans le ciel, alertant toute la population. Elle savait, grâce à son fils adoptif, quelle partie du Palais brûlait actuellement. Lorsqu’il lui avait raconté son cauchemar, ce matin, et expliqué qu’il allait suivre le Prince, elle avait voulu l’accompagner. Mais son petit garçon avait refusé en disant qu’il serait plus discret, tout seul. Que peut-être il se trompait. Mais au cas où, il lui avait demandé de se tenir prête à partir, dès la représentation terminée et de le retrouver ici.
Lu Lei s’intéressa ensuite plus attentivement au Prince Héritier. Comme Chan YinMai, ses vêtements et ses mains étaient tout sales à force d’avoir rampé dans la terre. Elle sentit son cœur se serrer en s’interrogeant sur ce que ces deux petits avaient pu voir là-haut. Il était terrifié, même s’il essayait de faire bonne figure. Il s’inclina devant elle pour la saluer en bredouillant :
— … Ma… Ma Dame…
En réponse, elle lui saisit les doigts en lui adressa un sourire aussi rassurant que possible :
— Je suis honorée de vous rencontrer, Votre Altesse. Et je vous présente toutes mes condoléances.
Les yeux déjà humides de l’enfant furent à nouveau noyés de larmes. Elle écarta doucement les bras et il se jeta à son cou en pleurant sans se retenir. La cheffe des Musivateurs le serra contre elle, puis le souleva du sol en se redressant.
— Partons sans attendre. Je ne saurais qu’à moitié étonnée qu’une patrouille passe en ville, il ne faut pas qu’on nous trouve.
Aussitôt, Chan YinMai s’accrocha à un pan de sa robe.
Confiante dans les capacités de son fils, Lu Lei avait déjà tout préparé. Les membres de la Troupe avaient été prévenus qu’elle partirait après la dernière représentation, qu’on l’attendait dans une autre région pour la suite du Nouvel An. Personne parmi les Musivateurs ne fut donc étonné par son départ, cette nuit-là. Accompagnée des deux enfants, elle se mit en chemin, désireuse d’instaurer autant de distance que possible entre eux et la Capitale, tout en se demandant ce que leur réserverait l’avenir.
Blotti contre la femme qui le portait, WangZi BanShui regarda par-dessus son épaule ZhenShen qui s’éloignait. Tout au sommet du tertre, il voyait l’incendie faire rage. À cet instant précis, le jeune Prince Héritier était loin d’imaginer qu’il ne reviendrait pas dans sa ville natale avant deux décennies, ni qu’il y rencontrerait alors un Cultivateur Itinérant répondant au nom de Zhang JingXi dont il tomberait amoureux.
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Illustration du chapitre, réalisée par Druide Lunaire : https://www.instagram.com/p/C8ytNNmtO4r/