PARTIE 2 - NOTRE MONDE | Chapitre 32 : Le silence et les cris

Le chaos qui s’ensuivit fut total.

Parfait.

La reine Juliette s’était levée pour interpeller Diane, l’accusant de les avoir bernés, soutenant avec ferveur que s’ils avaient su qui se cachait derrière la Panthère Noire, personne n’aurait accepté cette proposition aussi folle qu’ambitieuse. Marina quant à elle fixait la reine des Ospales d’un air vide, sans émotion.

Taravahë était entrée dans une discussion animée avec le roi du Sskiar et leurs interprètes tentaient tant bien que mal de respecter la cadence des échanges, tandis que Ren traduisait calmement chaque geste rapide et saccadé de l’Impératrice Noire.

Eléanor avait posé ses yeux écarquillés sur Jade, qui n’accordait d’attention qu’à son corbeau. Bouche bée, la reine de Percée ignorait sciemment les commentaires désagréables que Valmec susurrait à son oreille. Elle n’avait d’yeux que pour la Panthère Noire. Et soudain, ses prunelles noisettes ternes reprirent vie.

Amalric soufflait et grommelait, sous l’œil indifférent de Kiryana. Le regard impassible de la Sorcière Bleue faisait des va-et-viens entre le roi de Galvin, Diane, et la Panthère Noire. Garance ne quittait plus Jade des yeux, l’air curieux et inquiet à la fois, et parlait d’une voix grave et solennelle à son époux. Le Dévoué Daryn et le Penseur Perrault s’étaient approchés de la Table des Dix, tentant d’imposer le retour du calme dans l’assemblée, en vain.

Puis, une voix s’imposa parmi les autres. Non pas parce qu’elle était plus forte, ou plus agressive, mais parce que son timbre déchiré avait transpercé l’air comme nulle autre n’était parvenu à le faire.

— Gardes !

Tous se turent instantanément et se tournèrent vers le propriétaire de cette voix qui peinait à cacher sa détresse. Le roi Christian se tenait penché au dessus du plateau de marbre, les mains croisées devant sa bouche, et les yeux clos. L’affaissement de ses épaules et le tremblement de ses mains dissuada quiconque de lui rappeler qu’il ne disposait pas de la Parole en tant qu’Attendant. Il rouvrit les yeux lentement, et tous purent observer le voile sombre qui les recouvrait comme un linceul.

— Gardes ! répéta-t-il d’un ton assez puissant pour traverser les portes de bois.

Aussitôt les battants s’ouvrirent sur deux jeunes hommes à l’air interloqué, enveloppés dans leur armure blanche et acier, luisante au soleil. Le roi d’Indeya ne leur adressa pas un regard.

— Faites appeler le Général Ighnar et mon premier ministre. Dites-leur que…

Sa voix mourut dans sa gorge quand ses iris se posèrent sur le visage illisible de son épouse. Pendant un court instant, leurs regards se croisèrent par-dessus les plumes noires de l’oiseau, et les yeux de Christian s’adoucirent imperceptiblement. Puis, il détourna la tête violemment, et Jade baissa les yeux de nouveau sur Neven.

— Dites-leur que nous avons démasqué la Panthère Noire.

Les deux soldats semblèrent confus, néanmoins ils hochèrent la tête avec loyauté et disparurent dans le couloir.

— Mais… bégaya Juliette, se tournant abruptement vers Jade. C’est un mensonge, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas vraiment à la tête de cette secte de révolutionnaires ? Pendant tout ce temps, vous étiez autour de cette Table avec nous, à réfléchir à comment mieux servir les intérêts de notre Dynastie, c’est impossible… C’est une machination de la part de la reine Diane, j’en suis persuadée. Mais ce n’est pas fini… Reine Jade, vous devez vous défendre !

La reine d’Indeya ne lui offrit rien d’autre qu’un profond silence en réponse, puis elle sourit. Dans un sourire triste, attendri, elle releva lentement la tête et son regard se posa sur Juliette. Il apparaissait aussi sombre que les plumes du corbeau. La bouche de la reine de Crystallide s’ouvrit en grand dans un cri muet, et elle se tut.

