Je crois que c'est cette lettre qui anima mon angoisse : elle avait tout d'un chant du cygne. Mon père était si silencieux la plupart du temps, il demeurait là, contemplatif, et il paraissait toujours un peu ridicule quand on le regardait. Il était en réalité un père Goriot moderne, puisque dans sa lettre, il s'ouvrait, sa connaissance explosait, son intelligence surgissait. Une luminescence naissait et mourait au même instant dans ces quelques phrases.
À ma famille, il ne laissa que quelques mots, rappelant ses silences dans la vie ; à moi, il révéla ce que ses songes étaient. L'avait-il fait parce qu'il croyait en moi ou parce qu'il pensait que j'allais pouvoir sortir la tête de l'eau ? Il existe des raisons à toutes choses. Des raisons qui expliquent pourquoi untel aime ce film et pourquoi unetelle ne l'aime pas. J'ai appris à accepter les deux points de vue, peut-être grâce aux paroles de mon père, peut-être parce que j'ai pris conscience que toute personne doit être écoutée.
Seulement, je ne supporte pas l'incompréhension et la naïveté de ces êtres qui ne croient pas qu'un homme puisse aimer ce qu'ils détestent, qui assènent une insulte comme seul argument. Les hommes sont tous sourds, et moi il me semble parfois que je suis muet.
Je prépare un sandwich, pensivement.
Willy vient se glisser entre mes jambes, sa longue queue paraît être un de ces serpents charmés et dansant, elle tourne autour de ma jambe. Il se frotte lentement contre moi et son ronronnement me ramène en arrière. Suzanne le caresse toujours avec tendresse et ses doigts dessinent délicatement, sur sa tête, des soleils éclatants.
Willy m'observe et je crois qu'il se demande pourquoi son maître ne s'occupe pas de lui. J'abandonne mon sandwich et je me baisse à sa hauteur. Lentement je me couche à terre. Il vient se lover sur mon cœur comme il le fait toujours et je me laisse noyer dans les vibrations de son corps.
Y aller et vivre une nouvelle fois le rejet des êtres aimés.
Être lâche, encore, et envoyer une simple lettre.
Être lâche seulement.
Ma main, instinctivement, vient caresser Willy et il se laisse faire. J'ai plaisir à imaginer qu'il comprend ma détresse.
Il se lève, se courbe avec douceur et s'en va.
« Ingrat, dis-je en souriant. »
Je finis mon sandwich et je décide d'y aller. Sans savoir ce qui me pousse à le faire, je me dis qu'il faut que je les revoie. Cela sera mon épreuve, mon but, comme aurait dit mon père.
Willy revient ; il est intéressé par mon sandwich.
Je me demande si je vais être compris. Là-bas, je le sais, ils se moquent de tout ce qui est différent d'eux ; ils se moquaient déjà quand j'étais l'enfant-génie, quand, au collège, je naviguais entre sciences rationnelles et peurs ridicules, ou encore lorsque, au lycée, je ne savais pas si je devais me méfier des paroles de mes parents ou leur faire une absolue confiance.
Je me souviens d'une soirée avec toute la famille : ils riaient de mon innocence, de ma culture générale qui couvrait tous les thèmes et de l'union des deux. Seule Emily me défendait tandis que mon père, toujours silencieux, me dévisageait sans que je ne sache ce qu'il voulait.
Willy miaule.
Suzanne lui manque ; à moi aussi.
Il faut que je l'appelle.
Hier, elle est partie et m'a laissé seul. Elle voulait que je réfléchisse et que je prenne conscience de ma folie, celle née, à son sens, lors de la mort de mon père. Je ne lui en voulais pas : je savais qu'elle avait raison.
Willy revient vers moi et cette fois-ci me dévisage longuement. Il paraît voir au travers de moi et ses yeux s'animent d'une lueur que je vois parfois chez les hommes. La doxa dit que les animaux ne raisonnent pas comme nous, que l'homme bénéficie des connaissances et du passé qui lui est parfois répété par ses ancêtres ; nous n'aurions plus d'instinct. La doxa affirme que l'humain, c'est l'histoire. Sans l'histoire il ne serait donc plus rien. Sans l'histoire, l'homme n'apprendrait pas. Elle avance que l'animal, c'est l'intuition. L'instinct le gouvernerait et son existence se limiterait au simple fait de ressentir. Je trouve cette catégorisation inquiétante.
La science, elle, me paraît faire guère de différence. Les membres sont là, la tête avec, le cerveau envoie des flux d'informations. L'homme peut parfois agir instinctivement tandis que les animaux prouvent qu'ils ont l'intelligence, et peut-être un certain savoir naturel. L'homme est un être faible : pour survivre, il doit savoir, il doit connaître. Il faut dire à l'enfant qu'il doit apprendre à nager, qu'il doit savoir que le feu est dangereux, que certains animaux sont ses ennemis ; le tigre sait nager, les animaux sentent que le feu est un danger. Le petit zèbre fuira toujours devant un lion, le lion devant un troupeau en panique.
Oui, l'homme a une histoire et, par la parole, la transmet. Oui, l'animal a un instinct et ressent quels sont les dangers potentiels qui le menace. Mais pourquoi nous ne pourrions pas les sentir tout autant ? Pourquoi l'animal ne pourrait pas s'animer d'un sentiment que l'on considère propre à l'humain ?
J'ai envie de croire que Willy me comprend et qu'il me dise : appelle Suzanne.
Appeler pour quelle raison ? Pour lui dire quoi ?
Je n'arrive pas à me persuader que Fanny veut simplement me voir et je crois sincèrement que tout ceci n'est qu'une sombre histoire plus ou moins burlesque. J'ai peur d'être le dindon de la farce, de devoir rire à ce qui n'est pas drôle. Alors, à Suzanne, que devrais-je dire ?
« Je vais rejoindre me famille, tu sais, ces gens que tu trouves détestables... tu veux venir avec moi ? – Mais bien sûr, mon cher ami, dansons sur les cordes de la folie et jactons avec les clowns du désespoir. Bras dessus, bras dessous, mon cher ami ! »
Peut-être qu'elle n'allait pas en croire ses oreilles.
J'ai le téléphone devant moi, je prends mon courage à deux mains.
Je compose son numéro. Trois sonneries, parce que jamais deux sans trois, comme dit souvent Gabriel.
« Suzi ? »
Elle me répond et elle est heureuse d'entendre ma voix, moi aussi. Tous les deux, je crois que cela fonctionne : elle m'écoute et me comprend. Je lui dis que je l'aime, cela m'arrive rarement. Elle paraît heureuse, même si je ne vois pas son visage ; je l'imagine, peut-être ?
« J'ai reçu une lettre. »
Elle réalise tout de suite qu'il y a un problème. Elle me demande de qui, parce qu'elle sait que c'est de cette direction que vient l'orage. Je ressens sa tension. Je lui dis qu'il s'agit de Fanny, qui m'invite le seize janvier pour revoir toute la famille. Je crois qu'elle réfléchit aux possibilités de réponses et finit par me dire « c'est bien ». J'écarte le combiné, je ferme les yeux et les poings.
« J'aimerais que tu viennes avec moi. »
Elle me dit qu'il n'y a aucun problème. J'ai l'impression qu'elle n'a pas compris, alors je lui redemande. Elle rit.
« Oui, sombre nigaud, j'ai dit oui. »
Suzanne est un espoir. Elle me rend heureux ; en même temps, j'ai peur qu'elle découvre une partie de moi qu'elle détesterait. Je n'ai pas envie qu'elle me quitte. Je m'aperçois que je l'aime plus qu'Emily, bien plus que Mélanie.