Partie II - Chapitre 21

— Allez viens, ne reste pas debout trop longtemps dans la terre humide ! Tu auras tout le temps qu'il faut pour admirer le paysage, fit Azelan en souriant.
Ils pataugèrent un moment sur le sol détrempé avant d'arriver sur une route qui sortait de la forêt sur leur droite, et finissait au pied du manoir. Les sabots des chevaux tintèrent sur les pavés blancs, et Azelan lui montra le reste du chemin qui s’étirait dans l’autre sens.
— Avec cette route, nous serions arrivés bien plus tôt. Mais il a fallu respecter les précautions du roi, et contourner par le nord. Ici, nous sommes en sécurité. Plus tard, tu apprendras à remarquer les protections qui entourent le Sanctuaire.

Flora était bien trop exténuée pour trouver à répondre quoique ce soit. Elle vit néanmoins un jeune garçon sortir des écuries et se précipiter vers eux, un large sourire aux lèvres. Il sauta dans les bras d'Azelan qui le souleva en riant.

— Caleb, doucement veux-tu ! On a fait une longue route, et on est un peu fatigué. Tiens-toi tranquille, garnement !

Le garçon se contenta de sauter au sol en montrant frénétiquement du doigt une porte entrouverte, en dessous des escaliers menant au manoir. Azelan lui ébouriffa la tête.

— Ah, il y a du monde en cuisine ? C'est bien, j'ai faim ! Caleb, je te présente Flora. Elle vivra un moment avec nous, d'accord ?

Flora ne dit mot, mais compris que le petit avait quelque chose de différent, la fatigue l'empêchant de trouver quoi. Caleb s'approcha d'elle et lui fit un grand sourire, montrant quelques dents qui n'avaient pas encore achevées leur croissance. Elle sourit à son tour et se pencha vers le garçon, qui devait avoir sept ou huit ans.

— Bonjour Caleb. J'espère que tu m'aideras, j'aurais peur de me perdre dans cette grande maison.

Gêné, se dandinant d'un pied sur l'autre, Caleb hocha la tête timidement en agitant les doigts. Et Flora comprit ce qu'elle n'avait pas saisi plus tôt : le petit était muet. Azelan s'approcha pour prendre ses rênes.

— Flora, suis Caleb. Je vais mettre les chevaux à l'écurie.
Sans attendre de réponse, il s'en alla avec les montures. Flora sentit une petite main se glisser dans la sienne, et baissa les yeux vers le garçon qui lui montrait la porte sous l'escalier. Elle lui sourit et allait le suivre lorsqu’une jeune femme aux courtes boucles blondes sortit des cuisines et s'approcha d'eux, l'air aimable. Elle s'inclina devant Flora, achevant de la mettre mal à l'aise.

— Bonjour, je suis Merry. Je travaille au service du seigneur Axel.
— Et moi, c’est Flora, fit-elle timidement. Azelan est aux écuries, il a laissé Caleb me guider.
Merry eut un large sourire et caressa la tête du jeune garçon.
— Notre Caleb est muet, Dame Flora. Cela ne l'empêchera pas de vous servir sans

encombres. Il est tellement proche des chevaux, que le maitre lui en a confié la

charge de certains d’entre eux. Nous ne vous décevrons pas.
Cette fois, Flora tiqua. Il était hors de question que l’on se comporte ainsi avec elle.

— Je ne souhaite pas être traitée différemment, vous savez. Caleb a l’air d’être adorable, et je pense que nous avons presque le même âge toutes les deux.

Si Merry parut surprise, Caleb lui, se mit à trembler. Flora pensa d'abord qu'elle l'avait effrayé, jusqu'à ce qu'elle réalise qu'il rigolait. Rassurée, elle sourit au garçon, et fit de même à la jeune femme, rappelant ainsi qu'il n'y avait pas besoin d'un quelconque cérémonial avec elle.

— D’accord … Flora…
Flora se put s'empêcher de penser à toutes ces difficultés qu'elle rencontrerait dans ce nouveau monde, comme la déférence que son entourage pourrait lui montrer. Il était hors de question de laisser croire aux gens qu'elle leur était supérieure. Merry semblait mal à l'aise, et Flora se demanda si elle n'avait pas plutôt pris sa requête comme un ordre à suivre. Retenant un soupir, elle se retourna aux bruits des pas d’Azelan. Il s'arrêta, surpris.

