Dans la pièce principale de l’auberge, le temps se balançait au bout d’un fil. Épée de Damoclès prête à déchirer le voile de tous les non-dits.
Aristide s’accrochait aux mots d’Elise. Il attendait qu’elle poursuive. Il craignait que ses propres paroles ne l’arrêtassent dans son élan.
– Irène était seul. Il vivait hors du village. Hors de tout. Son père était parti, sa mère était morte. Enfin, c’est ce qu’on dit.
La femme se retourna pour s’emparer d’un verre, puis y versa de l’eau. Elle le posa devant elle, mais n’y toucha pas. C’était la première fois qu’elle hésitait en s’exprimant. Qu’elle cherchait ses mots.
– Il était pas méchant, mais… Un peu bizarre. Enfin, seul, quoi. Il était pauvre. Un pauvre garçon. Le pauvre…
Elle soupira. Les doigts serrés autour de son verre, elle ne bougeait plus. Elle semblait fixer un point invisible. Un souvenir matérialisé devant elle.
– Personne lui parlait. À part Linn. Les autres sont trop superstitieux. Il était trop différent.
Aristide ne put s’empêcher de s’identifier dans la description. Il était différent. Il était étrange. Il était un intrus, dans un monde en équilibre avec lui-même, en autarcie complète. Un poids de plus était un poids mort.
Une image revint au jeune homme. L’image triste d’une femme en pleurs. L’image sombre d’un visage douloureux. Des boucles blanches. Claires comme la lune. Une voix. C’est lui ! C’est lui, c’est Irène ! Il est revenu ! Cette voix qu’il n’avait pas comprise.
– Linn… C’est la femme du cordonnier, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
– Oui. Oui, c’est elle. Elle est triste. Très triste…
Aristide laissa le silence nager un instant, avant de poursuivre :
– Comment est mort Irène ?
Elise se tut. Elle semblait désemparée, et cela déstabilisa Aristide.
– Pardon, s’excusa-t-il, je ne devrais pas…
– Non. Non, c’est moi.
Elle prit encore un instant pour réfléchir, puis débuta maladroitement :
– C’était sur la falaise. Celle que vous avez vue. Enfin, en bas plutôt. Je veux dire, il… Il…
– Est tombé.
– Oui, c’est ça. C’est ça. Il allait là-bas depuis toujours. On y croyait pas vraiment. Enfin, au début, mais… c’était son… Enfin, on a retrouvé son…
– Son corps.
– Ouais, c’est ça. Enfin, voilà. Linn, c’était un peu comme sa mère. Elle l’aimait comme on aime un enfant. Pourtant, il restait distant. Il vivait seul, par lui-même.
– Qui l’a retrouvé ?
– Le… le corps ?
Le mot sonna faux. Elise n’avait pas accepté. Pas encore. Elle répondit à mi-voix :
– Lune. Elle l’a vu depuis en haut.
Les informations se superposaient dans l’esprit du jeune homme, comme des calques transparents formant petit à petit une image. Mais ce n’étaient que des traits épars. Rien de clair. Il avait l’impression que chaque réponse trouvée était une question supplémentaire, et que chaque question méritait mille réponses différentes. Deux drames. Irène, Lune.
– Ils se connaissaient ?
– Lune et Irène ? Non. Pas vraiment. Comme tout le monde ici. On sait où l’autre habite, c’est pas pour ça qu’on le connaît.
– Oui. Oui, je comprends.
Il n’y avait bien que cela qu’il comprenait.
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La mer berce mes yeux. Elle berce mes pensées, et tout mon corps. Je peux presque la sentir, là, juste au bout de mes doigts. Elle fait partie de moi.
Si observer la mer permettait de s’y noyer, alors la mort serait mon plus grand bonheur. Mais la mort ne pardonne personne. La mort nous prend par la main pour mieux nous enchaîner.
J’aimerais être quelque chose d’autre. J’aimerais faire partie de l’obscurité. Profonde. Inerte. Omnisciente.
J’aimerais n’être qu’un petit point de lumière parmi tant d’autres. Pouvoir m’envoler, loin, plus loin encore.
Mais le ciel me rejette.
Je suis maudit.
