Ce bar a une lourde signification. C'est en face de ce dernier qu'Emily et moi avions dansé comme des forcenés, jusqu'à ne plus avoir de souffle, jusqu'à être noyés sous les rires. C'était il y a si longtemps et pourtant tout cela me revient comme si j'avais vécu cet instant hier. Ma sœur avait toujours été une grande danseuse, même petite elle aimait être toujours en mouvement. Je crois d'ailleurs qu'il s'agissait d'une de ses particularités : elle ne pouvait rester silencieuse ou immobile. Il fallait toujours qu'elle vive l'instant présent à cent à l'heure. Peut-être sentait-elle que le présent s'écoulait bien plus vite et qu'elle ne supportait pas cela ?
Le bar n'a pas changé. Il paraît avoir subsisté hors du temps. L'enseigne est toujours violette et une grande porte à l'effigie d'un verre de bière lui sert d'entrée. Nous sommes en journée et il n'y a personne à l'intérieur. Visiblement, il n'est pas encore arrivé.
Cela fait déjà plus d'un mois que j'ai reçu la lettre de Fanny. Je l'ai relue plusieurs fois. Puis, je l'ai appelée – elle m'avait laissé son numéro en plus de son adresse – et je lui ai dis que j'essaierais de venir. Je n'ai cependant presque pas entendu sa voix : elle m'a dit qui seraient là et a simplement ajouté qu'elle m'attendait avec impatience, ce que j'ai du mal à croire. Il s'agit peut-être d'une impression de ma part et il se pourrait que j'invente tout cela, comme Suzanne me l'a fait remarquer. Je chasse ces pensées de mon esprit et ouvre la porte du bar.
« Bonjour, monsieur ! me lance le barman. »
Il semble enjoué et prend déjà la carte des boissons pour me l'amener. Je vais m'asseoir dans un des nombreux canapés. Il s'arrête devant moi, me dévisage.
« Vous me rappelez quelqu'un...
- J'ai un visage assez banal, ce n'est pas étonnant... réponds-je.
- Non, non. Vous avez vieilli mais je reconnais les traits de votre visage, comment les oublier ! Vous êtes le gars qui dansait avec cette fille, dans la rue. Vous formiez un si beau couple.
- Il s'agissait de ma sœur, monsieur...
- Alors vous avez une relation vraiment forte, c'est une belle chose ! se corrige-t-il, ne perdant pas son sourire.
- Je suppose que vous avez raison. Je suis en revanche surpris que vous vous en souveniez...
- Vous n'avez pas tellement changé, après tout. Pourtant ça fait un paquet d'années, c'est assez surprenant. Et puis comment oublier cette danse, vous tourniez encore et encore, sans vous arrêter, vous n'arriviez presque plus à respirer tous les deux tellement vous riiez. J'avais l'impression que le temps s'était arrêté pour vous, que vous viviez chaque seconde à fond ! C'était beau et parfois j'y pense encore... me demandez pas pourquoi d'ailleurs, ça revient voilà tout, explique-t-il en me tendant la carte.
- Je suis heureux que cela vous rappelle de bons souvenirs, monsieur.
- Mais où est-elle ? Vous êtes venu ici pour parler du bon vieux temps ? Elle va arriver ? me demande-t-il avec une joie que je peux ressentir sans mal.
- Non, je vais retrouver quelqu'un d'autre, une personne que je n'ai pas vue depuis longtemps.
- Je vois, alors vous passerez le bonjour à votre sœur. »
Je ne réponds pas. Je ne veux pas gâcher le bonheur de ce vieil homme. Seulement, je n'ai pas envie de mentir non plus. Heureusement pour moi, deux autres clients entrent dans le bar et il s'empresse de les accueillir. Son rire est tellement sincère que je ne peux m'empêcher de sourire à mon tour.
Je ne regarde même pas la carte des boissons. Seule la rue attire mon regard. Emily n'aurait pas dû venir ce soir-là. J'étais sorti avec des amis du lycée et je ne savais pas qu'elle m'avait suivi. Nous étions en train de fêter notre réussite pour l'examen du baccalauréat. Je n'avais pas bu un seul verre – je n'étais pas encore majeur – et j'observais mes camarades, qui avaient trois ou quatre ans de plus que moi, boire et fumer.