— Et bien alors, qu'est ce qui se passe ? Pourquoi vous n'entrez pas ?
— On faisait les présentations, répondit Merry en souriant. Entrez, je vous ai préparé de quoi manger.
Elle tourna les talons, et se dirigea vers la porte d’entrée et ils suivirent la jeune femme.
La cuisine était spacieuse, et Flora trouvait qu’elle ressemblait beaucoup à l'intérieur des anciens corps de ferme. Les casseroles et les poêles étaient suspendues au dessus d'un plan de travail, tandis qu’un grand feu dans l'âtre léchait une pièce de viande qui dégageait un agréable fumet. Une grande table avait été dressée, et probablement construite pour une famille nombreuse. Deux bancs étaient disposés de part et d'autre de celle-ci, plus un troisième contre le mur de droite, près de l'encadrement d'une porte épaisse qui laissait voir une jetée de marche montant vers les étages supérieur. Caleb lâcha la main de Flora pour se précipiter vers des petites tartelettes disposées sur un plat d'argent. Il en engloutit une tout rond, laissant le jus des baies rouges couler sur son menton. Merry fit les grands yeux, portant ses poings à ses hanches.

— Caleb ! Ce ne sont pas des manières ! Va tout de suite te laver les mains, et va t'asseoir avant de te jeter sur les gâteaux !

Azelan pouffa et alla s'installer à table. Flora sourit devant la mine déconfite du garçon, et alla rejoindre son compagnon de route pendant que Merry nettoyait la bouche de Caleb. Mordant dans une tartelette encore tiède, et tendant le plat à Flora, Azelan se mit à parler de la demeure.

— Comme je te l'ai dit, je ne connais pas totalement l'histoire du Sanctuaire. Merry te la racontera. C'est une vieille bâtisse, mais vraiment confortable. Merry est aux cuisines, et sa maman et son frère viennent régulièrement pour l’entretien. Puis il y a Oscar, qui s'occupe des jardins du sanctuaire. Caleb est un palefrenier en devenir, il s'est même occupé d'un poulain un peu trop têtu dernièrement !

Flora avait croqué avec gourmandise dans la délicieuse tartelette, pendant que Azelan parlait et que Merry et Caleb les rejoignaient à table. Le fabuleux goût sucré et acidulé des baies qu'elle ne connaissait pas lui fit ouvrir de gros yeux.

— C’est excellent ! bafouilla Flora, la main devant la bouche.
Merry rougit, l'air gêné et passa nerveusement un torchon sur le bois de la table.

— C’est gentil, mais il n'y a rien de bien compliqué.
— Les rares fois où j’ai tenté de faire quelque chose de pas compliqué, c’était raté quand même…
Azelan et Merry se mirent à rire, ce qui parut détendre un peu la cuisinière. Qu’il était bon de communiquer sans distances, sans cérémonial. Flora en oubliait presque qu’elle n’était plus chez elle.

— Si tu as du temps à m'accorder, on pourra cuisiner quelques petites choses ensemble, fit Merry chaleureusement.
Flora allait acquiescer, quant elle se souvint brusquement qu'elle n'était pas en vacance loin de Paris, mais bel et bien dans un autre monde. Et qu’elle ne savait toujours pas pourquoi elle était là. Fronçant les sourcils, elle leva la tête vers Azelan.
— Au fait Azelan, tu sais ce que je dois faire ici ? Ou je suppose que c'est Hadès  qui s'occupera de ma... formation ?
Flora les sentit frémir au nom de Hadès, et se demanda si elle n'avait pas fait une erreur en le prononçant. Azelan toussota, pendant que Merry essuyait distraitement le coin de la table.

— Tu sais, il n'est pas courant dans cette maison d'appeler le Seigneur Axel comme tu l'as fait. Ce n'est rien, tu ne pouvais pas deviner, continua Azelan en voyant Flora ouvrir la bouche, confuse. Et pour te répondre, tu es censée suivre différentes leçons, je crois que certaines se feront avec moi-même. Tu devras apprendre à monter à cheval, à manier l'épée, à te défendre, à contrôler...

Azelan continua sa tirade, mais Flora ne l'écoutait plus. Apprendre à manier l'épée ? A se défendre ? Elle avait deviné qu'il n'était pas question ici de gérer les guerres avec la menace d'une bombe nucléaire et une dizaine d'année de confits géopolitiques pour résoudre le problème. Néanmoins, entendre Azelan parler de ce qu'elle se devait apprendre l'avait bousculé.

— Flora ?
Elle sursauta, et réalisa que tout le monde regardait la table sous ses mains posées, l'air intrigué. Flora suivit leurs regards, et poussa un cri d'effroi en se levant. De la fumée sortait du bois de la table, qui portait à présent l'emprunte de la tranche de sa main droite. Elle secoua furieusement ses mains et les regarda. Il n'y avait pourtant rien, pas de traces de brulures, ni de plaies. Azelan s'était levé pour la rejoindre et vint lui tenir ses mains qu'elle regardait encore avec stupeur.