— Il me semble que les preuves sont plutôt accablantes, ajouta Garance, sa voix lourde de déception. Nous ne faisons peut-être pas tous confiance à la reine Diane et à ses méthodes, mais nous devons reconnaitre l’évidence : l’implication de la reine Jade semble incontestable.

— Oui… intervint la voix lointaine d’Eléanor. Je crois que… le corbeau… Le corbeau a prouvé que sa maîtresse, celle qui l’a élevé et dressé, ne peut être… que la reine Jade.

Diane des Ospales, pour la première fois, accorda un sourire resplendissant à la reine de Percée, qui évita soigneusement le regard de diamant, brillant de satisfaction. Après un long moment d’immobilité générale, presque respectueuse, Marina prit la parole d’un ton doux.

— Roi Christian, que comptez-vous faire ?

— Je… Je ne sais pas, lâcha ce dernier, las. Je ne crois pas être capable de prendre une décision à l’instant où nous parlons. C’est pourquoi j’ai besoin… Je crois qu’il vaut mieux que je me repose sur l’avis de mon premier ministre.

— Je comprends votre difficulté, approuva Garance dans un hochement de tête compréhensif. Et s’agissant de la Table des Dix ? Nous ne pouvons valablement pas laisser la… Panthère Noire comme Parlante et représentante des intérêts du Royaume d’Indeya ?

— Naturellement, non, confirma Christian d’un ton exténué, secouant la tête avec lenteur.

Il s’apprêtait à continuer quand plusieurs silhouettes firent leur apparition dans la large pièce dorée. Le visage dur et strict de Guillaume d’Arsénis ne laissait aucun doute sur les pensées qui l’animaient à cet instant précis. À sa droite, le Général Ighnar se tenait droit et fier, et adressa un salut à son souverain. Derrière eux apparurent alors l’Intendante du Palais, dont les traits était parfaitement lisses, et l’Ange des Sourires.

La reine d’Indeya leva enfin les yeux, et capta immédiatement le regard orageux de Gina, qui renfermait une magnifique promesse d’apocalypse.

— Votre Majesté, vous m’avez fait appeler, déclara Guillaume, fidèle.

Christian coula un regard reconnaissant vers son premier ministre, avant de soupirer longuement.

— Oui, je… Nous avons démasqué la Panthère Noire. Nous ne pouvons décemment pas la laisser siéger parmi nous à la Table des Dix. Je comptais sur votre sagesse pour m’aider à déterminer la meilleure démarche à suivre.

Le premier ministre marqua une pause, son regard perçant balayant l’assemblée de souverains avec un étonnement presque totalement dissimulé.

— Je vois, acquiesça-t-il, les sourcils froncés. Puis-je néanmoins demander en quoi la décision vous revient ? La Panthère Noire et ses actions ne concernent pas directement le Royaume d’Indeya, me semble-t-il.

— Oh, je suis navrée de vous contredire, Monsieur le Premier Ministre, glissa la reine Diane dans un rictus sournois. Mais cette décision, j’en ai peur, vous concerne bel et bien. Peut-être même plus que nous tous ici.

Guillaume d’Arsénis asséna un regard dédaigneux à la reine des Ospales, qui osa lui répondre par un sourire en coin dégoulinant d’arrogance. Christian ferma les yeux de nouveau.

— Oui. Malheureusement, Guillaume, cette décision doit être prise par le Royaume d’Indeya. Car la Panthère Noire se trouve ici même en ce moment, et donc sur notre territoire. La justice d’Indeya est donc compétente. De plus, cela nous concerne directement car… La Panthère Noire n’est autre que notre reine.

Le premier ministre fit un pas en arrière sous l’effet du choc. Ses yeux écarquillés se posèrent sur Jade – qui semblait comme prisonnière d’un autre monde aux côtés de son corbeau – avant de revenir sur le roi d’Indeya. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Alors, une autre voix retentit dans la pièce. Elle n’était pas neutre, ni posée, mais éraillée, grondante de menaces.

