La grande route de pierre surchargée de passants traçait son chemin dans la jungle humide avant de se jeter dans la cité. Des marchands, des travailleurs et des soldats foulaient la roche pâle, cachant au ciel ses larges figures gravés. Un peu plus loin, les maisons soigneusement ordonnées reprenaient son gris éclatant et ses bas-reliefs, dont les figures légendaires pointaient vers le Pilier.
Meztli tentait de se frayer un passage dans la foule, son petit corps broyé par la masse en mouvement. Elle joua des coudes et se retrouva au bord de la route, surélevée par rapport au sol de la jungle. Elle manqua de basculer mais se retint à un panier d’osier. Le propriétaire du panier lui jeta un regard mauvais et se dégagea. Il était blanc, il devait venir de Caèrne, le continent du nord. Elle le dévisagea alors qu’il se fondait la mosaïque de vêtements bariolés. Il était rare de voir un Helmët qui n’était pas un esclave de guerre.
— Faites place ! Faites place ! cria soudain une voix de crécerelle. Nos vaillants guerriers sont de retour !
La foule se congestionna, repoussant ses membres au bord de la route, pour laisser passer la procession. Meztli sentit son cœur s’emballer, elle tendit le cou mais ne put qu’apercevoir les étendards que brandissaient les soldats. Un groupe de serpents ailés la dépassa sans qu’elle ne puisse voir qui les tenait. Elle pesta et se faufila derrière un Talien à la carrure impressionnante, se servant de lui comme d’un bouclier pour avancer dans la cohue. Mais lui aussi avait du mal à progresser. La fillette vit la procession s’éloigner, déçue.
Caché derrière son bouclier, elle ne tarda pas à pénétrer dans la ville. Tetza, capitale de l’Empire d’Akzatii — le plus grand empire de tous les temps, comme disaient les prêtres — étendait son immensité rocailleuse sous ses yeux agacés. Elle se précipita vers la place centrale, mais la foule y était encore plus dense, attirée par le retour des guerriers. Elle ne vit rien de la cérémonie. Fébrile, elle décida de courir jusqu’à chez elle, à l’autre bout de la cité.
— Je suis là ! s’exclama-t-elle en poussant le rideau de l’entrée.
Sa mère, Citlali, était assise devant un sol garni de victuailles et sursauta.
— Ah, ce n’est que toi ! Tu m’as fait peur, je n’ai pas encore fini de tout préparer.
— Je vais t’aider, la cérémonie d’accueil est bientôt finie !
Elle s’accroupit et disposa des crevettes dans un plat de terre cuite, les mains tremblantes d’impatience.
— Tu as réussi à l’apercevoir ?
— Non, y avait trop de monde.
— De qui parle-t-on dans cette maison ? chantonna une voix joyeuse derrière elle.
Elle fit volte-face.
— Hura !
Elle se jeta dans les bras de frère, ignorant l’impact dur de sa cuirasse sur sa joue. Sa mère rejoignit l’étreinte, les larmes aux yeux. Meztli, elle, ne put rester plus longtemps immobile, elle se remit à sautiller autour du nouveau venu. Il avait fière allure dans son armure de cuir et de métal ornée de plumes. Il portait une longue queue de cheval, signe de grandeur, tenue par une hampe en os humain.
— Alors c’était comment ? Tu as vu les sauvages ? Tu en as tués combien ? Et tu as vu la neige ? Et les… plaines, c’est ça ? Elles sont si grandes qu’on le dit ?
Huracapan posa une main chaude sur la tête de sa petite sœur.
— Calme-toi et je te raconterai tout.
— Raconte-moi maintenant !
— Asseyez-vous et festoyons, proposa leur mère.
Meztli obéit sur sa couverture, retenant tant bien que mal son envie de gigoter.
— Alors, les sauvages ? reprit-elle en attrapant une poignée de crevette.
— Mmmmh.
Huracapan prit le temps de mâcher son poisson fris, mettant au supplice la fillette.
— Ils n’en restent plus beaucoup. On a réussi à vider les plaines, deux clans on été éradiqués, et une grande partie de deux autres. À ce rythme, nous aurons fini d’ici quelques années.
— C’est incroyable ! Vous faites comment ? Cucha m’a dit qu’ils avaient aussi des pouvoirs !
— Ça c’est sûr, ils en ont, mais ils ne peuvent rien faire contre la puissance d’Aktzal.
En disant ces mots, Huracapan porta une main à son front, orné d’une large et sombre spirale noire. Meztli hocha la tête avec enthousiasme.
— Surtout ton pouvoir, il est trop classe !
— Quand se tient la cérémonie de passation, d’ailleurs ? coupa Citlali.
Le visage de Hura se crispa légèrement.
— Dans une semaine.
Sa mère reposa doucement l’écuelle qu’elle tenait, son regard absorbé dans le vide. Il y eut un instant de silence que Meztli ne comprit pas. Elle haussa les épaules et se retourna vers son frère.
— Et les sauvages, ils sont comment ? Leurs pouvoirs, c’est quoi ?