— N’aies pas peur, ce n'est rien ! Tu as dû laisser aller tes pensées, et ton Aura a pris le dessus, c'est tout.
— C’est tout ? cria-t-elle. Comment ça, c'est tout ! J'ai failli brûler la table, sans m'en rendre compte !
Flora se mit à trembler, son coeur battant à tout rompre. Merry se leva en vitesse, et alla tirer une bouilloire sur le feu dans l'âtre, puis pris sur une étagère différentes fioles et bouquets d’herbes. Caleb regardait la scène, en retrait. Azelan posa une main sur l'épaule de Flora.
— Ne t'en fait pas, tout va bien se passer. Je suis passé par là, moi aussi, je te comprends. Tu es ici pour apprendre à gérer cette force qui grouille en toi, à la contrôler pour en faire ce que toi tu veux. Je t'aiderai, d'accord ? Tu n'es pas seule, dit-il en insistant bien sur la dernière phrase en pressant les mains de la jeune femme.

Les mots que prononçaient Azelan apaisèrent quelque peu Flora, qui se sentait soudain abattue et profondément perdue. De la chaleur sortait de ses doigts, comment était-ce possible ? Après un court instant, Merry s'approcha d'elle, avec une tasse fumante d'un breuvage rougeâtre.

— Tiens, bois ça. C'est une simple décoction de plantes, cela te fera du bien. Il ne faut pas que tu aies peur de tes capacités, je trouve ça fantastique. Et puis, cette table a déjà vu bien pire, alors n'y pense pas !

Flora but une gorgée du liquide tiède, parfaitement sucré. Un frisson la parcouru et elle se rassit, poussant les autres à faire de même. Azelan finit par rompre le silence qui s'était installé.

— Si tu veux, on peut t'emmener à tes appartements. On s'occupera de tes affaires plus tard.

Hochant la tête, Flora finit par poser sa tasse presque vide. Boire ce breuvage l'avait calmé, et elle avait même envie de dormir à présent. Caleb se leva le premier et vint prendre la main de Flora. Il la tira vers une porte faite dans un bois épais, qu’elle n’avait alors pas encore remarqué. Azelan les suivit.

— Nous allons t’accompagner à ta chambre, dit Azelan. Caleb connait bien le chemin, il a aidé Merry à la préparer.

Le petit garçon tira sur la main de Flora, qui commençait à sentir les effets de la tisane qu’elle venait de boire. Sa tête lui tournait, et elle se sentait groggy des heures passées à cheval, bien plus qu’à son arrivée. Ils se faufilèrent donc à travers la porte épaisse, laissant Merry retourner à ses occupations. Le passage menait à un escalier en colimaçon. La pierre brute et grise semblait humide dans cette partie de la demeure, et Flora ne sut si le froid qu’elle ressentait soudain était dû à la fatigue où à ces murs.

 

Ils finirent par déboucher sur une salle haute de plafond, aux tons blancs et gris. A sa gauche, la grande porte d’entrée était fermée, tandis qu’à l’opposée, un immense escalier central montait et desservait l’étage supérieur. C’est par là que l’emmenèrent ces deux compagnons, et elle distingua en montant une double porte rutilante dans le hall, qui s’ouvrait certainement sur une énième salle. La demeure, Flora devait le reconnaitre, avait du charme et du caractère. Malgré sa fatigue, elle tentait de percevoir les différentes inspirations architecturales de la bâtisse, mais encore une fois, elle trouvait que la maison aurait tout aussi bien pu être construite par un groupe hétéroclite d’artistes complètement saouls. En grimpant l’escalier de marbre brillant, elle vit même un vase en porcelaine fine, décoré de caractères délicats à l’encre noire, tandis que son socle en terre rouge rappelait les déserts de sable. Flora ne pu s’empêcher de se questionner sur la décoration, et elle fut vite surprise d’être arrivée devant une nouvelle double porte blanche après avoir traversé une partie d’un couloir lumineux du premier étage. Caleb, qui n’avait pas lâché sa main, lui pressa doucement les doigts et lui fit signe de la tête. Azelan, qui avait observé la mine attentive de la nouvelle venue durant leur trajet, prit la parole.

— Te voici arrivée Flora. Tu auras le temps de visiter le manoir à ta guise, tu verras que les jardins sont au moins aussi magnifique que la maison. Vas y, entre.

Flora ne se fit pas prier. Elle ouvrit de sa main libre la porte et entra, laissant apparaitre une chambre spacieuse, propre et bien agencée. Le grand lit à droite semblait être une invitation à un long sommeil, débordant de coussins et de couvertures moelleuses. Elle le regarda avec envie, mais se força à faire un tour sur elle-même afin d’observer sa nouvelle demeure. Une coiffeuse installée près du lit, un meuble imposant sur la gauche qu’elle devina être une armoire. Une porte juste après, qui menait peut-être à une salle d’eau et sur le mur face à la porte, de gigantesques fenêtres recouvertes d’épais rideaux doublés de soie. En s’approchant, Flora vit le parc - car ça ne pouvait en être qu’un - à l’arrière de la demeure s’étendre sous ses yeux ébahis. Une magnifique fontaine trônait au centre de l’immense jardin, tandis que des arbres et des buissons élégamment taillés étaient dispersés tout autour dans une anarchie parfaitement organisée. Un petit bruit à l’arrière la fit se retourner. Caleb semblait l’inviter à s’asseoir sur le lit en tapotant les couvertures dessus. Elle sourit et alla le rejoindre.