— C’est une plaisanterie ? siffla l’Ange des Sourires, s’avançant aux côtés du premier ministre. C’est ridicule. La reine Jade ne peut pas être la Panthère Noire.

— Vraiment ? rétorqua Diane avec froideur. Et pourquoi donc ? Pensez-vous peut-être qu’elle n’en est pas capable ?

Gina braqua ses prunelles étincelantes de rage sur elle.

— Ça, je sais pas. Mais j’ai rencontré la Panthère Noire. Et c’est pas elle.

— Et comment pouvez-vous en être si certaine ?

— J’en suis certaine, cracha-t-elle, parce que j’ai senti…

Elle se tut lorsqu’elle se trouva happée par les iris émeraude de la reine d’Indeya. Les lèvres sombres de Gina se muèrent dans un chuchotement silencieux. Elle semblait se trouver soudain incapable de parler, là, engloutie par le regard pénétrant de la reine… ou plutôt, de la Panthère Noire.

Jeanne apparut à sa gauche et posa une main réconfortante sur son avant-bras, qu’elle s’était mis à gratter frénétiquement. Les manches de sa chemise de lin retroussées laissaient apparaitre des cicatrices grisâtres. L’Intendante du Palais adressa un regard plein de sollicitude au roi d’Indeya.

— Votre Majesté, peu importe votre décision, sachez que nous la respecterons. Toutefois, s’il vous plaît, n’oubliez pas qu’il s’agit de la reine.

Christian observa longuement l’Intendante du Palais avant d’hocher la tête avec une lenteur léthargique. Dans une inspiration saccadée, il dissimula son visage dans ses mains.

— Notre reine aura droit à un procès, tout comme n’importe quel autre citoyen d’Indeya. Mais en attendant, elle doit être écartée de la Table des Dix. Guillaume, je vous laisse maître dans le choix du traitement qui doit lui être accordé.

Jeanne échangea un coup d’œil furtif, inquiet, avec l’Ange des Sourires, qui esquissa une grimace hargneuse, tandis que le premier ministre décrivait un pas en avant.

— Bien, Votre Majesté, accepta-t-il d’une voix profonde, solennelle. Gardes, saisissez-la.

Le Général Ighnar tendit un doigt autoritaire en direction de Jade, et ses seconds se précipitèrent vers la reine. Ils se placèrent chacun d’un côté et s’emparèrent de ses bras, la forçant à se lever. La reine d’Indeya obtempéra sans résister, mais son compagnon en revanche n’était pas de cet avis. Le corbeau se mit à croasser à en perdre la voix et quitta l’épaule de Jade pour virevolter autour de la tête des soldats, plongeant sur eux pour leur asséner un coup de bec sur le crâne. Leurs gémissements furent couvert par la voix calme de Guillaume.

— Votre Majesté, veuillez je vous prie dire à votre… animal de cesser ces attaques.

Jade hocha la tête d’un air absent.

— Neven, appela-t-elle, sa voix comme une berçeuse. Arrête donc de mordre ces messieurs, je te prie. Allons, sois raisonnable. Toi et moi, nous savons bien que les soldats ne sont pas le cerveau de la décision.

Comme hypnotisé, le corbeau se figea dans l’air et tourna la tête de côté pour fixer sa maîtresse. Et lorsqu’elle lui offrit un sourire radieux, il sembla accepter son sort et retourna se poser sur le dossier de la chaise désormais vide. Les gardes, soulagés, entrainèrent la reine d’Indeya avec eux. Alors que les trois s’arrêtaient devant le général, dont les lèvres se tordaient lentement dans un rictus carnassier, un cri brisa le silence.

— Mais c’est n’importe quoi ! rugit Gina, s’élançant pour s’interposer entre la reine et le général. Vous ne pouvez pas arrêter la reine, ça n’a aucun sens !

— Je ne fais qu’obéir aux ordres, Mademoiselle Gina, argua Ighnar d’un ton monocorde. Vous les avez entendus comme moi.