Huracapan lui pinça affectueusement la joue.
— Tu es curieuse, dis moi, tu ne me laisses pas me reposer de ces trois ans de guerre !
Elle fit la moue.
— Mais… ça fait tellement longtemps… je veux te parler, moi.
Il posa une main chaude sur sa tête.
— Je comprends. Alors, je vais tout te raconter. Mais laisse-moi manger d’abord.
Elle redressa un peu le menton.
— D’accord ! Maman et moi, on t’a préparé plein de choses ! Regarde, on t’a fait du xpiayoc, et là du ajbit, et là de la…
*
Meztli sentait le corps de son frère contre elle. Son cœur qui battait pesamment. Le son qu’il produisait était profond et grave. Il se propageait dans sa propre cage thoracique, imposant un tempo puissant. Elle sourit dans cette chaleur bienfaisante, presque oubliée après tant d’années. Emplie de cette présence longtemps rêvée, son sommeil se parait d’une douceur infinie.
Mais, d’un coup, la chaleur se fit glaciale. Hura se leva, la laissant dans le silence et le froid. Elle émergea de ses rêves pour contempler le noir de la nuit. La silhouette de son frère se détachait sur la lumière relative qui perçait par la fenêtre. Il fixait le ciel, une étrange dureté ceinturait ses épaules.
— Hura ?
Il se tourna vers elle, le visage indéchiffrable. Elle se leva pour le rejoindre, tremblante. Quelque chose dans son attitude lui faisait peur.
— C’est le jour de la cérémonie de passation, murmura-t-il.
— Et c’est grave ?
Il baissa les yeux sans répondre.
— Ce qu’Aktzal m’a donné, je dois le lui rendre.
Il tendit sa paume vers la voûte céleste, une ondulation y naquit. Elle s’ouvrit en un cercle miroitant qui laissant voir l’œil de sa petite sœur. Meztli sourit.
— Après ça, nous ne nous reverrons plus.
Elle se figea.
— Comment ça ?
Huracapan poussa un long soupir.
— Je sais que tu es forcée d’assister à ça, mais ne regarde pas trop, d’accord ?
— La cérémonie ?
— Oui, la cérémonie.
Il se tourna vers elle. Il souriait, mais il semblait vouloir pleurer. Il posa une main mélancolique sur ses cheveux.
— Tu te rappelles ce que je t’ai dit avant de partir à la guerre ?
— Heu, que tu serais toujours avec moi ?
— Oui, voilà. Je serai toujours avec toi.
Elle l’étreignit, chassant son inquiétude derrière un sourire naïf.
— Mais je le sais déjà, enfin !
*
La cérémonie de passation ne se tenait pas n’importe où. Elle se déroulait sous l’ombre du Pilier. Ce monument aussi haut que le ciel arborait les saintes écritures décrivant la création du monde par Aktzal. Une immense foule s’était rassemblée pour l’occasion. Des prêtes, les soldats et leur familles, et le reste de la population, enthousiaste à l’idée d’assister au Miracle.
Meztli, en sa qualité de proche, avait été placée dans les premiers rangs. Elle tenait, fébrile, la main de sa mère non moins tendue. À sa gauche, derrière une rangée de prêtre, patientaient les soldats sortants — dont son frère —, tandis qu’à sa droite se tenaient les soldats entrants. Huracapan avait vêtu son uniforme flamboyant, il fixait la scène, le menton haut. On avait dit à Meztli qu’elle devrait être fière de lui. Elle l’était, du moins jusqu’à ce jour.
Le Grand Prêtre, H’xjryshamaphevyxseraqyum, s’avança, les contours de ses épaules épousant ceux du Pilier. Sa coiffe en or représentait un serpent ailé, dieu du ciel et du temps. Il leva ses mains pleines de bijoux vers les nuages et psalmodia de lourdes paroles.
— Nous sommes réunis aujourd’hui pour célébrer nos guerriers vainqueurs des harassantes guerres du nord. À l’heure actuelle, les hérétiques sont presque exterminés. Aktzal, Ô seigneur des cieux, Tu es encore victorieux ! Tu as béni nos soldats, leurs armes, leurs âmes, sois-en remercié ! Ces valeureux combattants vont désormais T’honorer, puisse-Tu leur accorder Ta grâce, à eux et à leurs successeurs !
H’xjryshamaphevyxseraqyum se tourna vivement vers les soldats, faisant tournoyer les larges pans de sa toge.
— Approchez, élus du Maîtres céleste !
Les guerriers s’exécutèrent, solennels. Meztli suivit son frère du regard. Puisqu’il était le meneur de sa division, il passerait en premier. Elle se serra contre sa mère, son pouls s’accéléra.
— Ô Tisseur d’orage, voici un de tes plus fervents serviteurs. Tu lui as accordé ton Miracle, il te donne désormais sa Vie. Huracapan, fils de l’espace, va rejoindre Ton créateur.
Le jeune homme s’allongea sur une large table de pierre ornée de bas-reliefs. Sa queue de cheval se tordit tout comme ses mains qui s’agitaient compulsivement. L’ombre du Grand Prête vint s’ajouter à celle du Pilier sur son torse dénudé.
