Il y avait une rumeur bête et méchante qui sévissait depuis que le monde, tel qu’il était, existait. Elle chuchotait que les hommes des plaines aiment leurs grands-parents comme les autres aiment leur parents, leurs parents comme les autres aiment leurs enfants, et qu’il faut être né dans les plaines pour supporter le poids de l’amour parental local. Galabin avait rencontré dès son plus jeune âge des enfants d’autres peuples qui s’étaient moqués de lui avant même qu’ils n’aient eu le temps d’échanger quelques paroles, le traitant d’enfant gâté et de lèche-botte. Lorsqu’il avait grandi, les offenses avaient grandies avec lui.
Il n’avait aucune idée de la dose de vérité qu’il pouvait y avoir là-dedans, mais il admettait qu’il n’avait jamais été blessé par ces brimades venues d’inconnus. Seul comptait à ses yeux le regard de ses proches, et comme il s’était toujours efforcé d’être un bon fils, un bon cousin et un bon neveu, il s’était toujours senti, dans sa famille comme dans sa vie, parfaitement à sa place. Il fallait bien admettre qu’il ne semblait pas faire exception à ce sujet : les adolescents de sa communauté épaulaient avec détermination leurs parents dans toutes leurs tâches, et quand le moment était venu, ne rechignaient jamais à reprendre l’affaire familiale. Était-ce parce qu’ils aimaient trop leurs aînés pour développer leur propre personnalité et tracer leur propre route ? Galabin ne l’entendait pas ainsi. Les hommes des plaines étaient des nomades, communément appelés poursoliens, obligés de déplacer leur campement parfois tous les jours sur de longues périodes pour échapper aux caprices de la météo. Sans la stabilité et la coordination de leurs familles, chacune spécialisée dans un secteur différent, ils ne pourraient pas mener à bien leur mission.
Les Murac étaient sourciers de père en fils. C’était un rôle important, respecté, délicat. L’eau était à la fois nécessaire à leur survie, mais pouvait aussi, si elle était présente en trop grande quantité près du camp, causer leur perte. Les hommes de la famille aidaient à déterminer le meilleur emplacement de leur campement, étaient chargés de trouver les sources et de ramener chaque matin de quoi abreuver l’ensemble de la communauté pour la journée, et pas davantage. Cent trente deux gosiers. Les femmes Murac conditionnaient l’eau dans des gourdes en métal, et les distribuaient équitablement aux familles. Aucun stockage d’eau n’étant autorisé dans le campement, toutes les gourdes devaient leur être ramenées, vides, au petit matin.
Sans compter le cas particulier des Patrisson, la yourte des Murac était la seule à être toujours plantée à l’écart des autres, à plus de huit cent mètres du centre du camp. Souvent, par précaution, ils préféraient même mettre une distance supérieure à deux kilomètres. Leurs chevaux étaient rapides, la distance jusqu’au campement était vite parcourue, aussi ils ne se sentaient pas particulièrement isolés.
Leur communauté avait la garde de trois dragons des grands lacs. C’était un de trop, compte tenu de l’effectif de leurs troupes de combat. Certes, ils n’étaient pas très effrayants, lorsqu’on les voyait ainsi renversés sur les côtés, les yeux et les branchies dilatés, à onduler mollement comme des lombrics en plein soleil. Mais Galabin avait pu observer un jour l’effet revigorant que pouvaient avoir sur eux une brume épaisse, un jour où ils avaient été obligés de traverser un col plongé dans le brouillard. Il n’osait imaginer ce qu’il pourrait advenir s’ils se laissaient surprendre un jour par une averse. Pour leur plus grand bien, leurs Rhjoeïh, les sorciers du ciel, étaient des plus alertes, prédisant la météo avec une clairvoyance sans faille depuis des générations, et ce drame n’était, à sa connaissance, jamais arrivé.