— Mais ces ordres n’ont aucun sens ! martela l’Ange des Sourires, ouvrant le bras dans un grand geste expéditif, comme pour rejeter le monde entier. La reine Jade ne peut pas être la Panthère Noire. C’est forcément une manipulation de la reine des Ospales, et vous êtes tous en train de tomber dans le panneau !

Dans un mouvement rageur, elle darda ses yeux crépitant d’éclairs sur chaque roi et reine de l’assemblée.

— Gin’, risqua Jeanne avec précaution, s’il te plaît. Contrôle-toi. Si le roi a dit…

— Quoi ? s’étrangla cette dernière, se dégageant de l’étreinte de Jeanne avec fureur. Si le roi l’a dit, alors c’est forcément vrai ? C’est ça ?

Jeanne baissa les yeux, l’air désolé, abattu. Le premier ministre profita de cet instant de répit pour reprendre la parole.

— Général Ighnar, ordonna-t-il d’un ton dur, vous enfermerez Sa Majesté la reine dans ses appartements pendant toute la durée de la Table des Dix, et ce jusqu’à ce qu’elle comparaisse devant la Cour de Justice. Pendant la tenue de la Table des Dix, il nous sera impossible de tenir un procès. Toute personne souhaitant rendre visite à Sa Majesté la reine devra m’en avertir afin que je lui octroie une autorisation ponctuelle.

Comme pour appuyer ses dires, il plaça un regard insistant sur Gina, qui lui répondit par un rictus odieux.

— Un procès ? répéta Juliette, comme si sa langue était remplie de poison. Mais un procès pour quoi ?

— Il faudra mener une enquête une fois la Table close, afin de déterminer le danger que la Panthère Noire et ses disciplines représentent pour Indeya, répliqua le premier ministre, avant de jeter un regard torve vers Diane. Et pour investiguer l’ampleur des crimes que les Panthères ont commis sur l’ensemble du Continent. Comme vous devez le savoir, reine Juliette, nous n’avons plus vraiment le choix, maintenant que vous avez voté pour l’instauration d’une union judiciaire…

Juliette émit un petit ricanement dédaigneux et croisa les bras sur sa poitrine.

— Uh ! Qu’ils ont voté. Je n’ai jamais voté ça, moi.

— Je suis navrée de couper court à votre idéalisme, reine Juliette, tempéra Marina, avec une certaine dureté cependant. Mais sachez qu’une fois le scrutin exprimé, le résultat est présumé représenter la décision de tous.

Juliette ne répondit rien. Lorsqu’un souffle agacé s’échappa de ses lèvres, quelques courtes mèches blondes s’envolèrent au-dessus de son front.

— Mais… bafouilla Eléanor, ses yeux hagards ne sachant plus où se poser. Que va-t-il se passer maintenant… à la Table ? Si la reine Jade n’est plus présente, alors… qui… qui sera Parlant ? Comment allons-nous faire pour… la suite des débats ?

— La reine Eléanor a raison, reprit la Présidente de la Table des Dix, sa voix retrouvant sa neutralité. L’arrestation de la reine Jade met en péril les débats. Je comprends naturellement que vous ne souhaitiez pas la maintenir dans son statut de Parlante. Mais si je puis me permettre, la faire enfermer dans ses appartements me semble légèrement extrême. Pourquoi ne pas la laisser assister à la suite des débats, en tant que simple Attendante ? Et vous, roi Christian, reprendrez alors le rôle de Parlant.

— Eh bien, eh bien… intervint une voix mielleuse. À présent, essaierez-vous d’ingérer dans les affaires judiciaires internes des autres royaumes, Madame la Présidente ?

Marina fit brusquement volte-face pour fusiller Diane du regard. Sa bouche se déchira dans une grimace irritée à la vue du sourire blafard.

— J’essaie simplement de défendre les intérêts de la Table des Dix. C’est la raison pour laquelle vous m’avez élue à sa tête, il me semble. Et je ne crois pas que changer brusquement sa composition soit une solution.

— Je suis profondément navré de perturber le fonctionnement de la réunion, Madame la Présidente, déclara le roi Christian d’un ton lourd de regret. Mais dans l’immédiat, je ne vois pas d’autre solution. J’ai peur de ne plus pouvoir accorder ma confiance à la reine Jade. Et je ne sais pas si vous, membres de la Table des Dix, y parviendrez plus que moi.