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Aristide n’avait pas réfléchi. Il était parti. Sur un coup de tête, juste pour suivre son besoin de réponses. Un besoin viscéral qui le rongeait de l’intérieur depuis bien trop longtemps déjà.
Il s’en était allé, instinctivement, dirigé par ses pensées volatiles. Éphémères. Comme lors de son premier départ.
Encore une fois, il ne se comprenait pas lui-même. Mais une chose différait de l’instant où il avait quitté la ville. Il ne cherchait plus à comprendre. À quoi bon s’acharner sur son propre esprit ?
Autour de lui, il n’y avait qu’herbe et sapins. Odeur de terre, odeur de fleurs. Les dernières jeunes pousses de l’année tentaient vainement de s’étirer vers le soleil. Bientôt, ce serait l’hiver. Bientôt, la nature pourrait se reposer.
Sur la branche d’un grand arbre, un oiseau fixait cette tache noire avec attention. Il ne craignait pas les hommes. Il ne s’envolait pas à leur passage. Ici tout est nature. Ou plutôt, la nature tient tout ce petit bout de monde au creux de sa main. Une vallée vivante. Protectrice.
Les pieds du jeune homme s’enfonçaient dans le sol. Les herbes glissaient, malgré ses chaussures adaptées à la région. Mais il poursuivait son chemin vers la falaise. Vers ses rêves.
Il repensait à la première fois qu’il avait gravi ce sentier. À la première fois qu’il avait entendu cette voix. Flottante, fluette, prête à s’évaporer.
Petit à petit, le ciel le recouvrait. L’horizon laissait place au néant bleu, qui s’étalait à perte de vue. Pas un nuage, rien qu’un soleil déjà bas dans les hautes herbes. Et au centre de ces deux mondes, vert émeraude contre bleu opale, se trouvait une silhouette. Une forme lointaine. La liaison entre ces deux univers, un pont, une frontière. Lisière à contre-jour.
Pas à pas, Aristide s’approcha de la falaise. De la personne qui se trouvait au bord de celle-ci. Il ne discernait pas son visage. Juste ses cheveux. Des cheveux clairs, comme des épis de blés agités par le vent du soir.
L’air avait adopté une consistance dense, presque liquide. Le grand manteau de la silhouette se mouvait au ralenti. Il ondulait, comme vivant.
Le vent. Aristide ne le remarquait que maintenant. Il le sentait à présent sur chaque parcelle de sa peau. Impassible, le jeune homme continuait de marcher. Il ressentait quelque chose qu’il ne savait expliquer. Quelque chose qui l’encourageait à poser un pieds devant l’autre. À nouveau, il se sentait comme plein d’autre chose. Autre que lui, autre que toutes les émotions qu’il avait pu héberger ces derniers jours.
Quelque chose changeait. Non. Quelque chose avait déjà changé.
Le jeune étranger s’arrêta. Il était encore à plusieurs mètres de distance, mais il pouvait déjà apercevoir les pieds de la silhouette juste au bord de la falaise. Derrière ses talons, le vide.
Soudain, la personne bascula en avant. Aristide se sentit mal. Comme jeté dans les airs.
Elle chuta à genoux, penchée vers le sol, les mains contractées, le visage rivé vers la terre. Aristide se revit, quelques jours plus tôt, souffrant à cause à cette voix qui le hantait. Il écarquilla les yeux. Sa mâchoire se contracta. Rien. Plus rien. Il ne voulait pas revivre cet instant.
Il aurait voulu partir en courant. Faire marche arrière.
Mais il ne pouvait pas. La volonté étrangère qui l’occupait en cet instant s’y refusait.
Enveloppée par le vent, la silhouette semblait sangloter. Alors Aristide comprit. Il vit les chaussures rafistolées du garçon, il observa ses habits dépareillés, bien trop grands. Mais plus que de le voir, il le sentit au fond de lui. Il le savait.
C’était Irène.
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– Irène ?
La silhouette du garçon s’était calmée, et Aristide l’avait presque rejointe. Il gardait quelques mètres de distance avec le bord du précipice. À travers les mèches blondes du garçon se dessinait un visage serein, qui déjà semblait avoir oublié sa tristesse.
– Vous êtes Irène…
Cette fois-ci, ce n’était plus une question. L’étranger le savait. Son identité résonnait en lui, comme un nom crié dans une caverne, emprisonné à jamais par l’écho des parois froides.