C’était à son tour de faire le premier voyage de la journée jusqu’à la source. Il avait quitté seul sa famille endormie dès que la luminosité lui avait permis d’harnacher son cheval et celui de son père. Ainsi accompagné, il pourrait rapporter cent quatre-vingts litres d’eau. C’était le maximum qu’il pouvait se permettre de ramener en une seule fois. Les dragons des grands lacs percevaient facilement la présence d’eau à proximité lorsqu’elle était contenue dans les sacoches en peau de trente litres qui revenaient de la source, et ils étaient toujours excités lorsque sa mère et sa cousine les ouvraient pour plonger dedans les gourdes en fer blanc. Mieux valait donc s’y prendre par trois fois. À son retour, son oncle partirait à la source, puis son père ensuite.
Le point d’eau le plus proche de leur campement actuel était connu de sa famille depuis fort longtemps. C’était une source discrète, qui s’écoulait dans un bassin minuscule et peu profond, mais qui ne tarissait jamais. Alors, depuis six jours qu’il s’étaient installés dans le piémont du Palinois, il avait pu venir ici tous les jours. Les chevaux aussi connaissaient bien le chemin, il pouvait se fier au sens de l’orientation de Cama, sa jument de huit ans, qui escaladait à petit trot les flancs des contreforts des Monts Épineux, suivie de près par Tonne, son frère. Torturé par son esprit méthodique, le jeune cavalier mettait ce temps libre à profit pour penser à ce vieux dicton, passant ses souvenirs au peigne fin afin de se condamner ou de s’absoudre. Bien sûr, il aimait ses parents. À quel point ? Comment pourrait-on mesurer l’amour, voilà une idée bien stupide. Il lui arrivait de leur en vouloir. Lorsqu’ils insistaient pour savoir avec qui Galabin irait danser à la prochaine fête de l’envol, ou qu’ils disparaissaient le soir sans le prévenir, maintenant qu’il était assez grand pour aller se chercher à manger seul ; comme si être dispensés d’un simple mot d’adieu leurs donnait le sentiment d’être plus libres. Mais lorsqu’il leur avait confié sa frustration le mois dernier, ils avaient convenu ensemble qu’ils lui laisseraient au moins foulard noué sur le piquet de l’entrée s’ils devaient s’absenter, et avaient tenu parole depuis. Non, s’il devait être honnête avec lui-même, il n’avait pas vraiment de reproche à faire à ses parents. Il n’arrivait même pas à leur trouver un seul défaut. En revanche, ce n’était absolument pas le cas en ce qui concernait sa cousine, car chacune de ses qualités avait son pesant de bassesses. Elle avait toujours mené les parents et l’oncle de Galabin – son propre père – par le bout du nez, mais dès qu’elle avait su monter à cheval et aligner quelques mots, elle avait commencé à vouloir étendre sa zone d’influence au-delà de leur yourte familiale. Très vite, elle avait pris un maximum de responsabilités au sein de la communauté. Elle travaillait vite et bien. Elle était efficace pour être indispensable, indispensable pour être exigeante, exigeante pour être intimidante, intimidante pour être séduisante, séduisante pour être convaincante, convaincante pour être efficace… Personne ne semblait avoir de reproche à lui faire, tout le monde la laissait rouler sa bosse d’un foyer à l’autre sans chercher à voir ce qui se cachait au centre de ce cercle vertueux : un égo surdimensionné, qui ne serait pas même rassasié après avoir dévoré le cœur de chacun des membres de leur troupe.
Galabin s’était laissé emporter, il en avait conscience. Mais puisqu’il ne dirait jamais de pareilles horreurs à sa cousine, il pouvait bien se défouler un peu, en son for intérieur. Oui, il aimait aussi sa cousine, malgré les grands airs de femme élégante qu’elle aimait se donner. Il l’aimait même si, hier, à la fête de l’envol, il l’avait vu embrasser son meilleur ami derrière la yourte de la famille Moüki. Elle aurait pu choisir n’importe quel autre garçon de son âge, ils étaient tous amoureux d’elle !
Non, décidément, cette rumeur était stupide. Il aimait sa famille, oui, mais ni plus ni moins que n’importe quel adolescent. Il devait pourtant se résoudre à admettre une chose : rien au monde ne lui ferait quitter sa communauté.