Emily s'était alors montrée, elle était entrée dans le bar et portait un de mes pull-overs à capuche. Elle avait tenté de rester cachée mais je l'avais reconnue rapidement.
Je n'ai pas eu le courage de la sermonner. Elle était si heureuse de me voir et de pouvoir s'amuser avec moi. Puis elle avait pleuré parce que je partais pour la faculté tandis qu'elle avait encore des années à passer chez nos parents. Ce sont ces pleurs qui nous avaient menés à danser dans la rue par la suite. Petite Emily, toujours aussi sensible et entière.
Voilà la vieille Volkswagen Golf II. Mon cousin a scotché les deux rétroviseurs et ils semblent en mauvais état. Comment peut-elle encore passer au contrôle ?
Gabriel sort de sa voiture et je le reconnais instantanément. Il n'a pas changé. Il porte toujours ses indémodables frusques : un jean bleu, un maillot blanc un peu trop long pour lui et une veste noire – un peu délavée d'ailleurs – légèrement plus courte que son maillot. Il arbore un grand sourire et il me semble qu'il a pris de la barbe depuis la dernière fois que je l'ai vu. Je crois qu'il a entre vingt-quatre et vingt-cinq ans désormais.
Il claque la porte de sa voiture. Puis il essaie de la fermer à clef. Trois fois.
Il passe exactement là où nous dansions. Il paraît si désinvolte et son sourire est si étrange. Quand je suis arrivé, j'étais empoisonné par des pensées diverses. Quant à lui, il ne semble que se réjouir de notre prochaine conversation.
Il pousse la porte et fait un signe au barman.
« Salut, Antoine, ça va ?
- Gabi, ça fait un moment que je t'ai pas vu. Ta mère va bien ?
- Elle a pas touché à un verre depuis un moment, donc non. Mais on gère comme on peut.
- Et Cynthia, elle ne vient plus me voir, ajoute-t-il en souriant.
- Occupée, comme tu t'en doutes !
- Tu m'étonnes ! Tu lui souhaiteras le bonjour de ma part.
- J'y manquerai pas. »
Il me voit. Il me fait un grand signe alors qu'il n'est pas à cinq mètres de moi. Puis il s'approche. Son sourire est engageant.
« Hey ! cousin, ça va ? demande-t-il, un peu inquiet.
- Je vais bien, enfin je crois.
- Ton coup de téléphone m'a surpris. Agréablement, bien sûr. Mais quand tu m'as dit que tu voulais qu'on se voie, dans ce bar, je me suis demandé si t'étais pas maso...
- Je pensais que ça me ferait du bien. Mais je crois que je me suis trompé. »
Il m'observe et je vois qu'il est intrigué.
« Tu pensais que revoir la rue dans laquelle vous avez dansé allait te faire du bien ? Eh bien, mon vieux, j'ai dû rater un épisode si tu penses avoir besoin de ça, commente-t-il tout en s'asseyant. Tu m'attends depuis longtemps ?
- Non, à peine quelques minutes.
- J'avais peur d'arriver en retard, et j'aime pas vraiment dépasser les limitations de vitesse.
- Un vrai citoyen modèle, dis-je en riant. »
Il forme une auréole au-dessus de son crâne et prend ensuite la carte des boissons.
« Je ne pourrais pas rester bien longtemps, ma mère a besoin de moi... me prévient-il.
- D'accord.
- Me dis pas que t'as rien commandé, cousin, sinon je vais vraiment commencer à m'inquiéter.
- Je t'attendais...
- Menteur ! Enfin, je suppose que je peux fermer les yeux sur ce bobard... pour cette fois. Mais si nous nous voyons maintenant pour échanger des mensonges, la conversation risque d'être difficilement plausible, ironise Gabriel.
- Désolé... je ne sais pas par où commencer. »
Il me regarde une nouvelle fois et sourit. Il commande pour nous deux une boisson fraîche sans alcool, pour que « la discussion ne soit pas parasitée par des élucubrations dues aux effluves alcoolisées ».