Les yeux d’Irène se plantèrent dans ceux d’Aristide. Des yeux de glace, presque vides, presque pleins. Presque vivants.
Mais Irène était mort. Le jeune étranger le savait. Il le savait, et pourtant… Pourtant il était là. Il était là, et il lui souriait à présent. D’un sourire enfantin, innocent.
Mais il était mort. Mort juste là, derrière lui.
Comme si cette pensée avait traversé l’air jusqu’à l’esprit du garçon, son regard se métamorphosa. Il devint souffrant. Implorant. Plein, oui, cette fois-ci c’était clair. Plein de larmes et d’amertume. Alors Irène se leva. Il semblait flotter dans le courant du vent. Il semblait ballotté, à la merci des flots aériens. Un nuage attaché à la Terre par les chevilles. Et c’est à cet instant que Lune arriva. Lune, plus vivante que jamais, mais bien moins réelle. Juste un être de fumée. Un souvenir.
Aristide recula d’un pas lorsque la jeune femme se mit à courir. À nouveau, Irène se tenait debout au bord de la falaise, dos au vide. Et Lune courait. Et Irène regardait Aristide.
Aristide… Aristide…
La voix s’élevait. Plus haut, plus encore. Aristide la vit, matérielle, sinueuse, s’enrouler autour des arbres, au-dessus de la mer aussi. Et surtout, encercler son cœur meurtri prêt à fondre d’une douleur qui n’était pas la sienne.
La clef est dans le regard…
Désemparé, Aristide ne se détachait pas des larmes d’Irène, roulant sur ses joues creuses. Il murmura :
– Quel regard ?
Lune atteignit Irène.
Celui qui te fait peur.
Et Irène chuta.
Chouette chapitre ! On y retrouve le ton très poétique / contemplatif des premiers chapitres. On suit Irène dans ses pas, sous le regard de Lune, jusqu'à la chute finale. C'est assez triste, et toujours mystérieux, la part de mystère non élucidé reste bien importante^^ J'ai très hâte de découvrir ce dernier chapitre, qui je l'espère apportera les réponses...
J'ai beaucoup aimé la mise en page du chapitre, les retours à la ligne, les coupures... ça colle bien au fond du chapitre.
Mes remarques :
"Je remercie ma sœur, qui suit le fil de toutes mes pensées. Nous ne sommes qu'un. Je ne sais pas quand ni si elle lira ces lignes, mais cela ne fait rien. Elle sait déjà ce que je ressens." très jolie dédicace !!
"La mer berce mes yeux. Elle berce mes pensées, et tout mon corps. Je peux presque la sentir, là, juste au bout de mes doigts. Elle fait partie de moi. Si observer la mer permettait de s’y noyer, alors la mort serait mon plus grand bonheur. Mais la mort ne pardonne personne. La mort nous prend par la main pour mieux nous enchaîner." superbe !!
"Ici tout est nature." choix du présent volontaire ?
"à poser un pieds devant l’autre." -> pied
"il se sentait comme plein d’autre chose autres choses qu’il avait pu héberger ces derniers jours." -> qu'il avait hébergé
"Un nuage attaché à la Terre par les chevilles." belle tournure !
Un plaisir,
A bientôt !
La narration autour de la nature se refait plus présente tandis qu'on découvre qu'Aristide est capable de voir les fantômes du passé, peut-être en lien avec les maux inconnus qui l'accablent ? On a donc une vision détaillé d'Irène, mais aussi de Lune, plus éthérée.
Qu'arrive-t-il à notre pauvre protagoniste ? On ne peut avoir que de la pitié pour lui, il est tellement victime de tout ce qui se passe autour de lui, de la narration qui l'accable.
Il me semble que le prochain chapitre est le dernier, je me demande si j'arriverai à percer le mystère derrière toute cette histoire.
En tous cas, c'est toujours un plaisir à lire.
>> En effet, oui^^ Je m'expliquerai plus en détail dans ma prochaine réponse... :)
“On ne peut avoir que de la pitié pour lui, il est tellement victime de tout ce qui se passe autour de lui, de la narration qui l'accable. ”
>> C'est exactement le ressenti que j'espérais transmettre, je suis contente que cela fonctionne :))