La pente que montaient les chevaux depuis une petite demi-heure était douce. Un sentier serpentait entre les quelques épicéas et jeunes aulnes qui avaient bien voulus pousser entre deux rochers émiettés. Cama, sa jument de huit ans, s’arrêta au pied d’une paroi verticale de deux mètres cinquante, que Galabin devrait escalader seul. Il descendit, et aussitôt les deux chevaux s’éloignèrent pour aller s’abreuver à une petite résurgence trouble un peu plus bas. Alors qu’il levait les yeux pour évaluer le degré d’humidité de la roche, Galabin crut apercevoir du mouvement en haut. Il vérifia la présence de son arc dans son dos, des trois flèches dans son carquois et de son coutelas à sa ceinture, chargea sa corde sur son épaule puis les trois sacoches doubles dédiées au transport d’eau sur ses flancs et entreprit l’ascension. Quelques secondes plus tard, il jetait son matériel devant l’entrée de la baume de l’Auge, selon le nom que lui avaient donné ses aïeux. De cette corniche ensoleillée, elle semblait plongée dans le noir, mais elle n’était pas très profonde. Il n’était pas nécessaire d’apporter une lanterne pour venir se servir ici.
Il laissa sur place sa corde et n’emporta dans la caverne que les sacs de peau de phoquin. Comme, même vides, ils pesaient déjà leur poids, il s’assit sur une large pierre plate le temps que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Il avait déjà fait l’erreur de se précipiter sans attendre, et avait récolté à cette occasion une petite cicatrice sous le menton. Un jour, une barbe brune viendrait la dissimuler. Il la taillerait court, comme son père. Ou peut-être la garderait-il longue, se reprit-il, contrarié.
Il se releva et avança jusqu’à la source, en posant prudemment ses pieds sur les roches les plus stables qu’il trouvait devant lui, lorsque l’une d’entre elle s’adressa à lui sur un ton impérial :
– Que fais-tu sur notre territoire, humain ?
Une petite créature grise, presque nue, se tenait juste devant lui dans une position reptilienne, à raz du sol, en appui sur ses quatre membres. Il était sur le point de lui marcher dessus lorsqu’elle s’était mise à parler le longvallien avec un fort accent qu’il n’avait jamais entendu. Heureusement, Galabin avait l’habitude d’entendre et de comprendre, même approximativement, les sonorités variées que pouvaient prendre la langue commune aux cinq clans, aussi, il n’eut pas besoin de se faire répéter la question. Après s’être remis de la frayeur terrible qu’il avait ressentie sur le coup, et qui lui avait fait lâcher tout son matériel et porter la main à son arc, il se détendit légèrement et répondit en récitant d’un ton lent et articulé la formule qui le sauvait de toutes les situations comparables qu’il avait pu rencontrer :
– Je m’appelle Galabin Murac, je suis un sourcier poursolien, et cette source est une « propriété semi-confidentielle sous statut partagé » de ma famille, à laquelle j’ai un accès illimité lorsque mon campement est à moins d’une demi-journée de marche, ce qui est le cas actuellement. C’est pourquoi je suis ici de plein droit.
La créature inclina sa tête de gauche à droite plusieurs fois, en le dévisageant. Il se permit donc de lui rendre la pareille, et en conclut qu’il avait à faire à une jeune humanoïde quadrupède de sexe féminin. Elle promena ensuite ses yeux sur lui et sur les sacoches à ses pieds, et les arrêta un moment sur le coutelas qui pendait à sa ceinture. Par réflexe, il leva alors les mains, tendant vers elle ses paumes dans un geste universellement pacifiste. Elle dut décider à ce moment précis qu’il ne représentait pas un danger pour elle, car elle se dressa sur ses deux pieds. Galabin en fut déstabilisé, découvrant du même coup qu’elle n’était pas beaucoup plus petite et tout aussi à l’aise que lui en position debout.
– Cette eau appartient à la grotte et à ceux qui y habitent, déclara-t-elle.
Galabin ne put retenir un éclat de rire.
– Je viens ici depuis que je suis tout gamin, dit-il, je te garantis que personne n’habite ici !