— Tiens-toi prête, souffla Citlali à sa fille.
Meztli n’acquiesça pas, son corps était bien trop tendu. Elle sentit à peine le pommeau du couteau cérémoniel que sa mère glissait dans sa paume. Elle fixait les liens que les prêtres nouaient autour des membres de son frère.
— Ô divin esprit, vois ce serviteur qui T’offre son sang. Abreuve-T’en, nourris-T’en !
H’xjryshamaphevyxseraqyum leva une dague décorée de plumes au-dessus de Hura. Meztli eut envie de bondir en avant, mais la main dure sa mère sur son épaule la retint. La lame s’abattit, elle heurta violemment la peau pour y creuser un large sillon. Un liquide sombre s’échappa, ruisselant sur le torse agité de spasmes. La dague assassine s’enfonça encore, laboura la chair, y creusant un immense gouffre. Hura hurla, se débattit. Le Grand Prêtre plongea alors sa main dans sa poitrine pour en sortir son cœur palpitant. Le jeune homme disparut sous le sang déversé, soudain immobile.
— Accepte notre offrande, chéris-la ! Puisse sa Vie et son Miracle être transmis !
Un autre soldat s’approcha.
— Coyopan, reçois ce don avec déférence, il t’est offert par Ix-Huracapan ! Désormais tu seras Coyorapan !
Le guerrier s’inclina tandis que le prêtre traçait une spirale de sang sur son front.
— Maintenant, souffla Citlali.
Mais sa fille ne l’écoutait plus.
Meztli sentit son abdomen se tordre. Elle jeta le couteau qu’elle tenait et se détacha de sa mère. Ignorant ses appels, elle bouscula la foule. Elle se fraya un passage dans l’assistance hypnotisée qui s’ouvrait le poignet pour participer au Miracle. Elle manqua d’étouffer, mais elle parvint à s’en extraire. Elle dégringola les marches qui menait à la grande place. Elle sentit à peine la douleur. Le sol de pierre rougissait sous son regard convulsé. Le cœur de son frère palpitait sous ses paumes. Elle cria puis se recroquevilla, roulant au bas des marches.
Dans la tornade de ses émotions, la rage émergea. Jamais, jamais ils n’auraient dû faire ça. Hura devait rester avec elle, il le lui avait dit. Il le lui avait promis.
Un grondement déchira soudain l’air. Meztli se sentit secouée. Elle releva la tête et se rendit compte que le sol tremblait. Elle tenta de se mettre debout sans y parvenir. La terre rugissait, au vacarme se mêlait les cris de l’assemblée. Bas dans le ciel sombre, des nuages orageux se tordaient. La fillette vit une lumière percer au travers de la couche nuageuse. Elle dessina un long chemin jusqu’au Pilier dont le sommet chatouillait la brume. Un craquement retentit, Meztli fut repoussée en arrière. Son cri se perdit au milieu des autres alors qu’un intense éclat lacérait son champ de vision. Le Pilier s’embrasa, happant l’éclair féroce. Les hurlements s’évanouirent.
Meztli se redressa, les membres agités de soubresauts. Un silence rocailleux se pressait contre sa peau. Elle contempla, atterrée, les corps amoncelés, emmêlés, tordus sous le Pilier. Plus personne n’était en vie sur la grande place.
Un mur d’air vibrant ondulait autour du monument. Il grandit, gonfla sous ses yeux écarquillés. Il l’atteignit bientôt, elle sentit une onde de choc la traverser. Puis il continua son chemin, bousculant chaque être vivant sur son passage. La fillette fixa la forêt lointaine d’où les oiseaux s’envolaient par milliers.
Elle ne le savait pas encore, mais elle venait d’assister à la chute de l’Empire d’Akzatii.
"— Surtout ton pouvoir, il est trop classe !" -> Réplique qui sonne un peu artificielle
"Elle s’ouvrit en un cercle miroitant qui laissant voir l’œil de sa petite sœur." -> Laissait ?
Sinon, c'était un excellent chapitre, je l'ai trouvé très immersif, même si on se doute de ce qu'il y a derrière la cérémonie de passation, on se laisse embarquer et la chute intrigue, on se demande comment tu vas relier tout cela à l'histoire. Bref, j'ai pas grand-chose à dire hahaha à part que j'ai beaucoup aimé. Un bémol cependant : j'espère vraiment que c'est pas un point de vue supplémentaire qui s'amorce haha parce que là ça risque de faire vraiment beaucoup, surtout que tu jongles beaucoup et très vite d'un pdv à un autre, ce qui fait qu'on picore des morceaux, sans grande continuité narrative. Pour le coup, j'ai bien aimé avoir ce long chapitre sur ce seul point de vue, ça m'a permis de m'immerger beaucoup plus facilement, de saisir les personnages et de les accompagner
Bref, un début de seconde partie qui est vraiment très bon !
C'est le point de vue uniquement du prologue tkt (enfin ça veut pas dire que j'en rajoute pas dans cette partie... )