« Comment va Suzanne ? demande-t-il, visiblement pour me mettre à l'aise.
- Elle va très bien. Elle te passe le bonjour, d'ailleurs.
- Tu lui passeras le mien, dans ce cas. Ses avis et conseils, même aujourd'hui, me sont d'une grande aide. Je suis un peu plus sceptique en ce qui concerne mon nouvel éditeur, il paraît ne penser qu'en terme de profit, affirme-t-il, semblant penser tout haut.
- Elle est toujours très heureuse d'avoir de tes nouvelles. Et quand elle reçoit tes nouveaux romans dédicacés, elle est aux anges, tu la verrais.
- Je l'imagine vraiment bien. À dire vrai, je n'aurais pu espérer meilleure éditrice pour mes débuts. Je n'arrive toujours pas à m'expliquer pourquoi moi, mais je suis tout de même ravi. C'est le mot, je suis ravi qu'elle m'ait choisi.
- Ravissement partagé, donc, dis-je avec un sourire. »
Je dois être terriblement fatigué pour que Gabriel perçoive ainsi mes changements d'humeur – très faibles certes, mais bien présents.
« Je me souviens de la première fois qu'elle m'a vu, continue-t-il. J'étais si jeune et quand elle a su que je n'avais même pas le bac, elle a sérieusement douté de mes capacités, dit-il en riant. Je pouvais pas vraiment lui en vouloir, d'ailleurs.
- Elle me demande encore comment un homme comme toi n'a pas pu avoir son baccalauréat.
- Manque de formatage, je suppose. Je n'avais pas envie de l'avoir, tout simplement. Franchement, je ne me destinais à rien et quelques-unes de mes nouvelles avaient déjà été publiées. Certains critiques prévoyaient déjà que je devienne un auteur mondialement connu, alors le bac ! Non, plus sérieusement, je n'ai jamais aimé l'école...
- Mais tu es venu à l'université, c'est assez paradoxal, relevé-je.
- Qu'est-ce que tu veux, si on me dit : tu as la possibilité de suivre certains cours sans même devoir passer d'examens à la fin, alors je fonce. J'adore ça aujourd'hui encore.
- Oui, Suzanne m'a dit qu'elle t'avait vu il y a une semaine.
- Alors j'ai dû la manquer...
- Tu étais avec Joy, apparemment. Elle n'a pas voulu vous déranger, expliqué-je.
- Je vois... elle est toujours aussi timide.
- Introvertie, corrige-t-elle toujours. Personnellement je dirais timide, oui.
- C'est drôle pour une éditrice, commente-t-il. Durant notre première entrevue, elle tremblait et les feuilles, quand elle me les tendait, faisaient des mouvements incompréhensibles. Il lui a fallu dix minutes pour réussir à prononcer les premières vraies phrases. Elle était tellement impressionnée alors que je suis plus jeune et que j'avais cent fois moins d'expérience qu'elle.
- Elle souhaitait vraiment que le contrat te convienne et que tu acceptes.
- Je suis assez fier de l'avoir rencontrée avant toi, dit-il avec un sourire malicieux.
- Ne me charrie pas, tu sais qu'il ne se serait rien passé, l'arrêté-je avec ironie.
- Peut-être, mais je l'ai quand même rencontrée avant toi. »
Je souris. Le barman vient déposer notre commande sur la table. Il semble vouloir parler mais se rend compte à mon regard que notre discussion va prendre une toute autre ampleur ; il ne nous dérange pas.
« Tu vas venir, n'est-ce pas ? Dis-moi que tu vas venir. »
Il soupire et boit à son tour.
« Je ne peux pas, et pour différentes raisons, me dit-il.
- Lesquelles ? J'ai besoin de toi.
- Mais moi je n'ai rien à leur prouver. »
Il passe ses mains dans ses cheveux et m'observe attentivement.
« Tu as raison, Nico, cette rue est merveilleuse. Elle est pleine de souvenirs. Seulement, même les danses les plus folles doivent prendre fin. Ils t'ont assez fait de mal, il faut que tu arrêtes de tourner et que tu fasses front. Et ce n'est pas avec moi que tu parviendras à les défier.
- Alors avec qui ? »