Sa réaction et son langage soudain familier sembla agacer son interlocutrice, qui fronça les sourcils et pinça les lèvres avant de lui tourner le dos. En un clin d’œil, elle se retrouva au fond de la caverne, accroupie à quelques pas du bassin, et lui fit signe d’approcher. Tandis que Galabin s’exécutait, elle lui expliqua en désignant le sol. Sous son index se trouvait le petit trou souffleur dans lequel il s’amusait à jeter des cailloux en comptant les secondes lorsque, enfant, il attendait que son père ait finit de charger d’eau les chevaux :
– C’est ici qu’est l’entrée de la caverne clapotante.
– Ici ? esclaffa encore Galabin. Tu plaisantes ? C’est pas plus large qu’une taupinière, personne ne peut passer par là !
La jeune fille émit une sorte de claquement guttural, puis pour le contredire, elle disparut dans le boyau avec la rapidité et l’agilité d’un lézard. Estomaqué, Galabin se pencha au-dessus du puits, juste assez vite pour voir un pied disparaître dans l’obscurité. Il attendit quelques instants le retour de cette curieuse créature, puis, ne la voyant pas revenir, retourna à son affaire. Il ramassa les trois doubles sacoches et les amena près de l’eau. Il s’accroupit auprès de ce qui ressemblait à une petite flaque, mais qui était pourtant un trou d’eau d’une cinquantaine de centimètres de profondeur. C’est alors qu’un raclement de gorge insistant lui indiqua que la fille était de retour à ses côtés. Il sursauta.
– Tu pourrais prévenir avant d’apparaître à vingt centimètres de moi, râla-t-il. Tu me flanques une de ses frousse à chaque fois !
Il s’en voulut tout de suite de sa réaction, ne sachant toujours pas si la créature était amicale. Mais elle semblait maintenant très préoccupée, peut-être même angoissée. Elle ignora complètement sa remarque et lui dit :
– J’entends mes hommes qui arrivent. Si tu ne veux pas qu’ils s’en prennent à toi, tu devrais prendre tes bêtes et repartir. Mène moi à ton commandant, je négocierai avec lui les prélèvements que vous êtes autorisés à faire sur notre source.
Galabin fronça les sourcils. Il savait lorsqu’on lui mentait. C’était à son tour de juger si, malgré le fait qu’elle ne lui dise pas toute la vérité, la jeune fille représentait ou pas un danger pour lui et sa tribu. Ce qui était certain, vu les coups d’œil angoissés qu’elle jetait derrière elle, c’était qu’elle ne semblait pas en sécurité ici, et il n’était pas du genre à abandonner quelqu’un a un triste sort.
– Je ne peux pas quitter cet endroit sans eau, dit-il en adoptant cette fois le même ton intransigeant qu’elle.
Calmement, il se remit au travail. Il ouvrit une première sacoche, défaisant ses trois lanières puis décollant lentement le rabat du ventre du sac. La peau de phoquin était naturellement imperméable et auto-adhésive, et il fallait la manipuler avec beaucoup de délicatesse pour ne pas risquer d’endommager une partie ou l’autre de la sacoche.
– On doit se dépêcher, le brusqua la fille.
– On ira plus vite si tu m’aides, répondit-il en lui désignant du menton toutes les sacoches vides.
Il pivota légèrement pour qu’elle puisse observer ses gestes, tandis qu’il plongeait les sacoches dans l’eau l’une après l’autre : le bassin n’était ni assez large, ni assez profond pour qu’il puisse immerger les deux simultanément. Elles se remplissaient vite, en produisant de grosses bulles d’eau. Chacune semblait avoir assez de contenance pour vider le trou d’eau, pourtant, le temps qu’il referme le capuchon et les attaches de la première sacoche, le niveau était déjà revenu à son emplacement initial. Une fois les deux sacs jumeaux remplis et bien refermés, Galabin passa la tête dans un trou prévu au centre de la large lanière qui reliait les deux poches d’eau ensembles, et se redressa doucement sous le poids écrasant des soixante kilos d’eau.
– Remplis les autres pendant que je fais descendre celle-ci, dit-il.