— Merci mon grand. Je pense que je vais m’allonger quelques minutes, si cela ne dérange personne.

Caleb sourit et Azelan vint poser sa main sur l’épaule de celui-ci.

— Il vaut mieux que tu te reposes. Le diner sera servi dans une petite heure, ça te laisse le temps d’une courte sieste. Après tout ce que tu as traversé depuis ton arrivée, c’est normal que tu sois encore exténuée.

Flora se contenta de hocher la tête et caressa la joue de Caleb qui rougit de plaisir. Ce dernier prit la main d’Azelan, et le poussa vers la sortie. La jeune femme les regardait s’éloigner, quand Azelan se retourna avant que Caleb ne ferme la porte. Il lui sourit.

— Ne t’inquiète pas. Tu es en sécurité ici, il ne t’arrivera rien et Axel ne rentrera pas avant la nuit. Repose toi.

Sentant les larmes lui monter aux yeux pour la première fois depuis son arrivée sur Aléaura, Flora ne put que serrer les dents et hocher la tête, attendant que la porte ne se referme. Son chat lui manquait, mais on lui avait garanti qu’il arriverait quelques jours après elle. Ensevelie sous une peine indicible, elle défit ses bottes, enleva son pantalon crotté et sa veste, laissant le tout à ses pieds sur un tapis déjà taché. Elle se glissa sous les couvertures, se sentant sale dans ces draps si doux et délicats. Réalisant qu’elle n’avait pas tiré les rideaux, elle pesta contre elle-même, les larmes finissant par tomber. Elle n’eut pas la force de se lever pour les tirer. Elle s’endormit presque instantanément, mouillant son oreiller de ses larmes salées.

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Xendor
Posté le 14/07/2020
Re, un chapitre beaucoup plus intime pour Flora. Décidément, elle semble plus à l'aise auprès de gens simples. L'idée de se défaire du protocole est vraiment sympathique.

D'ailleurs, j'ai aussi beaucoup apprécié le moment où elle perd le fil et manque de brûler la table. Le fait qu'elle ne maîtrise pas ses capacités, c'est en quelque part rassurant. Cela renforce vraiment l'idée que c'est une personne normale catapultée dans le surnaturel, donc c'est super cool.

Hâte de voir comment Gabrielle se déboruillera de son côté, et pour la suite ;)
Lucchiola
Posté le 14/07/2020
Flora et Gabrielle sont deux opposées, et je pense qu'il fallait creuser les détails jusqu'au bout. Aussi, que Flo ne souhaite pas que son monde, ses habitudes changent, cela reste logique alors que malgré toute son histoire, Gabrielle vivait en sursis de quelque chose, tout en espérant enfin pouvoir agir.

Par la suite, je pense que la "normalité" de Flora et la "condescendance" de Gab seront plus frappant.

Merci Xendor !
Xendor
Posté le 14/07/2020
Oui, c'est quelque chose d'assez évident. Flora est la fille lambda propulsée en Terra Incognita, alors que Gabrielle est la femme initiée depuis sa naissance qui n'attend qu'une occasion pour un peu jeter son grain de sel dans toute cette mécanique (que je pressens qu'elle hait bien comme il faut 😕).
Pluma Atramenta
Posté le 14/07/2020
L'intrigue se ramifie, dis moi ! J'aime beaucoup le fait que Flora ait du mal à maîtriser ses pouvoirs.
Pour ce chapitre, je te félicite surtout pour la mise en place de l'atmosphère. Elle est si bien tournée ! On imagine très bien une petite maison de campagnards, avec des chevaux, un grand jardin, des hôtes avenants (même si je me méfie quand même un peu d'eux) des rideaux à carreaux, une tisane pour se consoler... tout ces petits détails qui fourmillent ont engendré un bel atmosphère. Bravo !
Petite coquille dégotée : "Flora ne pu s’empêcher de se questionner sur la décoration" (pu= put)
Puisse ton imagination s'étirer jusqu'aux étoiles !
Pluma.
Lucchiola
Posté le 14/07/2020
Hey Pluma ! J'espère que tu vas bien ! Merci d'être passée encore, et pour tes mots. La suite te donnera sûrement plus de fils à retordre !
J'ai fait la correction, je ne suis pas à l'abris de trouver d'autres coquilles me connaissant :D
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