– On va avancer au dessert si tu as terminé, propose Jeanne malgré le fromage qui frétille encore sous les résistances. Margot nous a amené un gâteau au chocolat maison. Ça ira très bien avec ma salade de fruits.
H baisse la tête dans sa direction, couteau à la main.
– J'ai encore faim, moi, la coupe-t-il. On laisse tout sur la table. Et puis on pourrait peut-être mettre de la musique pour avoir une ambiance un peu plus sympa. Vous êtes tous guindés devant moi. J'ai envie de danser un peu. T'aurais pas la Cucaracha ? dit-il en se tournant vers François.
Le mari de Jeanne fait la grimace mais s'exécute. Il se lève et va vers l'ordinateur. Presque aussitôt, la musique retentit. H gigote à contretemps tout en coupant sa pomme de terre. Elle valdingue sur la table entre le plastique du fromage rempli de déchets et l'assiette de charcuterie vide. Il la récupère à tâtons avant de croquer dedans. Jeanne tourne la tête.
La table est bancale et bouge à chaque impulsion, chaque assaut qu'elle subit. Les assiettes sursautent de gauche à droite pour s'emplafonner dans l'argenterie. L'eau dans mon verre menace de s'étaler un peu plus sur la table. Médusée, j'en écoute le clapotis sans rien faire.
Tout autour de nous, l'ombre de son corps qui valdingue prend en force et en largeur. Elle nous dévore. Je ne vois plus ma mère que par intermittence, entre deux mesures. Juste assez longtemps pour voir ses yeux brillants de larmes contenues qui scannent la pénombre.
À chaque fin de couplet, H tourne son visage émacié vers portes et fenêtres. Elles sont toujours fermées. L'appartement est hermétique. Personne n'y entrera plus.
La dernière pomme de terre du plat gît sur la porcelaine, éventrée. H fait craquer ses doigts et gémit presque. Je profite de ses yeux fermés pour le détailler. Il est grand, sans doute blond, il a des tatouages sur l'avant-bras. Si je pousse un peu plus, je note une veste blanche et un jean noir, pas de T-shirt ou de chemise. Ses cheveux sont rasés de près, même le crâne de mon petit-frère est plus fourni. Il n'y a que sa main droite que je ne vois pas, toujours fixée sur sa poche de pantalon.
Sa bouche entrouverte laisse apparaître un bout de peau de pomme de terre coincé sur ses incisives. J'aurais ri dans d'autres circonstances, mais là, nous l'attendons tous, dans la chaleur, depuis bientôt une heure. Je n'ai plus envie de rire et aucun des adultes autour de moi non plus.
Dans un soupir, j'évalue la sueur qui colle mes cheveux sur mon crâne. Ils s'imprègnent de l'odeur étouffante du fromage. J'ai envie de les arracher tellement j'ai chaud. Robert me regarde encore, ses sourcils toujours froncés. Il me rend folle.
Je n'entends plus la Cucaracha qui tourne en boucle. Le seul bruit qui perce dans la rengaine, c'est Jeanne qui débranche enfin l'appareil à raclette. Nous inspirons tous. C'est bientôt fini.
J’ai chaud pour tes personnages. Tu as un beau rendu sur la sensation d’étouffer/d’avoir chaud et d’être acculé.
Le/la narrateur-rice est donc mineur !
La narratrice est encore mineur oui. Est-ce que c'est perturbant de ne pas savoir qui elle est ? Parce que c'est volontaire, mais si c'est gênant, peut-être que ça aurait besoin de modifications.