Il ne savait pas du tout si la créature, qui l’avait regardé faire sans dire un mot, allait lui obéir, mais il avait déjà décidé que si c’était le cas, il lui ferait une place sur son cheval. Cama était moins puissante que Tonne, le cheval de son père – qui ne devait pas son nom au tonnerre mais à son statut de cheval le plus lourd et le plus haut du camp – mais elle pouvait porter jusqu’à cent cinquante kilos à condition qu’il ne la pousse pas trop. Il ne pouvait pas se permettre de rentrer sur ses propres jambes, surtout après avoir perdu du temps à la source, car tant qu’il n’était pas rentré, personne au camp n’avait la moindre goutte d’eau disponible.
De retour à l’extérieur, il se déchargea de son pesant butin et entreprit d’attacher un bout de sa corde dans la lanière du sac, et l’autre bout autour d’un gros rocher. Il fit ensuite descendre l’eau lentement, jusqu’au sentier où broutait sa jument. Les sacoches n’avaient pas encore touché le sol lorsqu’il vit arriver, titubant à peine sous le poids des quatre sacoches gorgées d’eau, la jeune fille enveloppée dans une grande cape grise. Elle les déposa à ses côtés, déclarant devant ses yeux ébahis :
– Il faut y aller maintenant.
Quelques minutes plus tard, ils cheminaient sur le dos de Tonne, qui portait à lui seul les deux enfants et un chargement double. Galabin avait renoncé à monter Cama avec la créature, après avoir revu à la hausse l’estimation de son poids face à l’exploit qu’elle avait réalisé. Jusqu’à aujourd’hui, il n’avait connu que son oncle capable de porter cent-vingt litres d’eau, et le gaillard faisait deux fois la taille de la jeune créature. Bien sûr, il avait voulu savoir comment elle s’y était prise. Tout ce qu’il avait réussi à tirer d’elle, c’était de nouveaux avertissements.
– Je suis entraînée, disait-elle simplement, dépêchons-nous maintenant.
Il avait finit par renoncer à comprendre ce qu’il venait de voir, et avait tenté d’obtenir des réponses à des questions plus simples. Il avait ainsi appris que la créature était une naine des profondeurs du nom d’Amandrille Berghün.
– C’est quoi une naine des profondeurs ? avait-il tenté.
Alors qu’ils approchaient de sa tente, que les arbres s’étaient fait rares puis absents, maintenant que le sol n’était plus que broussailles et herbes sèches, elle n’avait toujours pas répondu. Sans doute avait-elle trouvé la question stupide, ou indiscrète. Comme elle était derrière lui, les mains fermement resserrées sur ses côtes, il ne voyait pas si elle avait l’air agacé. Mais alors qu’il se retourna pour avoir la confirmation de ses suppositions, il trouva le visage de la naine métamorphosé par l’émerveillement. Elle s’extasiait devant le paysage de la plaine, où le soleil et le vent transformaient la prairie en filins d’or dansant. Croisant son regard, elle lui sourit de toutes ses dents. Il n’y avait plus une trace d’angoisse ou de fermeté sur son visage, comme si la menace qui la tracassait plus tôt avait soudain disparue. Ainsi auréolée de bonheur, elle lui paraissait beaucoup plus humaine, et il se sentit gêné de l’avoir pris plus tôt pour un être à moitié sauvage. Alors qu’il cherchait des mots d’excuse à balbutier, il entendit au loin la corne d’urgence de son camp retentir.
– Ça c’est pas normal, s’inquiéta-t-il. Tonne, on accélère un peu, yah !
L’épisode avait définitivement mit fin aux tentatives de Galabin de faire plus ample connaissance avec la naine. En silence, ils parcoururent encore quelques centaines de mètres, lorsqu’un long cri déchirant leur parvint. Ses pensées se figèrent tandis qu’il écoutait, pour en être sûr, le hurlement s’élever à nouveau.
– C’est ma cousine ! s’affola-t-il alors. Tonne, au galop, yah, yah !
Les chevaux protestèrent d’un hennissement, mais accélérèrent encore l’allure. Cama, qui portait pourtant moins de poids que Tonne, se laissa distancer. Galabin ne s’arrêta pas pour l’attendre et ne lui demanda pas d’accélérer. Ils n’étaient pas loin de la tente, elle saurait retrouver son chemin. Sa cousine était en danger.