Jade se figea entre les bras des soldats. Elle abaissa la tête, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention de Gina. Ses sourcils noirs se tordirent sur son front.

— Je vois, concéda Marina, les lèvres pincées. Daryn, poursuivit-elle, offrant un regard à l’interpellé par-dessus son épaule. Le souverain légitime qui a délégué la Parole à son Attendant a-t-il le droit de la reprendre ? Suite à un évènement particulier, un empêchement, dirons-nous ?

Le Dévoué Daryn retourna auprès de son pupitre, sur lequel trônait de longues feuilles de parchemin – Les Écritures – qu’il examina avec minutie pendant quelques minutes, avant de relever la tête en direction de la Présidente.

— Oui, il en a le droit. En fait, le souverain légitime, lorsqu’il nomme un Parlant, procède à une délégation. Il choisit de son propre chef de transférer son pouvoir parce que ce pouvoir lui appartient. Il peut donc en disposer à sa guise. Donc, cela signifie qu’à chaque instant, il peut mettre fin à la délégation et reprendre la main. Il suffit pour cela que le souverain fasse une déclaration en présence de tous les membres de la Table, et le changement doit être consigné dans le compte-rendu des Écritures, signé par le… La Présidente de la Table des Sept… Des Dix.

Marina inclina la tête, avant de poser son regard mordoré sur la reine d’Indeya, toujours encadrée par la garde royale.

— Bien. Si c’est ce que vous souhaitez, roi Christian, procédez donc.

Christian prit appui sur le marbre pour se lever et regarda ensuite chaque roi et reine tour à tour, avant de prendre la parole d’un ton sans appel.

— Moi, roi Christian souverain légitime du Royaume d’Indeya, retire céans la délégation de pouvoir que j’ai réalisée en faveur de mon épouse, la reine Jade ici présente. Pour des raisons indépendantes de la Table des Dix, cette dernière est empêchée de remplir son rôle en tant que Parlante. Je souhaite reprendre la Parole, et devenir Parlant du Royaume d’Indeya.

Il jeta un œil vers le pupitre pour vérifier que Daryn prenait bien en note sa déclaration, puis son regard sombre se posa alors sur Guillaume d’Arsénis.

— Et je nomme mon premier ministre, Guillaume d’Arsénis ici présent, en tant qu’Attendant.

Des murmures s’élevèrent autour de la Table, dont certains qui avaient pour seul objet de traduire l’annonce du roi d’Indeya. Des regards étonnés, puis résignés se chassèrent et se croisèrent. Aucun ne brillait autant que les prunelles glacées de Diane des Ospales.

Invité par Daryn, Guillaume d’Arsénis prit place sur le siège précédemment occupé par le roi Christian, tandis que celui-ci comblait le vide laissé par l’absence de Jade. Lorsqu’il s’appuya contre le dossier, Neven, posé sur le rebord sculpté de la chaise, s’envola dans un hurlement désagréable.

Perrault apporta le parchemin à la Présidente d’un pas trottinant, mais la courbe triste de ses lèvres trahissait son mécontentement. Alors que Marina saisissait une longue plume noire dégoulinante d’encre, une exclamation rauque brisa le silence.

— Qu’est-ce que vous faites ? aboya Gina, son ton empli de venin.

Sa haine semblait au premier abord dirigée vers les soldats du roi, pourtant son regard électrisant était fixé sur Jade, et elle seule, comme s’il voulait la déchiqueter vivante. Elle écarta les bras dans un geste de rage désespérée.

— Pourquoi vous dites rien ? Mais parlez !

Les lèvres roses de Jade se plièrent dans une grimace mi-amusée, mi-désolée, mais elles demeurèrent closes. L’Ange des Sourires fit un pas menaçant en avant, dans un grognement bestial.

— Vous passez votre temps à parler. Vous parlez toujours, tout le temps. Souvent pour ne rien dire, parfois juste pour le plaisir d’irriter. Mais jamais… Vous ne vous arrêtez jamais…

Sa voix se brisa lorsqu’elle aperçut le sourire mélancolique de Jade.