Arrivé devant sa tente, Galabin eut juste le temps de constater que les autres chevaux n’étaient pas là. Il sauta de Tonne alors qu’il était encore en mouvement, oubliant les mains de la naine qui se cramponnaient à lui avec panique, et l’entendit se recevoir difficilement sur le sol derrière lui. Il n’avait pas le temps de s’en soucier, il courrait jusqu’à sa tente. Il ouvrit et repoussa la toile de l’entrée. Au milieu de la pièce de vie, Ondine, trempée de la tête aux pieds, s’était jetée par terre dans une mare de boue. Elle regardait avec détresse, impuissante, ses deux mains grouillantes d’eau, et Galabin, qui faisait le tour de la pièce pour comprendre d’où venait la fuite, mit du temps à comprendre l’incompréhensible vérité.
– L’eau sort de ses mains, dit alors Amandrille.
La naine se tenait au seuil de la tente, les yeux rivés sur le même point que sa cousine. Sur ce point autour duquel Galabin avait tourné sans vouloir le regarder. Oui, l’eau sortait des mains d'Ondine. Elle jaillissait de chacune des pores de ses mains, gouttant entre ses doigts, tourbillonnant dans ses paumes creuses, sillonnant le long de ses bras, tombant en cascade dans la flaque qui grandissait autour d’elle.
– D’accord, ok, ok, ok, se répéta Galabin pour reprendre de la contenance. L’eau sort de tes mains, on va trouver une solution. Ondine, c’est moi, il faut que tu arrêtes de paniquer, d’accord ?
Galabin s’était assis face à elle, genoux dans la boue, et avait doucement saisi chacun des poignets de sa cousine dans chacune de ses mains. L’eau dégoulinait maintenant sur ses propres bras, imbibant petit à petit ses vêtements. Son premier réflexe fut de presser ses paumes de mains contre celles de sa cousine, comme s’il avait tenté d’arrêter une hémorragie, mais l’eau sembla sortir avec encore plus d’ardeur. La pression était immense, et Ondine était d’autant plus paniquée. Alors, Galabin essaya de se calmer, de faire le vide dans sa tête. De ne pas penser aux dragons des grands lacs, de ne pas penser aux cornes de détresse qu’il avait entendu sonner dix minutes plus tôt. Tout ce qu’il souhaitait, c’était parvenir à capter le regard de sa cousine. En vain. Les yeux exorbités d'Ondine ne quittaient pas les flaques bouillonnantes au centre de ses paumes. Il ne savait pas quoi faire pour la calmer. Ondine ne perdait jamais le contrôle de la situation, la voir ainsi révulsée était insupportable. Il essaya encore de lui demander de le regarder, de lui répondre, d’essayer de la rassurer avec des propos calmes et rassurants. Sans résultat. Alors, il décida de changer de tactique. Abandonnant toute rationalité, la voyant vider au sol l’équivalent de dix rations individuelles d’eau en une minute, il se mit aussi à vider son sac :
– Je t’ai vue à la fête de l’envol, hier, avec Joël. Je t’ai vue qui l’embrassait. Tu sais que c’est mon meilleur ami, depuis toujours.
L’eau sembla sortir plus vite, en plus gros jets, des mains d'Ondine. Du coin de l’œil, il vit la naine s’approcher de lui. Elle lui jetait des regards interloqués, se demandant sans doute ce qu’il faisait, sans toutefois l’interrompre. Galabin reprit, laissant ses propos de plus en plus décousus et exagérés se déverser de sa bouche, accompagnant les flots d’eau qui coulaient sur eux :
– Je comprends pas pourquoi tu sors avec lui. Joël, tu le sais, c’est mon ami, c’est comme ça, depuis qu’on est tout petits ça a toujours été Joël et Galabin, Galabin et Joël,… C’est mon pote, à moi, tu vois. Toi, tu obtiens tout ce que tu veux, tout le monde t’adore, pourquoi m’avoir pris aussi mon pote ? Je suis tellement… Je comprends pas pourquoi t’as fait ça, et je t’en veux, non, je suis en colère contre toi, et même, même, je te déteste pour ça.
Les mains d'Ondine commencèrent à trembler. Au centre des paumes, deux petits geysers commencèrent à se former, et Galabin continua d’autant plus :
– T’es qu’une enfant gâtée, ça te suffisait pas d’être la préférée sous cette tente, il fallait que tout le monde t’aime, que tout le monde t’adore, tu es égoïste et prétentieuse et capricieuse, t’es rien qu’une sale profiteuse !
Lorsqu’il prononça ce dernier mot, les deux mains d'Ondine se refermèrent brutalement, et il constata que l’eau avait cessé d’en jaillir à l’instant où il se prit l’une des deux dans la figure.
J'ai beaucoup aimé voir Amandrille se déplacer comme un lézard à l'entrée de la grotte clapotante ! Au début je ne l'ai même pas reconnue, parce que Galabin pose sur elle un regard d'humain qui s'attache surtout sur ses différences, qui sont normales pour Amandrille. Je trouve que ce décalage est vraiment bien rendu.
Cette eau qui sort des mains d'Ondine (qui porte donc bien son nom !) est très mystérieuse et clairement effrayante. La réaction de Galabin m'a surprise et amusée en même temps : il n'est vraiment pas doué pour rassurer les gens, celui-là :D Bon, il a bien mérité sa gifle, même si je l'aime bien quand même !
Petite suggestion pour une répétiton :
- "Oui, l’eau sortait des mains d'Ondine. Elle jaillissait de chacune des pores de ses mains," "pore" est masculin, tu pourrais mettre "chacun des pores de sa peau", pour éviter de répéter "main", même si c'est une formule un peu figée. C'est difficile, vu qu'il y a déjà "paume" pas loin ^^
Hâte de lire la suite !
A très vite
Merci pour ton retour :)
Je suis très contente que ce décalage du regard humain ait fonctionné après plusieurs chapitres passés avec Amandrille.
En effet Galabin n'est vraiment pas délicat sur ce coup là. J'ai hésité sur le coup de la gifle (non violence, etc...) mais je trouve que ça clôture bien la scène.
A bientôt !
Je vais vite lire la suite parce que ça m'intrigue !!!
Elle chuchotait que les hommes des plaines aiment leurs grands-parents comme les autres aiment leur parents, leurs parents comme les autres aiment leurs enfants, et qu’il faut être né dans les plaines pour supporter le poids de l’amour parental local.
Est-ce qu’il faudrait pas plutôt conjuguer à l’imparfait? Sinon j’enlèverai « local » c’est très subjectif mais je trouve qu’il casse un peu la mélodie de cette phrase (et mettre « le poids de cet amour parental?) bon c’est vraiment très personnel haha
Je trouverai bien qu’il nomme Ondine et Joël quand il pense à elleux au début du chapitre comme ça on voit tout de suite quel nom mettre dessus
Encore un nouveau point de vue j’adore ! Et pas directement celui de la « personne spéciale » comme tu lis mon livre tu peux imaginer que ça me plaît ! ;)
Sinon je trouve que c’est très bien écrit et j’ai même l’impression que y a eu un level up de ton écriture non ? :D c’était déjà bien mais j’ai trouvé ce chapitre encore plus fluide c’est chouette :) continue comme ça !!
En effet je crois qu'on partage ce goût pour les changements de points de vue !
En ce qui concerne l'écriture, écoutes ça tombe bien que tu m'en parles car justement quand je relis la première partie j'ai l'impression que ce n'est pas vraiment raccord avec le reste. Quand j'ai commencé ce livre je sortais de l'écriture d'un roman de SF adulte sur la dépression, il m'a peut-être fallu un peu de temps pour retrouver mes marques dans un style bien différent... Ça vaudrait peut-être le coup que je tente une réécriture de cette partie 1.
Bonnes lectures et bonne écriture (j'attend la suite de Destins Flottants avec impatience ;) )
Je me demande si le fait qu' Amandrille et Ondine ont chacune une particularité peut affluer encore plus sur les dragons. Si c'est le cas Galabin va être encore déçu que tout les regards ce tournent encore vers sa cousine.
vivement la suite de cette histoire