— Et là… Là, vous n’avez rien à dire ?!

Sa voix explosa dans un dernier déchirement. Son cri résonna longuement contre les murs de pierre et sur le marbre de la Table, mais aucune réponse ne lui parvint. Jade demeurait parfaitement muette. La fêlure qui habitait ses prunelles parlait pour elle.

— L’Ange des Sourires a raison, même si elle ne l’exprime probablement pas tout à fait de la bonne manière, intervint le Premier Ministre d’un ton posé mais sec. En tant qu’accusée, vous avez le droit de vous défendre. Alors, nous vous écoutons. Avez-vous une dernière chose à déclarer, Votre Majesté ?

Lorsque Jade se tourna vers Guillaume, ses yeux scintillaient d’une lueur étrangement joviale. Rapidement, son regard captura celui de Gina, et plus qu’une lueur, ce qui brillait désormais en elle était aussi dévorant qu’un brasier.

— Je dois avouer que…

Elle marqua une pause, tandis qu’un sourire narquois soulevait le coin de sa bouche.

— Je suis déçue que vous ne m’ayez pas reconnue. J’étais pourtant certaine de vous avoir fait grande impression, cette nuit-là…

Les lèvres sombres de Gina s’entrouvrirent, et sa mâchoire tomba lentement. Le sourire de Jade s’élargit et elle détourna les yeux sans un mot.

Dans un soupir, Christian adressa un geste fatigué de la main à ses gardes.

— Général Ighnar, emmenez la reine dans ses appartements.

Les dents cassées du général apparurent à la lumière lorsque sa bouche se fendit dans un sourire animal. Alors que la garde s’apprêtait à franchir le seuil de la porte, Jade s’immobilisa, entrainant les soldats avec elle.

— Oh. Je voulais savoir, par hasard… Serais-je autorisée à formuler une dernière requête ?

Guillaume haussa un sourcil agacé, et chercha une réponse dans les yeux noisette du roi, qui ne tarda pas à hocher la tête.

— Vous y êtes autorisée, concéda le premier ministre à contre-cœur.

— J’aimerais, si possible, que Mademoiselle Gina apporte dans mes appartements ce tableau magnifique représentant la reine Katherine. Pour… me tenir compagnie ?

Jade risqua un dernier regard en direction de l’Ange des Sourires. Tous les yeux étaient braqués sur elle, mais Gina demeura coite. Elle soutint le regard de la reine pendant de longues secondes. Puis, elle tourna la tête avec hargne.

Les lèvres déformées par une grimace féroce, elle s’élança en direction de la porte. Elle dépassa les soldats. Elle ignora les yeux brillants d’appréhension de Jade.

Elle quitta la pièce sans un mot, et sous les regards perplexes de toute l’assemblée de la Table des Dix.

Jade fixa longuement la forme sombre qui s’éloignait, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au bout du couloir.

Elle baissa la tête, cette fois-ci, définitivement vaincue.

— Emmenez-la, ordonna Guillaume d’Arsénis, insensible.

Ighnar et ses hommes obtempérèrent. Bientôt, les battants de bois se refermèrent sur la silhouette de la Panthère Noire.

***

Avant que les portes ne se ferment, nul n’avait remarqué le tremblement qui secouait les épaules frêles de Jade quand la main disgracieuse du général s’était glissée dans le creux de son dos, avec une force, une assurance qui n’avait pas sa place.

Personne, exceptée Diane.

Diane, et cette ombre de velours qui ne disait mot mais voyait tout.

La reine des Ospales avait plissé les yeux.

Et lorsque les doigts du général avaient empoigné le tissu de la robe émeraude comme s’il lui appartenait, Diane avait mordu l’intérieur de sa joue comme si sa chair était plus impénétrable que l’acier. Son ongle nacré avait griffé le marbre dans un crissement déchirant.

Le geste lui avait attiré quelques coups d’œil réprobateurs, mais elle n’en avait cure.

Dans sa bouche, le sang coulait.